Patrice de Méritens — Vous êtes l’exemple vivant de l’amitié franco- américaine…
Mireille Guiliano — Mais oui ! J’ai paradoxalement pu l’éprouver encore tout récemment dans un taxi parisien quand le chauffeur, qui savait que j’arrivais de New York, s’est exclamé : « Mais quel enfer la circulation dans cette ville, et quelle horreur, ce pays ! » S’en est suivi une litanie des stéréotypes qui circulent en France :
« Les Américains, il n’y a que le fric, ils ne nous aiment pas, c’est la violence partout, etc. » Il est si facile, sans bouger de chez soi, d’avoir sa petite impression, en se gavant des pires séries de télévision… En fait, il faut des mois, des années, pour découvrir un pays. Après un premier séjour aux États-Unis à dix-sept ans grâce à une bourse d’études dans un lycée, je m’y suis installée à vingt-neuf ans et j’y suis encore aujourd’hui, plus de quarante-cinq ans plus tard. Tout est ouvert, tout est chance là-bas, avec, selon l’expression locale, l’opportunité de « passer des chiffons à la richesse ». Pour ce qui me concerne, avec deux maîtrises de langues et mon diplôme d’interprète de l’ISIT, j’étais pressentie pour intégrer le staff du Conseil de l’Europe, à Strasbourg, mais traverser l’Atlantique, c’était autre chose ! J’ai débuté ma carrière professionnelle comme traductrice interprète à l’ONU, avant d’entrer en entreprise. Ma mère n’avait qu’une peur : que j’épouse un Américain. Je l’ai rassurée en toute bonne foi, jusqu’au jour où j’ai rencontré Edward, mon futur mari, au cours d’un voyage en Turquie. Quand je l’ai rejoint à New York, j’ai découvert un intellectuel, professeur de littérature anglaise du XIXe siècle et de poésie américaine du XXe siècle, doublé d’un musicien. Au fil des années, il est passé du professorat à la présidence du New York Institute of Technology, et c’est avec lui que j’ai pénétré un univers auquel je n’aurais jamais eu accès à Paris. Les petits intellos du sixième, le snobisme et l’entre-soi de Saint-Germain-des-Prés, ce n’était pas pour moi, qui venais de Lorraine. New York est un monde particulier, avec un milieu intellectuel très riche dont il est difficile de se déprendre. C’est ainsi que j’ai vécu plus d’années là- bas qu’en France.
P. de M. — Cela dit, c’est bien pour votre culture française que vous avez été embauchée dans une entreprise américaine ?
M. G. — Précisément. J’étais nourrie à l’époque de Simone de Beauvoir, de Sartre, de Duras, de sociologie, de géographie et, particulièrement, d’histoire, ce qui me permettait de converser avec les universitaires comme avec les milieux d’affaires. C’est ainsi que j’ai été recrutée par une agence américaine qui avait pour client le Comité interprofessionnel des vins de Champagne, lequel représentait toutes les marques aux États-Unis. Mon éducation européenne, mon enthousiasme les intéressait, mais aussi mon « sens de l’humour so French » et mon prétendu « charisme français » ! Durant les quinze premières années, j’ai été la seule femme dans un milieu exclusivement masculin, particulièrement avide de résultats financiers, ce qui impliquait de ne pas commettre d’erreur. Là-dessus, en France comme aux USA, c’était le même combat. Pour passer de la communication à la présidence locale de la marque Veuve Clicquot, j’ai suivi une série de tutoring de marketing et de finances, jusqu’à devenir pionnière dans le monde du vin en Amérique.
P. de M. — Et ambassadrice de l’excellence française…
M. G. — Ambassadrice est un grand mot. Disons plutôt que, pour conquérir des parts de marché, il me fallait transmettre, expliquer. Bien que le champagne ne soit pas la première boisson outre-Atlantique, nul ne conteste la prédominance française qu’il incarne, les sparklings locaux ne pouvant lui être comparés, d’où une sorte de fascination pour l’excellence. Ce n’était pas qu’une soif de vin ; c’était, pour ceux auxquels je m’adressais, une soif de culture historique, notamment. Pour parler du champagne, il fallait évoquer son inventeur, Dom Pérignon, qui au premier verre se serait exclamé : « Venez mes frères, je bois des étoiles ! », mais aussi Louis XIV, le duc d’Orléans, Louis XV et la Pompadour dont la légende affirme que son sein servit de modèle à la coupe de champagne, la période des Lumières, etc., ce dont ils étaient très friands.
P. de M. — Le titre de votre premier best-seller French Women Don’t Get Fat, « Les Française ne grossissent pas », peut cependant apparaître comme une critique en creux des mœurs américaines…
M. G. — Tel n’est pas le cas, d’abord parce que je n’avais aucune prétention à écrire ce livre, ensuite parce que les femmes fortes existent dans tous les pays. Le titre est accrocheur, assurément, mais il reflète surtout la sagesse qui fait que, sans se soumettre à de multiples régimes, notre façon de nous nourrir nous a longtemps préservés de la vague d’obésité qui déferle actuellement sur la planète du fait de la malbouffe et du grignotage. C’est à titre parfaitement privé, en conseillant des amies et collègues en surpoids qui me demandaient comment je faisais pour ne pas grossir sans me priver et tout en allant au restaurant, qu’est née l’idée de cet ouvrage — initiative qui n’est absolument pas de moi. Je me suis même fait tirer l’oreille pour l’accepter, tant mon travail pour le champagne était prenant. À l’époque, à New York, tout le monde voulait écrire un livre, c’était le summum. Et tout s’est enchaîné d’une façon que d’aucuns qualifieraient de rêve américain. Un grand agent littéraire de New York s’est passionné pour le sujet, de même que Knopf, célèbre maison d’édition qui publiait Naipaul, des ouvrages littéraires, d’architecture, d’économie, et Julia Child en matière de gastronomie. Knopf ! Edward n’en revenait pas ! Six semaines après sa publication, French Women Don’t Get Fat est devenu un best- seller international qui allait culminer à deux millions d’exemplaires vendus, dont un million trois cent mille rien qu’aux États-Unis. En matière de presse, compte tenu de mes relations avec le champagne, j’ai eu droit au nec plus ultra, les grandes chaînes de télévision, CBS, NBC, les magazines Time, Wall Street Journal, etc.
Ce qui fascinait l’Américaine moyenne dans mon livre, c’était l’accroche de son titre, qui attisait une forme de concupiscence, et la France dans ce qu’elle représente de sagesse et de mesure d’une vieille nation. Les Américaines qui ont voyagé admirent l’élégance de la Parisienne qui a quelque chose d’anorexique. Or, moi, c’est tout le contraire, je ne prive personne de rien, j’apprends au tout- venant à faire des soupes, à manger simple et sain, à ne surtout pas grignoter. Ma mère, protestante de Lorraine dont l’éthique se doublait d’un bon sens de la cuisine, nous avait éduqués ainsi. De même que ma grand-mère, dont j’ai utilisé les recettes, alors que les livres de diététique soit sont contraignants en matière de régime, soit servent à vendre des paquets de nourriture par abonnement. Le fait d’être française, cette simple hétérogénéité, avec cette esthétique propre à notre pays, a été essentiel. I talk the talk, I walk the walk, et ce fut un succès avec les Américains qui ont constaté que ce n’était pas factice. Ils me voyaient manger du pain sans grossir. Le principe était d’inculquer la modération, ce qui n’est guère aisé dans ce pays de tous les extrêmes.
P. de M. — Être mariée à un Américain, est-ce le secret du bonheur ?
M. G. — Mais oui, surtout s’il s’agit d’un Américain hyper-cultivé ! De ce point de vue, je n’ai pas à me plaindre. Cela me rappelle ce mot pince-sans-rire de William Somerset Maugham qui disait que les Américaines attendent de leur mari une perfection que les Anglaises n’exigent que de leur maître d’hôtel. Somerset Maugham étant né en 1874 et mort en 1965, on pourrait croire cette époque totalement révolue avec l’avènement de la classe moyenne, le divorce généralisé, le travail et l’indépendance des femmes. Oui, certes. Et pourtant, pas totalement. Figurez-vous qu’il arrive aux amis d’Edward de lui confier combien il a de la chance d’avoir épousé une Française, « les Américaines » — je les cite — « étant hystériques et casse-pieds ». Généralités sexistes, assurément. Cependant, nombre de couples outre-Atlantique ne vivent pas l’espèce de liberté qui prévaut en France. Alors qu’une Française, moi en l’occurrence, dira à son intellectuel de mari : « Si tu veux écrire ce soir, j’irai au théâtre avec une copine », une Américaine verra dans ce type de proposition une atteinte au noyau familial. Elles croient au perfectionnisme de l’overachievement. De là à être « hystériques et casse-pieds », tout est question de point de vue… Rien n’est parfait dans ce monde, sauf le bonheur avec un Américain !