Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les frères d’armes

Laure Mandeville — Dans les cercles politiques et stratégiques, l’idée que la relation militaire entre les États-Unis et la France est excellente — meilleure que la relation politique — revient comme un leitmotiv. J’aimerais savoir ce que chacun d’entre vous en pense.

Jim Mattis — Ce que vous dites de la relation militaire entre la France et les États-Unis est tout à fait exact. La relation politique est bien plus volatile, voire parfois conflictuelle, bien que nous partagions le même attachement à la démocratie et à la liberté individuelle. Mais, en matière militaire, ce socle de valeurs politiques communes nous permet de surmonter plus rapidement nos contradictions. Il existe un lien implicite qui a commencé avant nous et dont nous avons hérité, une complémentarité naturelle entre nos armées qui traverse toute notre histoire. En dehors de certaines périodes comme la crise de Suez hier et la crise de l’Aukus aujourd’hui, nous avons toujours été en phase. Pourquoi ce lien est-il plus solide que sur le plan politique ? À cause de notre fraternité d’armes et des sacrifices que nous avons consentis. Nos deux pays défendent les démocraties et, à de nombreuses reprises, le rôle de l’armée française a été décisif. Cela a commencé avec la Révolution américaine, mais cela ne s’est pas arrêté là. Quand les Américains sont arrivés en France en 1917 — très tardivement, je vous l’accorde —, leur premier mot a été : « La Fayette, nous voilà ! » Nous avons grandi avec ce souvenir. Certains de nos bâtiments militaires portent le nom de Rochambeau et de La Fayette. Mon ami amiral sera d’accord pour dire que, dans la marine, il n’y a probablement rien de plus important que le nom que vous donnez à un navire. C’est un signe de respect historique. Est-ce que je me trompe, Édouard ?

Édouard Guillaud — Vous ne vous trompez pas. Les hommes politiques fonctionnent différemment des deux côtés de l’Atlantique, alors que les soldats se battent de la même manière. Même si nous n’avons pas les mêmes équipements, nous partageons les mêmes valeurs de base. Contrairement aux politiciens, nous les militaires devons penser simultanément le très court terme, le moyen terme et le long terme. Nous ne sommes pas candidats à une réélection. Nous sommes le bras armé de notre pays. Et, parfois, nos gouvernements nous envoient faire la guerre. Jim parlait de la volatilité de la politique. C’est exactement le terme. Les militaires doivent avoir une vision globale qui s’inscrit dans la durée. Quand ils oublient de le faire, ce qui arrive parfois, le résultat n’est pas à la hauteur de leurs espérances. Je peux vous donner deux exemples, l’un américain et l’autre français : l’intervention en Irak en 2003 et l’opération Barkhane au Mali. Nous, Français, étions persuadés qu’avec l’aide des pays voisins nous obtiendrions une réussite complète. Le problème, c’est que le succès de l’opération n’était pas le but recherché par les Maliens. Ce qu’ils voulaient, eux, c’était un État stable et prospère. Dans les deux cas, les militaires avaient pourtant averti les politiques et leur avaient dit : « Attention, soyez prudents : quels sont vos objectifs ? »

L. M. — Et vous, Jim, pensez-vous aussi qu’à la différence des politiques les militaires privilégient le temps long ?

J. M. — Les militaires, qu’ils soient américains ou français, ont le sentiment d’être les gardiens de ces étranges expériences qu’on appelle « démocraties ». Cela les oblige à garder un œil fixé sur l’horizon pour repérer ce qui peut mal tourner. Il y a de nombreuses leçons à tirer de l’Histoire. Comme l’avait noté le président Truman lorsqu’il était artilleur pendant la Première Guerre mondiale, la seule chose nouvelle sous le soleil, c’est celle que vous ne connaissez pas encore ! Dans un pays aussi jeune que le nôtre, les civils ne s’intéressent pas tellement à l’Histoire, mais l’armée américaine, elle, l’étudie avec attention. Car si vous ne connaissez pas l’Histoire, vous ressemblez à un jardinier qui essaie de planter des fleurs coupées ! De belles fleurs, certes, mais qui sont vouées à mourir.

E. G. — Vous remarquerez que, plus vous vous élevez dans la hiérarchie militaire, plus vous vous intéressez à l’Histoire. Et pour nous, gradés du monde occidental, elle commence avec Xénophon, continue avec Alexandre le Grand, César… et inclut le général MacArthur, Charles de Gaulle et d’autres. Nous sommes plus que passionnés d’Histoire, nous en sommes imprégnés.

L. M. — Lorsque vous étiez élèves dans vos académies militaires respectives, qu’avez-vous appris d’important qui a façonné votre vision de votre allié, américain ou français ? Vous, Jim, qu’avez-vous appris de la France ? Et inversement, vous, Édouard, comment était enseignée la relation avec les États- Unis ?

J. M. — Dans une école militaire, vous étudiez les alliés, les ennemis et la stratégie en général. Aucune tactique ou manœuvre opérationnelle n’est laissée dans l’ombre au prétexte qu’un ennemi l’aurait utilisée, y compris contre nous. Je voudrais souligner à quel point l’Otan a influencé l’armée américaine. Des centaines de milliers de nos compatriotes ont servi au sein de l’Otan. Or il n’y a rien de mieux pour apprendre les uns des autres que de vivre ce genre de coopération de l’intérieur. Quand on voyage en Europe, on réalise que les gens ont des intérêts différents mais que leurs valeurs sont largement identiques.

Pour revenir à l’enseignement de l’Histoire, dans les Marines, on vous donne un programme de lectures obligatoires. Quand vous êtes caporal, vous lisez un certain nombre d’auteurs. Quand vous êtes capitaine, d’autres auteurs, et ainsi de suite jusqu’au grade de général. Et on ne peut pas se documenter sur l’histoire diplomatique ou militaire des États-Unis sans tomber sur la France. Mon cas est un peu particulier car ma mère était une Canadienne française qui avait immigré aux États-Unis. Mais il est clair que les militaires ont toujours mieux compris l’importance de la relation franco- américaine que les civils parce qu’ils connaissent le sujet. Ils savent que chacun doit sa survie à l’autre, et même que la naissance de la nation américaine a dépendu de cette relation. Les Marines en sont encore plus conscients car ils naviguent aux quatre coins du monde. Ils ne se contentent pas de planter le drapeau américain sur une base en Allemagne. Ils voyagent, ce qui leur donne l’occasion d’apprécier le professionnalisme et les capacités de la marine française. Par exemple, le Charles de Gaulle est intervenu pour nous aider à combler un vide au Moyen-Orient dans la bataille contre Daech. Dans de tels cas, on est forcé de travailler ensemble car il faut que ça marche. Tous les militaires sont, en fin de compte, des pragmatiques.

E. G. — L’armée française, et pas seulement la marine, a toujours été très intéressée par ce qui se passait dans les forces armées américaines. Si je me souviens bien, la première arme jamais établie aux États-Unis a été le corps des Marines. Nous avons donc étudié comment les révolutionnaires américains s’étaient comportés au sol avec leurs petits bateaux compacts avant que la flotte française n’arrive. On s’est aussi beaucoup intéressé à la conquête de l’Ouest, à la guerre de Sécession, à la Première et à la Seconde Guerre mondiales, à la guerre de Corée, à celle du Vietnam et à tout ce qui s’est passé depuis. Nous avons étudié les réussites et les erreurs de l’armée américaine. On se souvient de l’opération Desert One, juste après l’élection de Ronald Reagan. Sur ce dossier, vous aviez toutes les cartes en main pour gagner et vous avez échoué plusieurs fois. Pourquoi ? Nous avons discuté de ces sujets avec nos partenaires américains. Puis, quelques années plus tard, nous avons déployé des opérations complexes de récupération d’otages, avec plus ou moins de succès. Nous avons tous appris de nos expériences mutuelles… Tout cela est lié à l’histoire, à notre vision partagée qui, comme Jim l’a rappelé, repose sur le lien de la démocratie. Je dirais que, pour nos deux pays, cette entente vient du siècle des Lumières, de cette effervescence intellectuelle qui a nourri la révolution américaine, puis la Révolution française. C’est sur ce socle commun que repose notre relation.

L. M. — Vous dites tous les deux que votre fraternité d’armes est fondée sur une même conception des valeurs démocratiques. Le retrait de la France de l’Otan entre 1966 et 2009 n’a-t- il pas durablement érodé la confiance réciproque entre nos deux nations ?

E. G. — Nous avons quitté la structure militaire de l’Otan en 1966 pour deux raisons majeures. L’une était que nous étions en train de devenir une puissance nucléaire. Compte tenu des efforts scientifiques et financiers que nous avions consentis, il nous était impossible d’imaginer que les armes nucléaires françaises fussent incorporées dans un pool commun. L’autre raison tenait au mode de fonctionnement de l’organisation qui mettait sur le même plan des grandes puissances comme les États-Unis et le Royaume-Uni et des petits pays comme le Luxembourg. On a reproché au général de Gaulle d’exprimer ce point de vue de manière peu diplomatique, mais c’est bien ce qu’il avait en tête. Les choses ont commencé à changer au début des années 1990 lorsque l’URSS s’est effondrée. L’Alliance atlantique s’est alors demandé où était l’ennemi. Puis l’ancienne Yougoslavie a implosé et l’Otan a dû intervenir. Depuis la première guerre du Golfe, en 1990, les militaires français n’ont cessé de dire qu’il fallait redevenir compatibles avec les standards de l’Otan. Imaginez, par exemple, un avion de chasse français qui ne pourrait pas se ravitailler sur un tanker Otan !

L. M. — Était-ce le cas du temps où la France était hors de l’organisation militaire ?

E. G. — Oui. Les avions de chasse français ne pouvaient pas le faire, alors que les avions de l’aéronavale le pouvaient. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé que les temps avaient changé. Nous avons constaté que les forces nucléaires françaises étaient bien acceptées par l’Otan, par les Américains et par le Royaume- Uni. Nous nous sommes dit : si les États-Unis acceptent les forces nucléaires françaises, le reste de l’Otan le fera aussi. Alors, quand Chirac a été élu, il a tenté une première approche auprès du président Clinton en 1995. Mais Clinton a refusé, sans raison. Six mois plus tard, Clinton a rappelé Chirac pour lui dire que ses conseillers et les militaires américains « pensaient finalement que c’était une très bonne idée ». Mais Chirac, qui n’avait pas digéré cette fin de non-recevoir, lui a répondu que c’était trop tard. C’est ainsi que nous avons perdu des années. Ce qui ne nous a pas empêchés de collaborer sur le terrain en ex-Yougoslavie. Puis Sarkozy a été élu après avoir fait campagne sur le retour dans l’Otan. J’étais l’un de ses conseillers. Pour lui, l’équation était très simple. Premièrement, nous dépensions beaucoup d’argent — la France fournissait 11 % du budget de l’Otan — et nous n’avions pas voix au chapitre. Deuxièmement, alors que le Royaume-Uni et la France maintenaient leur effort financier, les autres pays baissaient leurs contributions. Pour compenser, les États-Unis ne cessaient de mettre la main à la poche. Il est arrivé un moment où la question du partage du fardeau s’est posée.

Ce que je vais dire n’est pas très politiquement correct pour les Français, mais je comprenais la position américaine. Du coup, Sarkozy a déclaré que la France allait réintégrer les structures, à l’exception du groupe de planification nucléaire qui est surtout une sorte de classe d’enseignement destinée à faire comprendre les mécanismes de la dissuasion à des pays qui ne possèdent pas d’armes nucléaires.

L. M. — Jim, la sortie de la France de l’organisation militaire intégrée reste-t-elle gravée dans la mémoire des militaires américains ?

J. M. — Je dois avouer que nous n’avons pas compris cette décision, alors même que nous étions prêts à perdre des millions d’Américains et à aller jusqu’à la guerre nucléaire pour protéger la démocratie en Europe. Mais pour les officiers qui ont continué malgré tout à se rendre dans les écoles militaires françaises, il ne reste plus trace de cette période. Quand j’ai réalisé, à mon arrivée au Commandement central, que, des décennies après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les deux commandants suprêmes alliés étaient toujours des Américains, j’ai suggéré au président qu’il était temps que l’un de ces deux postes revienne à un Européen. J’ai recommandé qu’il aille à la France car l’armée française est reconnue pour son professionnalisme ; elle inspire le respect et la confiance. C’est ainsi que le général Abrial a été nommé.

Pour revenir à de Gaulle, c’était un homme d’un courage exceptionnel. Il était, certes, naturellement réservé, pas le genre de type que vous inviteriez pour faire la fête ! Cela dit, il avait des raisons de faire ce qu’il a fait, et Eisenhower l’avait compris. Souvenez-vous que c’est Eisenhower qui avait insisté, à la Libération, pour que ce soit la deuxième division blindée de Leclerc qui entre dans Paris. Il avait compris et rappelé qu’« une nation qui a des alliés prospère alors que les nations sans alliés dépérissent ». Si, aujourd’hui, la Russie vacille, c’est parce qu’elle est isolée. Churchill affirmait que la seule chose qui soit plus difficile que de combattre avec des alliés, c’est de combattre sans alliés. Parfois, les événements nous séparent. Je pense à la crise de Suez, pendant laquelle les Américains se sont opposés aux Britanniques, aux Français et aux Israéliens malgré l’Otan. Reste que la sortie de l’Otan n’est plus un sujet sensible, même si elle a eu des conséquences pratiques à l’époque. Les accords de standardisation ont été rompus et, comme je l’ai rappelé, nous nous sommes retrouvés dans une situation qui ne nous permettait plus de ravitailler les avions français. Mais le bon côté d’une crise, c’est qu’elle est l’occasion de faire un bilan. Et ce bilan a montré que les Français et les Américains maintenaient leur confiance et leur respect mutuel.

L. M. — Malgré cette confiance, on voit régulièrement réapparaître dans le discours politique français l’idée qu’il faudrait sortir de l’Otan pour devenir autonome et équilibrer nos relations entre l’Amérique et la Russie. Est-ce la raison pour laquelle la France a été tenue à l’écart des « Five Eyes », cette alliance du renseignement qui lie plusieurs pays anglo-saxons ?

E. G. — Encore une fois, les militaires sont des gens pragmatiques, et cela pour une raison très simple : personne ne va déménager. Ni la France ni la Russie ne vont changer de place. Certains militaires confient en privé qu’un jour il faudra bien se rapprocher de la Russie. Pas de ce régime, pas la semaine prochaine évidemment, ni même l’année prochaine. Mais dans dix, quinze ans… Nous les militaires, nous savons que nous devrons trouver une entente avec les Russes. En ce qui concerne les Five Eyes, c’est une autre affaire. Vers 1941-1942, Churchill a décidé qu’il devait être le meilleur ami de l’Amérique et il a inventé l’idée de la « relation spéciale ». Au départ, c’était une alliance qui réunissait les États-Unis et le Royaume-Uni, lequel a ensuite emmené dans son sillage trois anciens dominions, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Canada. Il ne faut pas oublier qu’en France, à l’époque, la gauche et les communistes étaient extrêmement puissants, ce qui a eu un effet dissuasif. Dans l’idéal, bien sûr, nous aurions préféré intégrer les « Six Eyes », mais nous avons trouvé les moyens de surmonter ce handicap.

J. M. — La création des Five Eyes s’explique par le fait que, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques avaient de meilleurs renseignements que les Américains sur les plans allemands. Il était capital pour nous d’y avoir accès. Notre alliance s’est développée à partir de cette époque, et s’est élargie aux pays du Commonwealth. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir une coopération très fiable avec les communautés du renseignement française, israélienne et japonaise.

L. M. — Les Américains ont tout de même choisi d’exclure la France de l’alliance Aukus (1) qu’ils ont mise en place pour contrer l’influence de la Chine…

J. M. — L’annulation du contrat de sous-marins français au profit de sous-marins américains est à l’évidence une maladresse. Je n’entrerai pas dans les détails, mais je peux vous révéler que les militaires n’ont pas participé à cette décision. Je n’en dirai pas plus. Ce qui est positif dans une relation basée sur la confiance, c’est qu’elle peut survivre à ce type de tension. Elle survivra à Aukus tout comme elle a survécu au refus de la France de soutenir la guerre d’Irak en 2003. D’ailleurs, un grand nombre de hauts gradés américains n’avaient pas recommandé d’envahir l’Irak, pour des raisons stratégiques. Nous avons obéi et nous avons fait au mieux. Tout ça pour vous dire que les crises n’entament pas la confiance qui prévaut entre nos militaires. Quand cette histoire sera terminée, on boira un coup, tous ensemble, à la crise de l’Aukus ! Et si, dans l’avenir, les choses tournent mal, nous nous retrouverons encore une fois côte à côte !

Si vous me le permettez, je voudrais ajouter quelque chose : certes, Aukus répond à des préoccupations stratégiques mais, concernant le contrat de sous-marins, les Australiens se sont tiré une balle dans le pied. L’Australie va maintenant devoir attendre une quinzaine d’années pour obtenir cet équipement, alors que le but était d’empêcher d’ouvrir une fenêtre d’opportunité pour la marine chinoise ! Actuellement, les Australiens s’en mordent les doigts.

L. M. — Avant 2003, Français et Américains avaient combattu en parfaite intelligence en Afghanistan. Et ce partenariat a continué bien après la crise irakienne…

E. G. — Au départ, les forces spéciales françaises ont été envoyées en Afghanistan en décembre 2001, en soutien des forces spéciales américaines.

J. M. — De plus, juste après 2003, quand la France a réinvesti le Sahara, nous y sommes allés ensemble. La crise n’a eu aucun impact ni en Afghanistan, ni en Afrique du Nord, ni à Djibouti. Quand nous avons eu besoin d’un point de chute, au camp Lemonnier, la Légion étrangère française nous a immédiatement ouvert ses portes (2).

L. M. — Jim, je voudrais revenir à votre expérience commune du combat, notamment en Afghanistan, où vous avez travaillé avec l’armée française. Diriez-vous que la culture militaire des deux pays est similaire ?

J. M. — La grosse différence, c’est que les militaires français mangent mieux que les Américains ! Plus sérieusement, j’ai pu observer, à tous les niveaux de l’armée française, les compétences et la maîtrise de l’outil militaire, surtout au milieu de populations civiles — un exemple dont M. Poutine devrait s’inspirer. Il n’y a pas de surprise entre nous. Quand les officiers français arrivent, ils comprennent quelle est la mission et ils passent à l’exécution. C’est pour cela que la confiance est totale entre nous. Les Américains peuvent être intimidants, parfois abrupts. Ils sont comme un gros chien bien gentil que vous emmenez à une soirée et qui renverse tous les verres avec sa queue. Les Français ne peuvent pas compter sur cet effet de masse, mais ils sont les seuls, parmi nos alliés européens, à disposer encore de toute la gamme des moyens militaires. Ce point commun nous permet de travailler ensemble. La manière dont a été menée l’opération Barkhane serait considérée comme une opération à l’économie pour l’armée américaine. Mais pour la France, c’est une opération majeure que nous avons soutenue, et nous n’avons eu aucun problème à dépêcher des troupes là-bas. Il y a entre nous un esprit de coopération qui n’a jamais été brisé. Si vous mettez un Américain et un Français ensemble, c’est comme si vous aviez la force de cinq !

E. G. — Je confirme. À cause de la taille de leurs forces armées, les Américains peuvent être vus comme un gros toutou, mais parfois aussi comme un chien un peu tyrannique. Nous sommes plus petits, donc pour nous les choses sont plus faciles. Nous sommes agiles, très réactifs, surtout lorsqu’il s’agit de planifier des opérations plus modestes, mais nous n’avons pas la même maîtrise de la logistique.

L. M. — Concernant la sécurité en Europe et la guerre en Ukraine, pensez-vous que les militaires américains et français sont en phase ? Comment gérer une guerre qu’on ne mène pas directement ?

E. G. — C’est difficile à dire parce que les Ukrainiens se battent pour leur terre. Nous ne pouvons être qu’une force réactive, pas pro- active. J’aimerais savoir ce qu’en pense Jim.

J. M. — Je suis d’accord avec vous. Poutine a virtuellement déclaré la guerre à toute l’Europe, à sa prospérité, à ses valeurs, à sa sécurité. D’un côté, il doit perdre et, de l’autre, nous ne voulons pas que cette guerre s’étende aux pays voisins et nous refusons l’escalade chimique ou nucléaire. Comment fournir aux Ukrainiens les moyens de se battre ? Voilà la question clé. Heureusement, le Kremlin est devenu, pour les services de renseignement de l’Otan, un véritable gruyère suisse. Nous disposons d’informations précieuses sur les intentions du pouvoir russe.

 

L. M. — Édouard, lorsque le président Macron réaffirme son attachement à l’autonomie stratégique européenne, ne joue- t-il pas à contretemps ?

E. G. — Tout dépend de ce que vous appelez autonomie. Bien sûr, quand on regarde les stocks d’armes des armées européennes, on voit bien qu’ils sont faibles. Et sans stocks, pas d’autonomie. Il faut trouver un moyen de réveiller les Européens. Je ne suis pas dans la tête de notre président, mais ce dont je suis sûr, c’est que nous devons fournir un effort global côté européen. Bien sûr, si cet effort est coordonné, c’est encore mieux. Et il sera avant tout coordonné par des canaux Otan.

L. M. — Jim, le stratège républicain Elbridge Colby a développé une thèse intéressante : selon lui, si les Américains veulent convaincre leurs alliés d’assumer une part plus importante de leur propre défense, ils doivent accepter de partager le « gâteau » de l’industrie de défense au bénéfice des Européens. Qu’en pensez-vous ?

J. M. — John F. Kennedy a été le premier à dire que l’Europe devait en faire plus, à un moment où l’Otan existait déjà depuis une bonne douzaine d’années. L’idée a ensuite été reprise par tous les secrétaires à la Défense et tous les présidents. Je le dis moi-même à mes amis européens : vous ne pouvez pas attendre des Américains qu’ils se préoccupent plus de la liberté future de vos enfants que vous n’êtes prêts à le faire. La Chine est un défi global, et nous devons nous allier pour défendre nos valeurs. Cela signifie qu’il ne peut y avoir d’autonomie stratégique pour nos démocraties. Mais si l’autonomie stratégique n’existe pas pour l’Europe, elle n’existe pas a fortiori pour les États-Unis. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous désengager des organisations internationales, notamment de l’Otan qui est notre alliance principale.

En ce qui concerne l’industrie de défense, rien n’empêche les Européens d’ouvrir leurs propres usines et de construire leurs propres équipements. Regardez les pays nordiques : ils sont en train de mettre au point un modèle de camion en commun. Ils n’achètent pas de camions américains, ils achètent les leurs ! Mais si certains pays préfèrent acquérir nos avions de chasse, c’est qu’ils les jugent de bonne qualité. C’est la loi du marché et c’est leur choix.

E. G. — Le problème des Européens, c’est qu’ils ont 10 modèles différents de chars, 6 types de frégates, 10 ou 15 modèles de sous-marins, au moins 5 modèles de fusils automatiques ! Cela donne un avantage considérable à l’industrie américaine qui propose de très bons équipements à de très bons prix.

L. M. — Pour conclure, j’aimerais vous demander à tous les deux d’évoquer un souvenir lié à l’armée française pour Jim, et à l’armée américaine pour Édouard.

J. M. — Ma famille avait une maison au bord de l’eau sur la rivière Columbia. Un jour, un ami d’ami, un parachutiste français dont j’aimerais retrouver le nom, est venu nous rendre visite. J’avais 16 ans, l’appel sous les drapeaux se rapprochait et me poussait à rejoindre les Marines. Ce parachutiste m’a raconté pendant deux heures et demie son expérience de la Seconde Guerre mondiale, de l’Indochine puis de l’Algérie. Je n’avais jamais entendu de récit de cette période de la bouche d’un officier français qui avait sauté sur Suez. Il avait une vision très originale de la manière dont naissait la confiance et dont elle se brisait. Cette conversation m’a donné envie de tout lire sur le sujet, des écrits de Jules Roy sur Dien Bien Phu, jusqu’au roman Rue sans joie de Bernard Fall. Elle m’a aussi éclairé sur ce qui peut arriver à l’armée d’une démocratie et m’a préparé à faire face à des situations que je n’aurais jamais anticipées. Tous les officiers français que j’ai par la suite croisés au Commandement suprême de l’Otan, dans les états-majors ou sur le terrain ont été des frères d’armes incomparables, toujours ouverts et prêts à parler sans fard. Cela a été une merveilleuse expérience.

L. M. — Et vous, Édouard, quel est votre souvenir le plus marquant ?

E. G. — C’est une sorte de mosaïque et elle commence à Annapolis en 1974, où j’ai passé deux mois dans la marine américaine et à l’Académie navale. L’un de mes professeurs était un lieutenant du nom de Mike Mullen. Quelques années plus tard, il a été nommé chef du Commandement central, alors que j’étais moi-même devenu chef d’état-major. J’ai alors eu le sentiment d’avoir bouclé une boucle. Entre les deux, il y a eu beaucoup de rencontres, sur la mer, en Afghanistan… La plus mémorable est certainement celle d’un certain Jim Mattis, qui était en partance pour l’Afghanistan et s’était arrêté à Paris, à l’aéroport du Bourget. Nous avons beaucoup parlé d’histoire et de stratégie, pour essayer de comprendre ce que nous faisions tous deux sur cette terre…

 

(1) Aukus est un nouveau pacte de sécurité trilatéral conclu par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie pour faire face à la menace chinoise dans l’Indo- Pacifique. Il a mené à la dénonciation d’un contrat d’achats de sous-marins français par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni ayant décidé d’assister cette dernière dans l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire. Ces circonstances ont suscité, sur le moment, une crise diplomatique avec Paris.

(2) Le camp Lemonnier, basé à Djibouti où la France dispose d’une base militaire importante, abritait à l’origine une garnison de la Légion étrangère. C’est aujourd’hui devenu le lieu d’une importante base militaire américaine. Militaires américains et français coopèrent activement à Djibouti, dont la situation géostratégique est capitale comme point d’appui pour la projection dans l’océan Indien et la région Indo- Pacifique.