Denis Bachelot — Le programme des Young Leaders a été créé dans le cadre de la French-American Foundation. Quelle est la finalité de cette double initiative et quel bilan pouvez-vous en tirer après plus de quarante ans de fonctionnement ?
Jean-Luc Allavena — J’ai été Young Leader en 2001, à mon arrivée dans le groupe Lagardère. En 2007, à la demande de Philippe Lagayette, alors président de la French-American Foundation, nous avons réanimé le réseau des Young Leaders. Ce réseau est la véritable colonne vertébrale de cette institution et son annuaire reflète plus de quarante ans d’histoire avec plus de 800 personnalités sélectionnées depuis sa création en 1981.
Le contexte des années 1970 est à l’origine de la création de la French-American Foundation : un climat de French bashing d’un côté et d’anti-américanisme de l’autre. Le premier choc pétrolier et ses conséquences politico-économiques ainsi que certaines divergences de vue sur notre modèle de société ont également contribué à ce mauvais climat entre les deux pays. Dans un esprit bénévole et désintéressé, des personnalités françaises et américaines impliquées dans le monde des affaires et de la politique ont estimé qu’il était temps de construire un nouveau lien entre les deux pays. Ces personnalités ont rencontré le président Giscard d’Estaing afin de lui proposer la création de la Fondation qui fut annoncée à Washington le 18 mai 1976, en présence du président Gerald Ford, lors de la visite d’État du président français à l’occasion de la commémoration du bicentenaire des États-Unis. Cinq ans plus tard, en 1981, naissait le programme des Young Leaders.
La Fondation n’est pas centralisée. C’est une structure équilibrée entre les deux côtés de l’Atlantique : French-American Foundation United States à New York et French-American Foundation France à Paris. Les deux sont indépendantes l’une de l’autre, chacune ayant son président, des directeurs généraux et des conseils d’administration indépendants. Les deux fondations ont, à la fois, leurs propres activités et des programmes communs. L’enjeu prioritaire est de bien s’entendre et d’apprendre à travailler ensemble. Cette forme d’organisation est particulièrement symbolique et structurante car elle suppose que les deux fondations s’appliquent à elles-mêmes la politique de bonne entente transatlantique qu’elles prônent auprès des autres. Rien ne vaut la preuve par l’exemple.
La première sélection des Young Leaders remonte donc à 1981 et, dès les deux ou trois premières années, on compte parmi les participants des personnalités comme Alain Juppé, Alain Minc, François Henrot, Michel Bon, côté français, et, côté américain, à titre d’exemple, Bill et Hillary Clinton. Les personnalités sélectionnées, de la classe d’âge 30 à 40 ans, ont déjà développé des parcours de haut niveau et ont déjà fait preuve de qualités de leadership qui leur permettront d’accéder aux plus hautes fonctions. L’objet du programme n’est pas de faire du prosélytisme mais de sensibiliser ces esprits à fort potentiel aux enjeux d’une bonne relation franco- américaine.
D. B. — Une fiche Wikipedia présente les Young Leaders comme une expression du « soft power » américain. Peut-on dire qu’ils représentent aussi un vecteur du « soft power » français ?
J.-L. A. — Je réponds oui, sans hésitation. Pour équilibrer le lien entre les deux nations, il faut d’abord rappeler la dimension historique qui les unit. À commencer, bien sûr, par le rôle des États-Unis en France au cours des deux guerres mondiales. En sens inverse, le rôle décisif de la France dans l’indépendance américaine reste un élément clé de cette relation. Une initiative comme la reconstitution de l’Hermione, frégate qui a transporté La Fayette en Amérique, est un symbole important de l’unité de destin entre nos deux pays. L’Histoire est la base de cette relation et, chaque fois qu’une difficulté surgit entre nos deux nations, nous revenons à ces liens indéfectibles.
Cette mémoire historique commune ainsi que les dimensions politique, économique et culturelle, sont enseignées aux Young Leaders au cours des séminaires auxquels ils participent. Un dirigeant français doit connaître les principaux piliers sur lesquels repose la relation franco-américaine et, réciproquement, un dirigeant américain doit savoir pourquoi il est important d’entretenir de bonnes relations entre son pays et la France et quelle est la place de cette dernière dans le monde.
D. B. — Plus concrètement, comment se manifeste ce « French soft power » ? Pouvez-vous donner des exemples concrets où le réseau des Young Leaders a permis d’améliorer les relations franco-américaines ou de désamorcer des crises ?
J.-L. A. — Il se manifeste par une action dans la durée sans rôle officiel ou interventions publiques. Un bon exemple, dans la période de forte tension franco-américaine liée à la crise irakienne de 2003 : la diplomatie de chaque côté de l’Atlantique était dirigée par deux Young Leaders — Alain Juppé et Hillary Clinton —, ce qui a certainement permis de mieux nous comprendre et de limiter les conséquences les plus graves du désaccord entre notre deux nations.
Si vous prenez un épisode plus récent, celui de l’affaire des sous-marins australiens à l’automne 2021, au moment précis où se tenait à Paris la célébration du 40e anniversaire du programme Young Leaders : le président Macron, lui-même Young Leader, a reçu le 21 octobre une délégation de la Fondation — composée notamment de Young Leaders, cinq Français et cinq Américains — afin de contribuer à apaiser les tensions, montrant ainsi que, dans les moments où les relations sont difficiles, la diplomatie officielle peut compter sur d’autres liens plus informels mais très efficaces. Autre épisode significatif : en 2015, année où nous fêtions le 40e anniversaire de la Fondation, les États-Unis, dans le cadre de la COP21, exprimaient leur distance par rapport aux accords de Paris. Si nous avons pu néanmoins maintenir le dialogue avec les Américains, c’est grâce à une manifestation rassemblant 700 personnes dans la galerie des Batailles à Versailles. Des échanges ont eu lieu avec l’ambassadeur de l’ONU pour le climat, Michael Bloomberg, en présence de Valéry Giscard d’Estaing et de Nathalie Kosciusko-Morizet, une Young Leader. Au cours de ces rencontres, nous avons pu commenter les négociations de la COP21 en exprimant les divergences en douceur et en évitant les confrontations brutales.
Ce « soft power » se manifeste donc dans un jeu subtil de liens croisés, qui sont pour l’essentiel ouverts. J’insiste là-dessus. Ce n’est pas un réseau que l’on pourrait qualifier de société secrète. Notre rôle est d’informer toutes les personnes concernées et, le cas échéant, d’expliquer.
D. B. — N’y a-t-il pas une contradiction dans la relation entre la France et les États-Unis ou entre l’Europe et les États- Unis, du fait que nous sommes des alliés politiques et, en même temps, des rivaux économiques ? On pense tout particulièrement à l’extraterritorialité du droit américain qui permet d’infliger des amendes faramineuses aux entreprises européennes concurrentes. Alors, jusqu’où peut aller cette rivalité sans qu’elle ne devienne conflictuelle face à des enjeux économiques parfois vitaux, en particulier dans le secteur de l’industrie militaire où Français et Américains se retrouvent souvent en concurrence frontale ?
J.-L. A. — Pour moi, nous devons éviter les règlements de comptes en misant sur une relation sur le long terme aussi équilibrée que possible, un dialogue grâce aux liens humains qui ont été tissés. C’est également utile pour promouvoir des idées et des projets communs et contribuer à résoudre, de manière défensive, les situations de crise.
Cette action fondée sur le dialogue et les liens personnels se transmet — c’est une des caractéristiques des Young Leaders — à travers les générations depuis plus de quarante ans. Je peux dire que, personnellement, j’ai par exemple beaucoup appris d’Alain Juppé, notamment de la richesse de son parcours politique et diplomatique.
On peut également évoquer des représentantes du monde des médias, comme Christine Ockrent. Pour l’anecdote, Christine raconte que durant le séminaire de 1982, Hillary Clinton, sélectionnée Young Leader un an avant son époux, déclarait avec conviction : « Quand mon mari sera président des États-Unis… » C’était dix années avant que Bill n’entre à la Maison-Blanche !
D. B. — Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a, dans une déclaration récente, appelé les Européens à réagir fermement au programme américain de subventions massives des industries nationales destinées à favoriser leur transition énergétique. Une initiative, selon le ministre français, qui menace la compétitivité des industries du Vieux Continent. La dégradation actuelle de la situation économique, entre hausse des prix de l’énergie, inflation et hausse des taux, ne risque-t-elle pas d’aggraver les conflits autour des enjeux économiques et de durcir, en conséquence, les relations politiques ?
J.-L. A. — On peut d’ores et déjà observer que les relations se sont durcies et que les réseaux dont je viens de parler ne suffisent pas à résoudre tous les problèmes. Il y a des données objectives qui structurent la relation transatlantique. Si l’on évoque le monde financier, il est de fait dominé par les États-Unis : la moitié des actifs dans le monde sont gérés depuis les États-Unis. Les banques américaines sont une puissance dominante, le dollar demeure la devise centrale qui règne sur l’économie mondiale et dont on peut voir aujourd’hui la force. Je le répète : les tensions que ces réalités peuvent susciter dépassent largement les capacités de groupes d’individus dévoués et désireux de les résoudre. Certaines de ces tensions relèvent du niveau européen ; le sujet qu’évoque le ministre est celui des aides américaines versus celles de l’UE, notamment dans le domaine aérien, sur fond de combats historiques entre Boeing et Airbus. Au-delà du domaine économique, de nouvelles tensions se manifestent dans un domaine qui nous concerne tous, celui de la lutte pour la sauvegarde de la planète. Nous ne pouvons pas avoir des écarts aussi colossaux entre les positions, en son temps, du président Trump et celles adoptées par les accords de Paris, dont il a, en 2018, dénoncé les termes après trois jours de négociations et de dialogue lors de la visite d’État du président Macron à Washington. Les tensions autour des enjeux économiques, énergétiques et d’environnement sont désormais plus violentes, et la France ne peut répondre seule sur ces sujets ; cela plaide pour plus d’Europe et milite en faveur de programmes communs Europe/ États-Unis et pour la mise en place de commissions techniques plus nombreuses capables de poser des diagnostics incontestables, en particulier sur les questions concernant le climat. Nous avons parmi les Young Leaders des personnalités — je pense à Jean-Marc Jancovici — parfaitement à même d’expliquer très concrètement les enjeux climatiques à des homologues américains. D’autres sujets de tensions permanentes autour du nucléaire et de l’accord iranien de non-prolifération sont tout aussi concernés.
Dès que des liens personnels peuvent être activés, les situations de conflit ont une chance de s’améliorer. Prenez, par exemple, dans son rôle de secrétaire d’État, Tony Blinken, Young Leader, francophone et francophile ; il est évident qu’il constitue un atout extrêmement favorable pour la relation entre les deux pays. Cela était déjà le cas lorsque John Kerry, alors secrétaire d’État, avait demandé à l’ambassadeur des États-Unis en France, Charles Rivkin, de rencontrer des chefs d’entreprise français afin d’établir un dialogue direct avec eux. Comme on le sait, John Kerry parle parfaitement le français, a de la famille en France et Charles Rivkin, lui, a passé deux années comme étudiant à Rennes. C’est la French- American Foundation France qui avait réuni les dirigeants pour cette rencontre importante, démontrant, une fois de plus, que tout ce qui crée des liens entre les personnalités est favorable à l’équilibre du monde et à la relation plus particulière entre les États-Unis et la France. Ce lien est mis à la disposition de l’intérêt général dans le cadre européen. Nous sommes des guetteurs, des lanceurs d’alerte de la relation franco-américaine ; et cela, afin d’en préserver le destin commun scellé par l’Histoire, au-delà des vicissitudes de l’actualité.
D. B. — Comment voyez-vous aujourd’hui la relation franco- américaine, avec ses forces et ses faiblesses ?
J.-L. A. — Premièrement, cette relation est construite sur des fondations solides qui ne peuvent être modifiées puisque, comme nous l’avons dit, elles reposent sur l’Histoire. Personne ne peut les contester. Il existe cependant des différences qui ne s’effacent pas : celles, entre autres, de la conception du capitalisme et du modèle de société. Des projets communs de toutes sortes et une plus grande coopération permettraient de limiter les sources d’incompréhension et de rapprocher les deux pays. Je pense, en revanche, qu’il existe une admiration mutuelle : les Américains admirent la culture française. J’en veux pour preuve le nombre d’institutions bénévoles tournées vers la culture française, du type French Heritage Society qui défend le patrimoine français. Sans oublier les amis de Versailles, les amis du musée Rodin, les amis de Chambord… La liste est longue. On peut aussi voir comment les grands groupes de luxe français impressionnent les Américains. Il existe un vrai respect mutuel.
D. B. — D’après votre expérience d’homme d’entreprise, ces projets communs sont-ils réalisables ?
J.-L. A. — Le fonds Apollo, dont je suis le partenaire, a mené, en quinze ans, plus de quinze opérations d’investissements majeures qui ont permis de développer des entreprises comme Pechiney, Verallia, Vallourec, Latécoère, Ingenico. Nous avons des participations et des investissements croisés avec des équipes franco-américaines qui travaillent en harmonie et qui réussissent à bien fonctionner. Pour en revenir au programme des Young Leaders, si vous mettez en évidence, chez des trentenaires prometteurs, ce qui marche bien et ce qui est à améliorer dans la coopération franco-américaine, vous favorisez dans la durée la résolution des problèmes. Il est fondamental de préparer les futurs dirigeants à une bonne connaissance de leurs homologues de part et d’autre de l’Atlantique.
Dans cette logique, la French-American Foundation France a lancé en 2014 une grande cyber-conférence qui s’est tenue à Washington. Cette initiative a permis de créer un pôle de coopération entre les deux pays autour de la lutte contre la cyber-criminalité. C’est un exemple concret de projet commun initié par des bénévoles, qui peut être dupliqué dans bien d’autres domaines.
D. B. — Sans vouloir jouer les esprits chagrins, on ne peut éviter de se poser la question suivante : les entreprises rachetées et sauvées ne répondent-elles pas, d’abord, à des opérations de transfert de technologies qui affaiblissent l’économie française ? On pense aux controverses qui ont eu lieu lors du rachat des activités turbines d’Alstom par General Electric…
J.-L. A. — Sur ce sujet sensible, il faut d’abord savoir que, lorsqu’il s’agit d’investisseurs financiers, ce sont les équipes qui sont américaines, pas le capital, qui est mondial. Les équipes peuvent être basées dans différentes parties du monde. Précisons, par ailleurs, que la levée de capital d’un fonds américain passe par les grands fonds souverains, les grands fonds de pension, les grandes fortunes privées à l’échelle internationale.
D. B. — Le monde devient de plus en plus multipolaire. Comment concilier les liens très forts d’intérêts partagés que nous avons avec les États-Unis et les liens que nous devons développer de plus en plus avec de nouvelles puissances dominantes ? On pense, bien sûr, prioritairement, à la Chine…
J.-L. A. — Pour répondre rapidement à votre question, je pense que l’un n’exclut pas l’autre. La preuve : la Fondation franco- chinoise et les Young Leaders franco-chinois ont été créés par quatre Young Leaders que j’avais moi-même recrutés. Il n’y a rien d’incompatible dans cette démarche ; nous nous engageons en faveur d’une ouverture sur le monde, au bénéfice de notre pays. La multiplicité des liens permet de penser et d’agir beaucoup plus large. Rappelons, par ailleurs, qu’au-delà des liens exclusifs qu’elle tisse dans ses relations bilatérales la France est très présente dans les relations multilatérales où elle joue un rôle majeur dans les grandes organisations internationales. Enfin, le niveau européen est essentiel dans l’engagement de nombreux Young Leaders. Nous prenons en compte l’ensemble de ces niveaux d’action.
D. B. — Pour conclure cet entretien, une question s’impose : comment devient-on Young Leader ?
J.-L. A. — Pour l’essentiel, le processus se déroule au travers d’une recherche concertée. Chaque année, en octobre-novembre, les anciens Young Leaders, les membres du board, les sponsors et quelques personnalités qualifiées sont contactés par courrier afin qu’ils identifient les meilleurs profils désireux de présenter leur candidature. Le premier trimestre est consacré à la réalisation des dossiers, puis un jury rencontre les candidats et sélectionne les heureux élus. Nous agissons avec une volonté de structurer et de diversifier nos choix pour avoir une représentation la plus équilibrée possible de la société française, notamment une parfaite parité hommes-femmes, dans les grands secteurs politiques, économiques, culturels, mais aussi des personnalités hors du commun. C’est avec le même état d’esprit que nous avons également intégré dans le programme le spationaute Thomas Pesquet, qui a fait sa déclaration de candidature dans l’espace au moyen d’une vidéo. Un grand moment !
La sélection est publiée en mai et rendue publique ; quant à la nouvelle promotion, elle est présentée à l’assemblée générale de la Fondation lors de son gala annuel. Puis, au mois de septembre- octobre suivant, nous organisons deux séminaires annuels de quatre jours chacun, un aux États-Unis et l’autre en France. Cet événement se déroule en deux séquences. La première consiste à découvrir les lieux les plus emblématiques de l’endroit où se déroule le séminaire. La deuxième consiste en échanges avec un intervenant, souvent un ancien Young Leader, sur des thèmes forts de l’actualité de la relation transatlantique. Après le séminaire, les Young Leaders assisteront durant toute leur vie à des réunions régulières en fonction des circonstances. Chaque demi-décennie, tous les Young Leaders, depuis l’origine, se retrouvent d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Une fois Young Leader, vous l’êtes pour la vie !