Politique Internationale — LVMH est le premier groupe mondial du luxe, et la France détient également la première place dans ce secteur. Le public américain perçoit-il votre Groupe dans son identité française comme un ambassadeur d’une forme d’excellence française et d’art de vivre à la française ?
Bernard Arnault — Permettez-moi de vous livrer une anecdote qui, à mon sens, traduit parfaitement ce que nos Maisons véhiculent à l’international et, singulièrement, aux États-Unis. Il y a plus de 40 ans, en me rendant à New York, je discutais avec le chauffeur de taxi. Nous parlions de la France qu’il aimait et je lui ai demandé s’il connaissait Georges Pompidou, président français à l’époque. Il m’a répondu : « Non, mais je connais Christian Dior. » À cet instant, j’ai pris conscience que ce nom était magique et que cette Maison représentait notre pays à travers le monde ; et que c’était, après Napoléon, le nom français le plus connu au monde. Et je me suis dit, il n’y a aucun domaine plus porteur que celui qui consiste à faire connaître le savoir-faire français.
Aujourd’hui, cette philosophie demeure dans les 75 Maisons qui composent notre Groupe et fait la fierté de nos 200 000 collaborateurs dans le monde. Nos clients et nos créateurs sont très attachés à notre histoire et à notre héritage ; nos départements patrimoine et archives n’ont rien à envier à ceux des plus grands musées. Et ce n’est pas une fantaisie, c’est une nécessité, car j’estime que nous avons le devoir de préserver ce savoir-faire qui a parfois plusieurs siècles. Pour y arriver, naturellement nous créons de nouveaux produits et de nouvelles expériences, mais ils doivent toujours se rattacher à l’histoire de la Maison.
En fait, l’histoire de nos Maisons se conjugue avec celles des grandes capitales européennes et elles en sont aussi de formidables ambassadrices. Récemment, nous avons ouvert au public les portes des ateliers de la plupart de nos Maisons pour les Journées particulières. 200 000 personnes s’y sont pressées le temps d’un week-end pour découvrir la magie du geste qui se cache derrière des produits durables et d’exception. Nous avons ouvert les portes de sept sites aux États-Unis dont deux n’avaient jamais reçu de public : le ranch Rochambeau de Louis Vuitton au Texas et l’atelier de design de Tiffany au cœur de Manhattan. Nous cherchons aussi en permanence de nouvelles manières de valoriser notre héritage — que ce soit à travers les défilés, l’une des principales vitrines du Groupe, mais aussi à travers les très nombreuses expositions organisées tout au long de l’année. En ce sens, Louis Vuitton, par exemple, n’est pas seulement une maison de mode et de maroquinerie, mais surtout une maison de culture. La Fondation Louis Vuitton se diffuse et infuse partout dans le monde avec la même singularité ; depuis sa création, elle a déjà accueilli plusieurs millions de visiteurs en provenance du monde entier.
P. I. — Les résultats du groupe LVMH en 2022 montrent que les États-Unis demeurent votre premier marché (27 % du CA). Que pouvez-vous nous dire des performances dans cette zone ?
B. A. — Les États-Unis ont toujours été un poumon économique pour notre Groupe, représentant très régulièrement plus de 20 % de notre chiffre d’affaires au cours des derniers exercices. Cette année, les États-Unis représenteront le premier marché du Groupe, c’est une fierté et aussi une juste reconnaissance du travail remarquable mené par nos équipes. Les États-Unis sont plus qu’un simple marché, véritablement le troisième pilier de notre Groupe après la France et l’Italie. Nous avons douze Maisons américaines, treize sites de production, plus de 1 000 boutiques et près de 42 000 collaborateurs. Investir et nous y développer est une stratégie de long terme que nous mettons en œuvre depuis plus de trente ans, et nous n’en sommes qu’au début.
P. I. — La branche Mode et Maroquinerie du groupe table sur le Made in USA par la création de sites de production, avec trois ateliers de maroquinerie (deux en Californie, un au Texas). Comment se déroule le « dialogue » entre le Made in France et le Made in USA ?
B. A. — Le Made in France ou le Made in Italy, pour nos Maisons italiennes, demeurent le cœur de notre activité manufacturière et cela ne changera pas. Notre histoire est intrinsèquement liée à nos deux pays d’implantation, la France et l’Italie. La seule exception demeure aux États-Unis avec nos trois ateliers Louis Vuitton en Californie et au Texas qui fabriquent certains produits de maroquinerie à destination exclusive de la clientèle américaine mais qui intègrent le même niveau d’artisanat et d’excellence que notre maroquinerie produite en France. En Californie comme au Texas, nous avons formé des maroquinières et maroquiniers qui ont tous un amour du cuir et ont acquis l’extraordinaire savoir-faire Louis Vuitton. C’est loin d’être anodin d’avoir choisi un ancien ranch appelé Rochambeau pour y implanter notre atelier au Texas.
Mais cela demeure une exception qui traduit aussi, d’une certaine manière, la relation particulière que nous entretenons avec les États-Unis. Même si nos Maisons demeurent fièrement arrimées à leur pays d’origine, c’est aussi là qu’elles ont écrit leur histoire et qu’elles puisent leur inspiration pour continuer à innover et à créer les produits les plus désirables qui font connaître au monde la culture et le savoir-faire français.
P. I. — Vous évoquiez, face au président des États-Unis, lors de l’inauguration de votre atelier de maroquinerie au Texas en octobre 2019, la question de la contrefaçon aux États- Unis, notamment sur de grands sites de commerce en ligne. Ce dossier a-t-il évolué depuis lors dans le sens que vous souhaitiez ?
B. A. — La contrefaçon est plus qu’une problématique, c’est un véritable fléau car elle est animée par des organisations criminelles ou terroristes. À l’échelle mondiale, on estime que le volume de la contrefaçon, dans son ensemble, représente un revenu annuel criminel de 700 milliards de dollars environ et cet argent alimente ensuite de nombreux trafics et actions violentes. Nous travaillons étroitement avec les pouvoirs publics et les grands acteurs digitaux (plateformes, réseaux sociaux) partout dans le monde pour traquer et éradiquer ces trafics. Nous le faisons pour protéger les acheteurs de ces produits car la majorité d’entre eux ignorent que les biens qu’ils achètent sont faux. Les acteurs criminels, qui ont constitué de vastes réseaux de production et de logistique pour copier les vrais produits, réalisent bien souvent des produits dangereux et trompent les acheteurs.
Prenons le cas des parfums qui font partie des produits les plus couramment contrefaits : aucun contrôle n’est effectué sur leur composition, ce qui provoque parfois des brûlures — ou pire — chez ceux qui les achètent.
La plupart des pays sont globalement très réceptifs à nos mises en garde et notre département de lutte anti-contrefaçon travaille étroitement avec les services de police ou de douanes partout dans le monde, sans parler de la surveillance d’internet et des réseaux sociaux sur lesquels il est possible de trouver en quelques clics de vulgaires copies.
La récente évolution de la législation au niveau européen va davantage contraindre les plateformes à mieux surveiller et à faire retirer plus rapidement tout ce qui a trait à la contrefaçon. C’est une première étape mais, à ce jour, je constate que les grandes plateformes, notamment les réseaux sociaux, ne font que le strict minimum pour lutter contre ce fléau mondial. Toutefois, une décision récente de la Cour de justice de l’Union européenne vient de mettre en cause leur responsabilité, notamment pour la vente et la promotion de produits contrefaisants via leur « market place », ce qui va dans le bon sens.
P. I. — Tiffany connaissait une phase de difficultés, avec des résultats en baisse, quand vous l’avez rachetée en janvier 2021. Après deux exercices au sein de LVMH, quelle est la situation économique de cette prestigieuse marque américaine ?
B. A. — Tiffany est la marque de luxe américaine la plus célèbre. Aux États-Unis, c’est une institution ; chaque Américaine ne rêve-t- elle pas d’une bague de fiançailles Tiffany ? Tiffany est une Maison désirable à l’histoire forte et profondément américaine. Néanmoins, elle avait stagné pendant cinq ans avant notre intervention en 2019, alors que pendant la même période le marché était en pleine croissance. Nous avons entrepris un vaste plan de modernisation des boutiques, d’évolution des produits et de modernisation de la communication. Tout en nous concentrant sur la prolongation de l’histoire magnifique de Tiffany et les qualités incroyables de ses produits.
Malgré l’ampleur de ce programme, la « belle endormie » s’est déjà bien réveillée et les deux derniers exercices ont été des années records pour Tiffany. Pourtant, sa boutique emblématique située sur la 5e Avenue à New York était fermée pour une refonte complète. Cette année, nous aurons le plaisir de réouvrir cet espace mythique et il sera, je crois, à nouveau un lieu culte pour New York, les États-Unis et le monde.
P. I. — Vous aviez déclaré, en novembre 2019, lors de l’accord de rachat du joaillier Tiffany par LVMH, « c’est une icône de l’Amérique qui devient un peu française ». Comment les Américains ont-ils vécu ce passage sous pavillon français d’un symbole du rêve américain, magnifié par Hollywood ?
B. A. — Intégrer le groupe LVMH, c’est à la fois devenir un peu français et, en même temps, intégrer notre famille. Surtout, c’est bénéficier de l’appui d’un Groupe qui a toujours développé ses Maisons en veillant, dans tous les détails, à ce qu’elles conservent leur authenticité et leur désirabilité. Alors oui, elle devient un peu française car elle rejoint un groupe qui bat pavillon tricolore, mais Tiffany reste et demeurera une Maison américaine, créée il y a plus de 200 ans et qui est l’une des incarnations les plus fortes du fameux « American Dream ».
P. I. — Quelles sont les caractéristiques les plus marquantes qui rapprochent ou séparent les cultures d’entreprise française et américaine ?
B. A. — Dans ma carrière et dans ma vie, j’ai eu la chance de me rendre de très nombreuses fois aux États-Unis, j’y ai même résidé quelques années au début de la décennie 1980. J’entretiens donc un rapport très particulier avec ce pays qui donne l’impression que tout est possible à condition de s’en donner les moyens et de consentir les efforts nécessaires.
Sans aller dans le cliché d’un climat plus favorable aux affaires, je dirais plutôt que les États-Unis conservent une part d’optimisme et de confiance en soi à toute épreuve qui les aident à traverser les crises, même les plus marquantes… Alors qu’en France nous sommes peut-être plus réservés, moins confiants dans l’avenir, plus critiques sur l’économie libérale bien que nous vivions dans le plus beau pays du monde, et dans l’un de ceux qui a le plus grand potentiel de développement de son économie.
Je rêve que l’entrepreneuriat en France ne soit plus uniquement vu sous un prisme économique, critiqué par une partie de la « bien-pensance » idéologique, mais bel et bien comme une manière de servir son pays et ses habitants en réalisant des choses concrètes et utiles, qui favorisent le niveau de vie. Quand nous aurons réussi à changer cela en France, nous pourrons nous aussi inventer les GAFAM de demain.
P. I. — Le marché américain est-il toujours, pour la France et l’Europe, un annonciateur précieux des tendances à venir en matière de consommation ? Sephora, notamment, a annoncé l’année dernière l’ouverture de 260 boutiques aux États-Unis, le projet d’expansion le plus ambitieux du distributeur depuis son installation sur le marché américain il y a plus de vingt ans. Cela signifie-t-il que LVMH mise toujours sur le futur des magasins physiques malgré le développement constant du commerce digital ?
B. A. — En effet, depuis toujours, les États-Unis constituent l’un des laboratoires qui nous permettent d’identifier les tendances qui vont émerger dans le monde. En ce sens, ce que nous avons accompli aux États-Unis avec Sephora a été fondamental pour accélérer la croissance de cette marque sur d’autres marchés en Europe. Là-bas, nous nous sommes rendu compte que la dimension expérientielle de Sephora constituait un marqueur essentiel de sa popularité.
Naturellement, la qualité de son offre unique y contribue aussi ; mais si l’on vient pour un produit en boutique, on y revient ensuite pour l’expérience vécue.
Dans un monde où internet est devenu central, la boutique reste un point d’ancrage très fort. Nous avons considérablement investi dans l’e-commerce, en particulier depuis le COVID, mais nous continuons à investir encore plus dans nos boutiques. Elles offrent un contact qu’internet ne peut pas compenser… pas pour l’instant du moins.
Rien ne remplace le plaisir de franchir la porte d’une boutique Dior, Vuitton ou Celine pour y vivre une expérience unique que même le meilleur site internet ne peut reproduire. C’est aussi toute cette magie du contact personnalisé, toutes ces surprises que présentent bien souvent nos boutiques. Nous souhaitons garder cette part de magie ; nos boutiques sont des lieux de vie, de plaisir et de découvertes, bien au-delà de l’acte d’achat en lui-même.
P. I. — En termes culturels, les notions de luxe et de beauté affichent- elles des différences sensibles entre la France (ou l’Europe) et les États-Unis ?
B. A. — Un des défis du Groupe est de maintenir la spécificité et l’identité de nos Maisons en s’adressant à un marché mondial avec des produits qui deviennent souvent des best-sellers sur la planète.
Un produit imaginé dans l’atelier historique de Christian Dior, avenue Montaigne, peut plaire en Europe, comme aux États- Unis ou en Chine. Et si le « beau » est évidemment très subjectif, les produits et expériences que nous proposons traduisent une forme d’universalisme ; un sac Capucines de Louis Vuitton ou un Lady Dior demeurent des icônes partout dans le monde.
C’est aussi la force de notre Groupe qui sait faire rêver avec une part de l’histoire de France, de l’Italie ou des États-Unis par exemple.
P. I. — Vous êtes devenu un acteur important du vignoble américain, avec des achats de crus prestigieux dans la Napa Valley en Californie. Peut-on parler d’une culture franco-américaine du vin (échanges de savoir-faire, conséquences pour le vignoble français) ?
B. A. — Joseph Phelps constitue le troisième domaine du portefeuille Moët-Hennessy aux États-Unis et c’est certainement l’un des plus prestigieux ! Il trouve toute sa place auprès de nos autres grands vins distribués aux États-Unis comme Cloudy Bay produit en Nouvelle- Zélande, un vin blanc exceptionnel, ou Whispering Angel, le fameux rosé de Provence créé par Sacha Lichine. Tous deux remportent un tel succès aux États-Unis que nous nous retrouvons régulièrement à court de bouteilles. Et nous voulions un excellent vin rouge pour venir compléter notre offre ; avec Phelps et sa célèbre cuvée Insigna, je crois que nous avons trouvé une maison familiale de grande qualité, qui correspond parfaitement à nos valeurs.
Comme le Bordelais ou la Bourgogne, la Napa Valley est une grande terre de vins mais elle a beaucoup souffert ces dernières années en raison des incendies qui frappent la Californie. Nous y avons d’ailleurs perdu un vignoble, Newton. Ce que nous avons vécu en Californie nous permet aussi de tirer des enseignements pour d’autres vignobles en France et dans le monde, notamment sur la dimension environnementale.
C’est l’un des rares secteurs que nous avons mutualisé à l’échelle du Groupe, dans un grand centre de recherche et développement implanté en Champagne. Cela nous permet de centraliser un nombre important de données qui nous aident ensuite à mieux anticiper les grands phénomènes météorologiques ou climatiques qui peuvent être dévastateurs pour nos vignes.
P. I. — Permettez-moi de revenir un instant sur un point que vous avez évoqué au début de notre entretien : pourrait-on dire que l’industrie du luxe est une forme de soft power à la française, sachant que vous avez intégré dans votre Groupe de nombreuses marques étrangères ?
B. A. — La mode et le luxe dans son ensemble représentent évidemment bien plus qu’un simple secteur d’activité. Quand nous parlons de Christian Dior, Louis Vuitton, Hennessy, Dom Pérignon, Celine, Guerlain, etc., c’est un peu de l’histoire de France que nous parlons et que nous faisons connaître dans le monde. Une robe ou un sac Christian Dior, c’est un peu Paris, une bague Tiffany, c’est un peu l’Amérique, une cape Fendi, c’est un peu la dolce vita à l’italienne…
De fait, nos Maisons sont plus que des Marques, ce sont aussi des ambassadrices culturelles de leurs pays d’origine. Si l’image de ces pays ou de ces villes est étroitement liée à nos Maisons, nous nous mobilisons aussi fortement à leurs côtés pour des projets de mécénat de grande ampleur. Tout le monde se souvient de notre engagement pour la restauration en cours après le terrible incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris ; mais nous avons également contribué à la rénovation du château de Versailles, du Louvre ou encore du Colisée à Rome, entre autres initiatives...
P. I. — Le philosophe des Lumières Montesquieu parlait du « doux commerce » pour évoquer le rôle pacificateur des échanges dans les relations entre les peuples. Aujourd’hui, nous constatons des tensions de plus en plus dures dans les relations internationales autour des enjeux commerciaux. La Chine bouscule la hiérarchie des nations issue du XXe siècle, et l’Europe et les États-Unis, alliés politiques, se retrouvent fréquemment en situation de conflits commerciaux. Ces tensions sont-elles susceptibles d’affecter le secteur du luxe, extrêmement mondialisé par nature ?
B. A. — Dans ma vie professionnelle, j’ai eu largement l’occasion de me rendre compte des effets positifs ou négatifs de telle ou telle politique censée favoriser un pays par rapport à un autre. En l’espèce, de telles règles sont en général un pari perdant- perdant qui, d’ailleurs, sera souvent abrogé ou amendé par un autre gouvernement du pays concerné. En tant qu’entrepreneur, je crois profondément en la liberté d’accomplir et d’entreprendre. Je comprends que des barrières puissent être érigées pour tel ou tel secteur à des fins protectionnistes ou diplomatiques mais ce n’est jamais bon pour l’économie mondiale car cela constitue autant de freins qui vont limiter la croissance des entreprises, leur capacité à créer de la valeur, de l’emploi, et donc plus généralement le niveau de vie des habitants des pays en question.