Les Grands de ce monde s'expriment dans

Reims l’américaine

Savez-vous que c’est à Reims, la plus grande ville martyre du premier conflit mondial, que les États-Unis ont posé les jalons de la solidarité internationale d’après-guerre moderne ?

Après la Grande Guerre, les États-Unis ont aidé financièrement, matériellement et humainement plusieurs pays européens — y compris l’Allemagne dont la population peinait à se nourrir — à se relever de désastres d’une ampleur sans précédent. Mais c’est surtout en France, principal théâtre des opérations militaires, et particulièrement à Reims, que cette assistance s’est avérée la plus importante, la plus diversifiée et la plus symbolique. Cela a été rendu possible non seulement par l’action gouvernementale, mais aussi par la forte mobilisation du peuple américain.

Le développement exponentiel de l’action humanitaire américaine au cours de la guerre doit beaucoup à Woodrow Wilson, le premier président à rompre avec l’isolationnisme établi dès 1796 par George Washington et réaffirmé par James Monroe en 1823. C’est le président Wilson qui pousse le Congrès à voter l’entrée en guerre en avril 1917 pour des raisons qui tiennent à la fois de l’intérêt national et de l’altruisme global. D’un côté, la guerre sous- marine à outrance de l’Allemagne contre les navires marchands indispensables au commerce américain risque, à terme, d’avoir des conséquences désastreuses sur l’économie des États-Unis ; et, d’un autre côté, Wilson a la conviction que lui et son pays doivent prendre une part active à la bonne marche du monde afin d’assurer la paix et le bien-être des peuples.

La Croix-Rouge américaine, fer de lance de l’aide

Wilson décide de mener une action humanitaire d’une envergure inédite. Il choisit comme fer de lance la Croix-Rouge américaine. Il s’agit de soulager les souffrances des populations touchées par la guerre, mais aussi de préparer le terrain pour construire l’image des États-Unis aux yeux de la communauté internationale. L’Amérique en sortira grandie et pourra négocier plus aisément avec des pays politiquement stables. Ainsi l’action humanitaire américaine est-elle envisagée par le gouvernement fédéral comme un puissant levier diplomatique et économique.

Pour inciter la population américaine à massivement s’enrôler dans la Croix-Rouge et à la soutenir financièrement, le conseil de guerre nommé par Wilson met en place une campagne de propagande basée sur les méthodes de la publicité. Images graphiques et slogans percutants sur des affiches et des tracts, articles de presse, films et meetings vont convaincre des millions d’Américains de s’engager pour cette cause.

Cette propagande, alliée à l’émotion et à l’élan patriotique, va se traduire par une explosion du nombre d’adhérents et des fonds recueillis. L’American Red Cross, qui comptait, au début de 1916, 22 500 membres adultes, en dénombrera jusqu’à 22 millions au début de 1919. Quant aux sommes récoltées, elles atteindront 400 millions de dollars en 1917 et 1918.

Partout aux États-Unis, dès avril 1917, des bénévoles se lancent dans la confection de millions de pansements et de vêtements destinés aux combattants et aux civils d’Europe. Parallèlement, une vaste opération logistique est mise en place, et des dizaines de milliers d’Américains traversent l’Atlantique à partir de juin 1917 pour servir en tant que volontaires ou employés de la Croix-Rouge dans de nombreux pays tels que la Serbie, l’Italie et surtout la France où se trouvent la plupart des champs de bataille.

Infirmières, médecins, ambulanciers, brancardiers, travailleurs sociaux ou simples bénévoles vont ainsi porter assistance aux troupes américaines et alliées, aux blessés, aux prisonniers de guerre ainsi qu’aux populations civiles. Il s’agit d’une véritable révolution puisque, en décembre 1914, l’assistance de l’American Red Cross avait été limitée aux seuls combattants.

En France, pendant le conflit, la Croix-Rouge américaine contribue essentiellement, en ce qui concerne l’aide aux non- combattants, à transporter, loger, nourrir, vêtir et soigner les réfugiés des zones de combats ainsi que les rapatriés rentrant en France par la Suisse. Après l’armistice, les missions de l’organisation humanitaire évoluent. Ses efforts se concentrent alors sur les régions dévastées et libérées. C’est ainsi que l’American Red Cross concourt au rapatriement des habitants de 4 000 villes et villages du nord et de l’est du pays.

La première action de la Croix-Rouge américaine, en ce qui concerne Reims, va consister à mettre sur pied une cantine pour les réfugiés. De février à juillet 1919, Emily Bennet et Catherine Porter, les deux infirmières américaines en charge de cette cantine et leurs aides y serviront 240 000 repas.

Au début de 1919, Henry du Bellet, Américain d’origine française, est nommé directeur de la Croix-Rouge américaine à Reims, où il avait été consul avant-guerre. C’est sous son autorité que l’organisation humanitaire, qui a pour philosophie d’intervenir le moins possible directement, va notamment soutenir l’œuvre du Retour à Reims, créée par des notables rémois pour faciliter la réinstallation des habitants dans leur ville dévastée.

De février 1919 à juin 1920, s’appuyant sur les six grands dépôts de distribution établis en France, et plus particulièrement celui de Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne), la Croix-Rouge américaine fera don au Retour à Reims de nourriture, vêtements, meubles, poêles, vaisselle, lainages, outils de jardinage et maisons démontables.

Dans un second temps, l’organisation s’est focalisée sur le retour à l’autosuffisance alimentaire et le bien-être infantile par la distribution d’engrais chimiques, la construction, entre autres, d’un terrain de jeu ultramoderne et le soutien financier et logistique à l’envoi en villégiature de petits Rémois.

C’est à la Croix-Rouge américaine encore que l’on doit la création en France, en mars 1917, d’un Bureau de reconstruction. Son organisation est confiée à l’architecte-urbaniste américain George B. Ford, diplômé de Harvard, du MIT et des Beaux-Arts et ancien urbaniste conseil de la ville de New York.

En 1919, l’American Red Cross commençant sa démobilisation, toutes les études réalisées par le Bureau de reconstruction sont transférées à l’organisation française La Renaissance des Cités, qui fait alors appel à George B. Ford. C’est dans ce cadre que celui-ci conçoit le plan de reconstruction de Reims qui portera son nom. Bien que ce plan n’ait été qu’aux deux tiers respecté — pour des raisons essentiellement financières —, Ford a néanmoins marqué de sa vision moderniste la renaissance de la cité rémoise.

Naissance d’une philanthropie de masse

À côté de la Croix-Rouge, un certain nombre d’organisations humanitaires se créent aux États-Unis à l’occasion de la Grande Guerre pour venir en aide aux Français dans le besoin. C’est le cas, par exemple, de Free Milk for France, œuvre financée notamment par des campagnes de collecte de fonds dont l’une aura lieu lors d’une parade dans les rues de New York. Free Milk for France enverra des caisses de lait en poudre à l’association du Retour à Reims.

D’autres associations préexistantes à la guerre vont élargir leur champ d’action habituel en accompagnant les troupes américaines en France ; c’est le cas de la YMCA (Young Men’s Christian Association). Celle-ci est à l’origine de la création, en collaboration avec l’Armée française, de plus de 1 500 Foyers du soldat, lieux de détente destinés à soutenir le moral des troupes où sont proposées des distractions considérées comme moralement saines. Après la guerre, ces établissements franco-américains, lieux d’échanges culturels, se transformèrent en Foyers civils au service de la population. C’est au sein du Foyer de Reims que le basket-ball va s’enraciner et se développer localement pour aboutir à l’obtention par l’équipe rémoise du titre de championne de France en 1932 et 1933.

En plus des milliers d’infirmières de la Croix-Rouge, d’autres Américaines se sont portées volontaires pour apporter une aide humanitaire en Europe et notamment en France. C’est le cas des membres de l’American Committee for Devastated France ou encore de l’American Women’s Hospital, organisations dirigées uniquement par des femmes.

Le Comité américain pour les régions dévastées de France avait à sa tête Anne Morgan, la fille du célèbre banquier J. P. Morgan. Avec l’assistance d’Anne Murray Dike, elle s’est appuyée sur sa propre fortune ainsi que sur un réseau très actif aux États- Unis pour prendre en charge la reconstruction de quatre cantons du département de l’Aisne. Sa bienfaisance s’est étendue à Reims où elle a financé la construction du Tennis Club et où son organisation a envoyé en mission huit de ses infirmières pour s’occuper de centaines de familles vivant dans des baraquements provisoires.

L’American Women’s Hospital a été constitué par des femmes médecins à qui l’Armée américaine refusait d’accorder des droits égaux à ceux de leurs confrères. Leur premier hôpital n’a été opérationnel en France qu’en juillet 1918, mais leur action s’est transformée après l’armistice en secours aux populations civiles et, en particulier, aux réfugiés. C’est ainsi que l’une de ces femmes médecins, le docteur Marie-Louise Lefort, Américaine d’origine française, est venue travailler à Reims où elle a contribué à la création de l’Hôpital américain.

L’Hôpital pour enfants de Reims, appelé American Memorial Hospital en mémoire des dizaines de milliers de soldats américains tombés sur le sol français, trouve son origine dans la détermination de deux Américaines : le docteur Lefort, évoqué ci-dessus, et Edith Bangs, dirigeante d’une autre organisation fondée par des femmes, l’American Fund for French Wounded. La bienfaitrice rémoise, Jeanne Krug, leur prêtera main-forte tout au long de la réalisation de leur projet.

Edith Bangs parviendra à réunir 300 000 dollars pour la construction de l’hôpital et 600 000 dollars pour son fonctionnement pérenne à travers une campagne d’appel aux dons sur l’ensemble du territoire américain. De nombreuses familles, souvent de soldats tués au combat, ont participé au financement du projet. De sorte que chacun des 115 lits de l’hôpital portait le nom de l’un de ces soldats. Marie-Louise Lefort en a assuré la direction jusqu’en 1938.

Cela fait désormais près d’un siècle que l’Hôpital américain soigne les enfants de Reims et des environs, avec le soutien toujours actif de l’American Memorial Hospital Foundation. Son aide financière permet de moderniser régulièrement infrastructures, équipements et matériels, de mener à bien des projets de recherche médicale, de former des médecins rémois aux États-Unis et de conduire des projets sociaux d’aide aux parents d’enfants malades.

Le rôle des milliardaires

À la philanthropie de masse va s’ajouter celle des milliardaires, au premier rang desquels Carnegie et Rockefeller Jr, qui se portera sur les domaines de la culture et de l’architecture avec la construction d’une bibliothèque et les travaux de restauration de la cathédrale de Reims.

Leurs préoccupations dépassaient largement les frontières des États-Unis, comme en témoigne leur volonté de rechercher le « progrès de l’humanité » pour les institutions de Carnegie et le « bien-être du genre humain » pour la fondation Rockefeller. Leur vision humaniste et universaliste, encouragée par une législation fiscale favorable aux œuvres philanthropiques, conduira ces deux organisations à venir en aide à l’Europe meurtrie par la guerre.

Pourquoi surtout la France et Reims ? Les Américains dans leur ensemble n’ont pas oublié l’aide apportée par La Fayette au moment de la guerre d’Indépendance ; il existe parmi les élites, et donc les décisionnaires du pays, une francophilie affirmée ; la France, pays démocratique, a été attaquée par une Allemagne au régime autocratique ; les destructions subies par les villes et villages français ont été largement médiatisées aux États-Unis ; quant à la Cité des Sacres, l’incendie de sa cathédrale en septembre 1914 a bouleversé le monde entier et elle est devenue la ville martyre de la Grande Guerre.

Les inclinations personnelles de Carnegie et de Rockefeller Jr vont transparaître dans les actions menées à Reims par leurs fondations respectives.

Pour Carnegie, le livre est l’outil de promotion sociale par excellence. Grâce à lui, quelque 1 700 bibliothèques publiques gratuites ont ouvert leurs portes aux États-Unis. C’est donc dans une volonté de prolonger cette bienfaisance culturelle que la Carnegie Endowment for International Peace décide de financer la reconstruction des bibliothèques de trois villes européennes durement éprouvées par la guerre : Belgrade, Louvain et Reims. Le bâtiment, confié à l’architecte Max Sainsaulieu, décoré avec un grand raffinement dans le style Art Déco, sera inauguré en 1928.

Alors que l’ancienne bibliothèque occupait une pièce de l’hôtel de ville et était réservée à une poignée de chercheurs, le nouveau bâtiment abrite une grande salle de consultation et offre un service de prêt gratuit de milliers d’ouvrages classés par thème.

John Davison Rockefeller Jr, lui, est l’héritier de la plus grande fortune des États-Unis. N’ayant pas d’appétence pour les affaires, il est encouragé par son père à se consacrer entièrement à la philanthropie familiale : médecine, éducation… Il estime qu’il est de son devoir de riche éclairé de venir en aide à l’humanité. Féru d’histoire (il a, par exemple, financé des recherches archéologiques) et amoureux des arts, il jettera naturellement son dévolu sur la cathédrale de Reims, dont l’incendie, en 1914, avait ému le monde entier.

En 1924, il fait un premier don d’un million de dollars pour la restauration des châteaux de Versailles et de Fontainebleau ainsi que de la cathédrale de Reims, suivi d’une seconde donation trois ans plus tard. Dans une lettre datée de 1924, Rockefeller précise :

« Mon désir serait que cette somme pût servir à la reconstruction du toit de la cathédrale de Reims. »

C’est ainsi que l’architecte rémois Henri Deneux s’est vu chargé de la reconstruction de la toiture. Afin de prévenir tout risque d’incendie et d’éviter d’avoir à abattre de nombreux arbres, celle-ci sera constituée d’éléments en béton armé. L’inauguration officielle de l’ouvrage restauré aura lieu en juillet 1938.

La parenthèse wilsonienne dans l’isolationnisme des États- Unis se referme avec la victoire des partisans républicains de l’« Amérique d’abord » à l’élection présidentielle de novembre 1920. L’enthousiasme national que Woodrow Wilson a soutenu vis- à-vis de la Croix-Rouge américaine s’estompe, et les Américains retournent à leurs préoccupations domestiques.

Cependant, la graine de l’ouverture au monde a été semée et, comme l’histoire de Reims le prouve, des organismes non gouvernementaux ainsi que de nombreux acteurs du secteur privé vont poursuivre l’œuvre humanitaire américaine.

La reconnaissance de la France et des Rémois en particulier vis-à-vis de tout ce qui a été accompli par les Américains se manifeste dès le début des années 1920 par le biais d’articles de presse, de prises de parole des dirigeants politiques, de remises de décorations, de baptêmes de rues… Et récemment encore, la plantation symbolique d’un pacanier et le dévoilement d’une plaque commémorative par l’association des amis de l’American Memorial Hospital de Reims ont rappelé combien le sentiment de gratitude et les liens d’amitié noués il y a un siècle entre la France et les États- Unis demeurent vivaces.

Des boy-scouts quêteurs aux milliardaires éclairés, en passant par les infirmières de la Croix-Rouge, des millions d’Américains se seront mobilisés, chacun selon ses moyens, pour venir en aide à l’Europe dévastée, et plus particulièrement à la France et à Reims, écrivant ainsi un chapitre fécond de l’histoire des relations franco- américaines en posant les bases de l’action humanitaire moderne, expression majeure de cette valeur universelle qu’est la solidarité entre les peuples.