Denis Bachelot — Vous êtes un diplomate américain dont l’activité a traversé toute la seconde moitié du XXe siècle puisque votre premier poste remonte à 1950 au siège du plan Marshall à Paris. On ne peut citer ici l’ensemble des fonctions que vous avez occupées, y compris lorsque Henry Kissinger dirigeait la diplomatie américaine. Vous avez notamment été secrétaire d’État adjoint aux Affaires européennes de 1974 à 1977, sous la présidence de Gerald Ford. Les relations transatlantiques sont votre terrain de prédilection et, plus particulièrement, les relations franco-américaines : vous êtes l’un des cofondateurs de la French-American Foundation, créée en 1976. Pourquoi, au regard de votre longue expérience de diplomate, avez-vous choisi de privilégier la relation franco-américaine, parmi les autres choix possibles ?
James Lowenstein — Sur le rôle de la Fondation et son développement grâce à la création des Young Leaders, on lira avec profit l’interview de Jean-Luc Allavena, qui décrit l’ensemble de nos activités depuis plus de quarante ans. La French-American Foundation a été créée à l’initiative de deux personnes aux États-Unis, moi-même et Nicholas Wahl, alors professeur à l’Université de Princeton, avant qu’il ne prenne la tête du département des French studies de l’Université de New York. Nicholas Wahl (1928-1996) est un historien américain réputé, spécialiste de la Ve République, qui avait même eu l’occasion de rencontrer le général de Gaulle. Pour la petite histoire, il avait épousé la mère divorcée de Boris Johnson, l’ancien premier ministre britannique.
Les circonstances de la naissance de la Fondation sont intéressantes : nous assistions, Nicholas Wahl et moi-même, à un colloque du Council on Foreign Relations, à New York, en 1974, et évoquions le « French bashing » qui sévissait aux États-Unis à cette époque. L’attitude américaine à l’égard de la France nous paraissait reposer sur une vision fausse, et l’incompréhension était forte entre les deux pays. Nous avions également constaté qu’il n’existait pas d’organisation bilatérale pour traiter des relations politiques et économiques entre la France et les États-Unis, alors qu’il en existait avec d’autres pays importants, comme l’Allemagne, l’Italie ou le Japon et certains pays d’Asie. Or, il existait de nombreuses structures franco-américaines dans les domaines de la langue, des arts et de la culture.
D. B. — L’initiative vient donc de deux personnalités américaines, amies de la France ?
J. L. — Effectivement, à partir de ce constat partagé, nous avons décidé de lancer un projet qui a pris la forme d’une Fondation. Nous avons également vite compris, après de nombreux échanges avec nos amis français, qu’il nous faudrait l’accord du président de la République pour concrétiser ce projet. Et nous savions que Valéry Giscard d’Estaing, qui venait d’être élu, avait un intérêt particulier pour les relations franco-américaines. Nous avons donc fait jouer nos contacts en France pour que notre idée remonte jusqu’à l’Élysée. Nous avons rapidement obtenu un accord du président français, avec une condition : qu’il puisse lui-même annoncer cette création lors d’une visite d’État à Washington. Ce qui a été effectivement réalisé lors de sa rencontre avec le président Gerald Ford à l’occasion du bicentenaire de la naissance des États-Unis, en 1976. Pour l’anecdote, ni Nicholas Wahl ni moi-même n’avons été invités au dîner officiel au cours duquel l’annonce a été faite ! La création de la Fondation est donc bien, au départ, une idée américaine, mais très vite et très positivement adoptée par la France.
Il est intéressant, au fil des décennies, d’observer les fonctionnements respectifs de la branche française et de la branche américaine de la Fondation. Je constate que, depuis quelques années, la French-American Foundation France est particulièrement performante, notamment en termes de levée de fonds et de programmes pédagogiques.
D. B. — Après plus de quatre décennies d’existence, comment évaluez-vous l’apport de la French-American Foundation dans les relations entre les deux pays ?
J. L. — C’est difficile à dire. Ce que l’on peut constater, cependant, c’est qu’à travers le programme des Young Leaders — programme porté par la Fondation depuis 1981 — nous avons pu construire une communauté de personnes dont Jean-Luc Allavena décrit l’influence dans ces pages.
D. B. — Comment définiriez-vous la relation entre la France et les États-Unis, au-delà des changements d’époque et de régimes politiques ?
J. L. — Je crois qu’il y a un aspect psychologique spécifique qui caractérise la relation franco-américaine. Revenons à l’époque de la Seconde Guerre mondiale : la forte antipathie que le président Roosevelt manifestait à l’égard de De Gaulle a souvent entraîné des choix politiques contestables, comme le montre un livre récent sur les relations entre l’administration Roosevelt et le gouvernement de Vichy (1). Ce mauvais état d’esprit, selon moi, provient largement de l’époque de De Gaulle, quand celui-ci est entré en conflit avec les États-Unis, en pleine période de guerre froide, sur la question de la localisation des armements atomiques américains en Europe. Le général de Gaulle voulait savoir, dans l’éventualité d’un conflit avec l’URSS, où se trouvaient ces armes, alors que les Américains refusaient de donner le détail des emplacements. Un élément clé dans une situation de tension, qui a conduit au retrait de la France de l’Otan et au ressentiment américain qui a accompagné cette décision.
Aujourd’hui, la relation est beaucoup plus apaisée car il n’y a pas de différend politique qui oppose profondément les deux pays. À moins — on ne se sait jamais — que l’Ukraine devienne un sujet de division, mais cela ne semble pas être le cas. D’ailleurs, les liens du président Macron, ancien Young Leader comme vous le savez, avec l’actuelle administration sont positifs, ce qu’a confirmé sa visite d’État, fin novembre 2022, aux États-Unis. Emmanuel Macron est le seul président français à avoir effectué deux visites d’État aux États-Unis. Il faut également souligner que le premier chef d’État en visite officielle reçu par Joe Biden après son élection a été Emmanuel Macron, alors que Donald Trump, lui, avait accueilli, comme premier invité, le premier ministre populiste hongrois Viktor Orban. Notons, enfin, que le fait que de nombreux Français parlent aujourd’hui l’anglais, alors que presque personne ne le parlait quand j’ai découvert la France dans les années 1950, a grandement favorisé les liens et les échanges entre nos deux pays.
D. B. — Le durcissement actuel des relations économiques avec les États-Unis, notamment sur l’actuelle question des subventions massives accordées aux industries outre-Atlantique, peut-il durablement affecter les liens entre la France et son partenaire américain ?
J. L. — Ces tensions existent de fait et elles tendent à s’aggraver, mais ce sont des conflits qui relèvent des relations américano- européennes, et non des relations bilatérales entre la France et les États-Unis, et cela constitue une grande différence par rapport aux situations que nous connaissions il y a quelques décennies. Le cadre européen a désormais pris le pas sur le cadre national.
D. B. — Le French bashing d’un côté et l’anti-américanisme idéologique de l’autre font aussi partie de la culture des deux pays. Quelles seraient, à votre avis, les pistes pour améliorer les relations entre la France et les États-Unis ?
J. L. — Je crois que la meilleure est celle que nous avons adoptée avec la French-American Foundation : multiplier les rencontres et les échanges. Je n’ai personnellement jamais rencontré un Américain qui, ayant passé un temps relativement important en France, se dise antifrançais. Et, en sens inverse, je ne pense pas que les étudiants français qui viennent dans nos universités conservent un préjugé anti-américain.
À titre d’exemple, durant les premières années du fonctionnement de la French-American Foundation, nous avions pris l’initiative de mettre en contact des membres du Congrès avec des parlementaires français ; puis, chaque élu américain allait passer une semaine chez son homologue français afin de mieux se connaître. Nous étions très satisfaits des retours de cette expérience qui n’a malheureusement pas été poursuivie par la suite. Dans le même esprit, nous avons également organisé, toujours dans les premières années de la Fondation, un programme consistant à inviter aux États-Unis des professeurs français enseignant l’anglais. Presque tous étaient des socialistes convaincus, anti-capitalistes et anti-américains. Nous les avons reçus dans des lycées du Middle West pour des séjours de deux semaines, et je dois dire que la grande majorité d’entre eux avaient complètement modifié leur perception de l’Amérique à l’issue de leur séjour. Nous avions aussi demandé à un professeur de Harvard de réaliser des enquêtes sur l’image de la France véhiculée par les télévisions américaines, et vice versa. Ce genre d’initiatives me semblait très utile et je regrette que la Fondation ne les ait pas maintenues. Rien ne peut remplacer les liens humains.
D. B. — À ce propos, l’Amérique a-t-elle aujourd’hui une vision contrastée de ses relations avec chaque pays européen, ou bien perçoit-elle l’Europe comme un tout unifié dont la tête est à Bruxelles ?
J. L. — Tout dépend de quelle partie de la population américaine vous parlez. Si vous parlez de celle qui s’intéresse à la culture française, elle considère la France en tant que pays particulier. Si ce sont des Américains qui sont impliqués dans des relations d’affaires ou dans le domaine des relations internationales, ils privilégieront très nettement une approche européenne. Je pense que, pour la plupart des Américains concernés par la vie internationale, il n’y a pas véritablement de différence entre la dimension politique et la dimension économique ; ils privilégieront donc une vision européenne plus globale.
D. B. — La notion de « monde libre » unifié autour des États-Unis, qui a marqué l’époque de la guerre froide et les décennies suivantes, a-t-elle encore un sens, voire un avenir ?
J. L. — J’espère avant tout que ces relations privilégiées se maintiendront ; mais si l’on prend, dans l’actualité d’aujourd’hui, les deux grands enjeux internationaux de la politique étrangère américaine, la guerre en Ukraine et le rapport à la Chine, il est difficile de dire comment les positions évolueront dans l’approche respective des États-Unis et de l’Union européenne, même si, jusqu’à maintenant, l’entente entre les deux parties a bien fonctionné.
La question du leadership américain que vous évoquez renvoie, selon moi, aux enjeux de la politique intérieure des États- Unis. La French-American Foundation avait l’habitude, à une époque, de mener une enquête d’opinion annuelle sur la façon dont chacun des deux pays percevait l’autre. J’aurais souhaité que nous puissions encore disposer de ce type d’étude : je pense que nous constaterions que les quatre années d’administration Trump ont sérieusement affecté la façon dont est perçue la qualité de la démocratie américaine. Je crains que notre modèle politique ait subi une nette dégradation de son image durant ces quatre années. Et ce qui se passera dans les six prochaines années dépend désormais de ce qui arrivera lors des élections de 2024. Si Trump est à nouveau élu, je ne suis pas optimiste sur ce qu’il adviendra de la perception des États-Unis à l’international. Et, quant à la question de savoir si nous pourrions, ou pas, redevenir une nation respectée et admirée, je me demande quelle personnalité politique pourrait aujourd’hui incarner cette perspective.
D. B. — Et si le vainqueur est un candidat républicain autre que Trump, comme Ron DeSantis, le gouverneur de Floride, dont on parle beaucoup ?
J. L. — Difficile d’imaginer ce type de situation et son impact en termes de politique internationale. DeSantis, il faut le noter, ne prend pas position sur les sujets internationaux ; personne ne sait vraiment ce que serait sa politique étrangère. Il est d’ailleurs étonnant de constater que des personnalités républicaines très conservatrices, comme DeSantis ou Mike Pompeo, des gens sortis de grandes universités comme Yale ou Harvard, très intelligents et cultivés, semblent faire assez peu de cas des affaires internationales dans leur positionnement politique. Nous assistons aujourd’hui, au sein du Parti républicain, au développement d’un « trumpisme » sans Trump.
Je m’inquiète, par ailleurs, de la montée de l’intolérance et de la violence aux États-Unis : nous sommes le seul pays au monde où vous trouvez plus d’armes que de citoyens ! La radicalité politique est croissante et menace notre démocratie qui, nous l’avons dit, n’apparaît plus vraiment comme un modèle capable d’assurer un leadership. Je ne pense pas toutefois, contrairement à certains commentateurs, que cette montée régulière de la violence finira par déboucher sur un scénario de guerre civile. Un des enjeux majeurs, selon moi, qui peut détériorer gravement la vie politique aux États- Unis, mais aussi en Europe, et spécialement en France, est celui de l’immigration. Un sujet qui favorise la montée d’une droite radicale ; or je ne vois malheureusement pas, en l’état, de solutions possibles pour maîtriser son évolution et ses conséquences déstabilisantes.
D. B. — Quelles sont les personnalités politiques françaises et américaines qui vous ont le plus marqué par leur vision internationale ? Plus spécifiquement, en tant que père fondateur de la French-American Foundation, lesquelles admirez-vous pour leur engagement en faveur de la relation franco-américaine ?
J. L. — J’ai, bien sûr, beaucoup admiré le général de Gaulle. Je dirais aussi que le président Giscard d’Estaing connaissait très bien les affaires internationales. Aux États-Unis, je pense que Harry Truman a été un grand président, le plus grand depuis l’époque de la Seconde Guerre mondiale, avec une forte stature internationale. John Kennedy a su s’entourer des esprits les plus brillants de son temps en termes de relations internationales ; il a été, à ce titre, un grand président. En termes plus spécifiques, en ce qui concerne les rapports franco-américains, je constate que les diplomates français connaissent bien les données de cette relation. Aux États-Unis, il existe aussi de très bons spécialistes de la France dans les universités mais, parmi les personnalité politiques américaines, très peu ont une réelle connaissance de votre pays. Cela dit, l’ancien secrétaire d’État John Kerry ou, aujourd’hui, le secrétaire d’État Antony Blinken,qui ont des attaches familiales avec la France et sont tous les deux francophones, connaissent bien et souhaitent fortifier, si besoin est, les relations franco-américaines.
D. B. — Selon vous, qu’est-ce que les États-Unis devraient importer chez eux de ce qui caractérise le modèle français et, a contrario, qu’est-ce que la France devrait emprunter au système américain, quel que soit le domaine envisagé ?
J. L. — Pour moi, vu du côté américain, je n’hésite pas à dire que les États-Unis devraient s’inspirer du modèle social français qui protège beaucoup mieux sa population que le système américain, notamment sur les questions de santé ou de coût des études. Je pense également que la répartition des revenus est devenue totalement hors de contrôle aux États-Unis et que la situation sur ce point précis est plus saine en France. Les différences de salaires en Amérique entre les dirigeants des entreprises et leurs salariés peuvent atteindre des niveaux totalement absurdes. Il est plus difficile pour moi de dire ce que les Français devraient emprunter aux Américains, mais j’évoquerais l’esprit d’entreprise, l’optimisme entrepreneurial et la possibilité d’accéder à des financements pour lancer une affaire. Dans un ordre d’idée similaire, le système philanthropique des États-Unis me paraît être un modèle positif : il révèle une capacité d’engagement des particuliers au service de belles causes dont la France pourrait s’inspirer avec le plus grand profit.
(1) Michael S. Neiberg, When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate of the Anglo-American Alliance, Harvard University Press, 2021.