Politique Internationale — La transition écologique est devenue une problématique essentielle. Jusqu’à quel point a-t-elle été intégrée par les acteurs financiers ? La considèrent-ils désormais comme une balise incontournable ?
Léa Dunand-Chatellet — Tout dépend du continent sur lequel on se situe. En Europe, les accords de Paris sont une pierre angulaire. Ils ont le mérite de dessiner une trajectoire pour la lutte contre le réchauffement climatique, avec des objectifs précis à la clé. Tracer un cap ne signifie pas pour autant que l’on dispose des moyens suffisants pour arriver à bon port. À preuve, il n’y a pas de méthode arrêtée pour permettre aux entreprises — et aux organisations en général — de réduire leur empreinte CO2. Chacun procède de manière un peu empirique. Les pays ne sont pas alignés sur les outils, et les politiques ne sont pas harmonisées. Certes, les données s’accumulent, mais elles manquent encore de transparence. En clair, comment être sûr qu’une entreprise qui revendique une trajectoire vertueuse dise la vérité à 100 % ? On doit encore progresser pour vérifier les informations. Il sera intéressant de voir au cours des prochains mois comment la CSRD (la Directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité pour les entreprises, ndlr) entre en application dans les pays de l’Union européenne (UE). La mise en œuvre est complexe mais stimulante.
P. I. — Ce cheminement qui s’esquisse peut-il être qualifié d’encourageant ?
L. D.-C. — Bien sûr. On peut saluer le rôle de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, ndlr) : ses travaux ont débouché sur le calcul d’un bilan carbone, qui s’applique à tout le monde. À l’échelle européenne, même s’il ne couvre pas l’ensemble des secteurs d’activité, un plan de transition est sur les rails. Rappelons que trois scopes ont été définis : le scope 1, ce sont les émissions que les entreprises produisent au quotidien ; le scope 2, c’est le CO2 issu de leur mode de fonctionnement énergétique ; le scope 3, enfin, c’est le carbone émis à partir des usages des produits et/ou des services fournis par ces mêmes entreprises. Ce scope 3 englobe également l’amont, c’est-à-dire les émissions résultant de l’extraction et de l’acheminement des matériaux nécessaires à la fabrication des produits de l’entreprise considérée. Cette grille peut sembler un peu artificielle, au sens où les scopes sont parfois amenés à se superposer, mais elle offre un cadre. Tout en sachant, répétons- le, que les accords de Paris sont ultra-ambitieux à la lumière des réalisations actuelles. À titre indicatif, pour limiter la hausse des températures à 2°, l’intensité en carbone (le rapport des émissions de CO2 à la production de l’entreprise, ndlr) doit baisser de 2,5 % par an. Et, pour ne pas dépasser 1,5°, cette baisse est chiffrée à 7,6 %. Nous sommes encore loin de ces seuils de performances. L’expérience montre que les premiers gestes sont toujours les plus efficients contre le carbone. En revanche, plus la démarche s’inscrit dans le temps, plus il faut aller chercher dans les interstices pour identifier les possibles gains environnementaux, avec des résultats moins spectaculaires.
P. I. — Vous avez évoqué le cas de l’Europe. Qu’en est-il des autres continents — ou des autres grands pays — s’agissant de la perception de l’urgence climatique et des actions éventuelles ?
L. D.-C. — On entend parfois que les États-Unis sont aux antipodes de l’urgence climatique ; et de citer pour preuve l’inflation ininterrompue des véhicules thermiques. C’est faux : qui se promène dans une grande ville américaine verra la progression patente des voitures électriques. Avec des cas de figure encore plus parlants, comme à Washington, où l’électrique est visible à tous les coins de rue. Les États-Unis ont voté un texte pour étayer leur démarche écologique : l’IRA (Inflation Reduction Act, adopté en 2022, ndlr) prévoit en particulier de promouvoir l’énergie propre. Dans ce dossier, l’administration Biden a montré qu’elle était pragmatique : on ne tourne pas le dos à la transition énergétique, pour peu que le pays trouve matière à l’exploiter sur le plan économique. En Amérique latine, la situation est bien différente : on ne constate aucune avancée dans le domaine climatique. En Asie, la Chine est un cas à part : qu’il s’agisse des véhicules électriques ou des matériaux critiques, le pays est largement en avance par rapport aux Occidentaux. À Singapour, au début de l’année dernière, une taxonomie a été instituée pour pénaliser huit secteurs considérés comme les plus polluants. L’Afrique a des idées mais elle part de loin. Surtout, comme elle est en retard et qu’elle va devoir renoncer à des sources fossiles au profit de solutions à la fois plus vertueuses et plus coûteuses, la transition s’annonce très lourde financièrement pour ce continent. Comment l’accompagner sur ce point ? Un dispositif de dommages et intérêts est actuellement à l’étude.
P. I. — D’une manière générale, les investisseurs et les marchés financiers vivent-ils cette transition écologique comme une contrainte, au sens où les adaptations requises pèsent sur les marges ? Ou considèrent-ils cette révolution comme une source de nouvelles opportunités ?
L. D.-C. — Comme souvent, les sentiments sont partagés. Il est vrai que, jusqu’en 2015, la lutte contre le réchauffement était loin des préoccupations de la majorité des investisseurs, qui n’ont pas vu d’un très bon œil l’arrivée des premières réglementations d’ampleur : ils y ont repéré avant tout des rigidités. Néanmoins, les acteurs financiers sont à l’écoute : ils mesurent bien les aspirations de la nouvelle génération. De même que les attentes grandissantes des clients finaux. Il est contre-productif de vouloir ignorer le débat climatique, car on risque de se couper totalement de la jeunesse. Dans les institutions et les entreprises de services financiers, les jeunes diplômés qui arrivent sont prompts à vous challenger sur les orientations prises pour préserver la planète. Quitte à employer une tonalité un peu « ayatollesque » ! Sur les nouvelles opportunités, là encore, les opinions ne sont pas figées : certes, le Green Deal (le Pacte vert pour l’Europe, ndlr) a bien été porté sur les fonts baptismaux, mais cette série d’initiatives politiques n’est pas vraiment relayée par des mesures concrètes. Quant aux greentech (le nom générique pour désigner toutes ces PME et startups innovantes destinées à transformer nos habitudes de produire et de consommer, ndlr), le modèle est loin d’être mature. Les investisseurs ont été refroidis par l’émergence d’une bulle verte, provoquée par une addition de jeunes pousses aux destinées prometteuses mais qui se sont vite heurtées au principe de réalité. Nombre de ces sociétés ont dû revoir leurs ambitions à la baisse, quand elles n’ont pas été obligées de cesser leurs activités.
P. I. — La plupart des constructeurs rencontrent aujourd’hui des difficultés significatives. Sont-elles de nature à freiner les investisseurs ? D’une manière générale, comment appréciez- vous le secteur ?
L. D.-C. — Il est souvent de bon ton de comparer les crises, mais il s’agit d’abord d’éviter les analogies. Dans un passé relativement proche, la dernière grosse tourmente rencontrée par l’automobile coïncide avec la crise financière de 2008. À cette occasion, la solidité du secteur a été directement éprouvée : certains actifs comme des usines, qui pesaient lourd au bilan des entreprises, ne valaient soudain plus rien, ou alors quantité négligeable. La situation actuelle n’a rien à voir : non seulement l’industrie automobile s’est montrée résiliente pendant la crise sanitaire, mais elle est ensuite repartie en flèche. Encore mieux, plusieurs groupes ont intensifié leurs efforts pour être à la pointe de la technologie : en particulier BMW dans l’efficacité des moteurs thermiques, Toyota dans l’hybride et Renault dans l’électrique. Mais l’inflation des normes, les objectifs inatteignables dans l’électrique, la pression sur les coûts, entre autres facteurs, se sont avérés autant d’obstacles. Prenons l’électrique : la transition ne peut pas s’effectuer à marche forcée, comme le sous-tend le calendrier de l’UE (100 % de voitures neuves électriques en 2035, nonobstant quelques aménagements, ndlr) ; on ne remplace pas simplement une ligne de fabrication par une autre ; c’est tout l’agencement d’une usine qui doit être repensé. Quant à la pression sur les coûts, elle a percuté de plein fouet l’envolée des prix de certains matériaux affectés par les difficultés de plusieurs filières d’approvisionnement. Le contexte difficile dont on parle pour l’automobile aujourd’hui n’a pas jailli brutalement : déjà, il y a 18 mois, des signaux avant- coureurs ont été observés, par exemple des rappels de produits dans des proportions très importantes chez Stellantis. Quand il atteint ce niveau, ce phénomène s’explique facilement : les véhicules ont été livrés trop rapidement, sans avoir été préalablement vérifiés dans les moindres détails. N’oublions jamais que la voiture est d’abord et avant tout un produit, exposé à la satisfaction des consommateurs. Faut-il ajouter que ces multiples écueils n’ont pas amélioré le climat social dans les entreprises — un élément qui doit également être pris en compte dans l’environnement actuel ?
P. I. — On mesure bien les difficultés de l’industrie automobile européenne. À partir de quand peut-on espérer une embellie ? Les investisseurs ont-ils déjà une échéance en tête, susceptible de leur redonner confiance dans le secteur ?
L. D.-C. — Pour le moment, l’Europe est prise dans un étau, victime de la pression conjuguées des États-Unis et de la Chine. Washington joue de son attitude protectionniste, quand bien même ce protectionnisme est à géométrie variable : ainsi ne s’applique-t-il pas à l’égard de la Corée du Sud afin de préserver les importations de composants. Quant à Pékin, sa stratégie offensive n’échappe à personne : les voitures électriques chinoises s’écoulent déjà largement en Europe, où la reprise du secteur automobile n’est pas prévue à court terme : la plupart des constructeurs jugent même que le point bas n’a pas encore été atteint. En attendant, l’électrique reste largement sous perfusion : les efforts visent d’abord à intensifier l’offre, en espérant que cela va créer de la demande. Cela étant, les industriels sont très lucides. Dans leurs échanges avec la communauté financière, les dirigeants ne cachent pas qu’il faudra étirer les échéances pour établir un calendrier raisonnable de l’essor de l’électrique « made in Europe ».
P. I. — Depuis le début, la gestion des infrastructures est évoquée comme un problème épineux pour le développement de l’électrique. Un problème qui préoccupe également les pouvoirs publics. Les acteurs financiers escomptent-ils un appui du politique ?
L. D.-C. — La question des infrastructures renvoie à un problème global. On parle beaucoup de la nécessité d’implanter des bornes de recharge à grande échelle, à juste titre, mais le dossier de l’alimentation va au-delà : en toile de fond se pose la question de la robustesse du réseau de distribution d’électricité. Est-il à même de répondre à la très forte demande engendrée par un parc massif de véhicules ? La problématique est du ressort à la fois de la qualité de l’outil industriel, de la politique énergétique et de l’aménagement du territoire. Dans ce contexte, l’engagement des pouvoirs publics est attendu. Faut-il un « plan Marshall » de la voiture électrique, à l’instar de ces programmes qui ont pu être déployés par le passé en Europe pour booster tel ou tel secteur ? Pourquoi pas ? D’autant que certains industriels, comme les câbliers, profitent déjà de l’essor de l’électrique, avec la nécessité de renforcer les réseaux de distribution.
P. I. — L’inflation des normes risque-t-elle de décourager l’investissement dans certaines technologies ?
L. D.-C. — Y a-t-il aujourd’hui un marché qui ne soit pas régulé ? L’automobile n’échappe pas à la règle. Les investisseurs ont appris à composer avec cette accélération de nouvelles normes. Ce qui est plus délicat à appréhender, en revanche, ce sont les batailles menées par un certain nombre de lobbies. Par exemple, quand il faut transformer une usine ou en implanter une nouvelle, le chemin est semé d’embûches, avec des dossiers qui traînent en longueur.