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L'Histoire, légitimité de Monaco

Sacha Guitry, écrivait, en 1935, dans les Mémoires d'un tricheur, que Monaco est « une délicieuse opérette en deux tableaux en deux décors très différents, le décor de la ville et celui du village. Au milieu du village : un palais. Au milieu de la ville : un casino. Au palais règne un Prince. Au casino règne un dieu : le hasard ! Pour aller au palais, toutes les routes montent. Elles descendent toutes pour aller au casino ou, plus exactement, elles vous y conduisent. » Faisant fi de sa légitimité historique, on a souvent raillé la Principauté en la traitant d'État de fantaisie. C'est méconnaître sa lente et progressive émergence dans le temps et les prodiges d'habileté et de ténacité qui fondent son existence, à contre-courant du mouvement de formation des grands États-nations au XIXe siècle.


Naissance d'une souveraineté


Monaco est un lieu connu depuis Hécatée de Milet. Son nom dériverait du ligure, mais est associé par les Grecs et les Romains au culte d'Hercule, comme beaucoup de sites analogues des côtes méditerranéennes. César passe par le Portus Herculis Monoeci en se rendant en Grèce. C'est sur les hauteurs du site, aujourd'hui La Turbie, qu'Auguste fait bâtir un trophée commémorant sa victoire sur les tribus locales. Diodore de Sicile, Strabon, Virgile, Tacite et Pline l'Ancien citent Monaco. Un trésor monétaire atteste de la fréquentation du port jusqu'au IVe siècle. Le corps de Dévote, jeune chrétienne victime des persécutions de Dioclétien, martyrisée en 304 en Corse, aurait miraculeusement été guidé jusqu'à Monaco. À partir du XVIe siècle, les Grimaldi la promeuvent comme protectrice des Monégasques. Aujourd'hui encore, la Sainte-Dévote, le 27 janvier, est perçue comme une seconde fête nationale. La bénédiction de la mer, la procession des reliques et l'incinération d'une barque rappellent l'arrivée par les flots de Dévote et le vol dont auraient été victimes ses reliques au Xe siècle. L'embarcation du voleur aurait alors été brûlée.
Abandonné à la fin de l'Antiquité et durant tout le haut Moyen Âge, le port d'Hercule devient, à la fin du XIIe siècle, l'extrémité occidentale de la république de Gênes. Pour tenir sa frontière, la future Superbe fait construire, en 1215, sur la péninsule qui domine l'abri naturel du port de Monaco, une forteresse. Deux partis s'opposent alors à l'intérieur de Gênes : les Guelfes, partisans du pape ; et les Gibelins, favorables à l'empereur romain germanique. Les Grimaldi, importante famille patricienne, se rangent aux côtés des Guelfes. Contraints à l'exil, ils cherchent un refuge. Un subterfuge, suivi d'un coup de main, leur permet de prendre possession pour la première fois du rocher en 1297. D'après la chronique, François Grimaldi, surnommé Malizia, et ses compagnons se seraient travestis en moines pour obtenir l'asile. Deux frères franciscains figurent aujourd'hui encore comme tenants des armoiries princières. Les émaux de l'écu, « fuselé d'argent et de gueules », rappellent l'origine familiale des Grimaldi. Ces couleurs, qui sont celles de Gênes, sont aujourd'hui celles du drapeau national monégasque, formalisé en 1881. Pendant une cinquantaine d'années, les Grimaldi font des allers-retours entre leur cité d'origine et Monaco. Au milieu du XIVe siècle, ils s'installent définitivement sur le rocher et essaient d'arrondir leur point d'ancrage en achetant deux autres seigneuries limitrophes : Menton, en 1346, et Roquebrune, en 1355. Une assise encore insuffisante les oblige à inféoder les deux cités, en 1448, au duc de Savoie, qui est leur voisin le plus puissant. Dans le même temps, ils s'assurent de la fidélité de la population locale dont ils reçoivent l'hommage.


À l'ombre de puissants protecteurs


Un processus de reconnaissance extérieure commence. D'abord, en 1489, de la part du duc de Savoie et du roi de France, qui accorde sauvegarde et protection au seigneur de Monaco. En 1507, en résistant à un long siège, le rocher s'émancipe définitivement de la mère patrie génoise. Dans le cadre de la politique italienne des rois de France, il est un point d'appui stratégique sur le chemin de la péninsule. En 1512, Louis XII atteste donc que la souveraineté de Monaco n'est tenue que « de Dieu et de l'épée ». En 1524, le pape reconnaît à son tour l'indépendance temporelle d'Augustin Grimaldi. Parce que le territoire est exigu et demeure envié par les puissances moyennes voisines, Monaco se doit de toujours se placer sous la protection de la principale puissance européenne : au XVIe siècle, l'Espagne de Charles Quint. Le traité de Burgos, complété par la déclaration de Tordesillas, qui reconnaît la souveraineté du seigneur de Monaco, scelle, en 1524, le protectorat consenti à l'Espagne. Parallèlement, la dynastie se monarchise. En 1612, le seigneur prend le titre de prince, reconnu en 1633 par la chancellerie espagnole. En 1608 a lieu la dernière réunion du « parlement », c'est-à-dire la vieille assemblée médiévale rassemblant les chefs de famille. Les corps intermédiaires sont marginalisés : les syndics de la commune sont désormais nommés par le prince. Des cérémonies monarchiques, comme les entrées solennelles, sont mises en place.
Lorsque le soleil des Habsbourg se couche pendant la guerre de Trente Ans, les Grimaldi ont l'intuition que la France est, en Europe, la puissance montante. En 1641, un traité d'alliance est conclu avec le roi de France, qui confirme la souveraineté de Monaco. Le prince Honoré II chasse les Espagnols et, pour remercier ses compagnons d'armes, crée une noblesse monégasque. Des fiefs sont accordés au prince en France afin de compenser les pertes en territoire espagnol : le duché-pairie de Valentinois, dans la vallée du Rhône ; le marquisat des Baux, en Provence, destiné au prince héritier ; le comté de Carladès, en Auvergne. À des fins politiques, une filiation royale française mythique est inventée. D'après la Genealogica et historica Grimaldæ gentis arbor publiée en 1647, les Grimaldi ne viendraient pas originellement de Gênes, mais descendraient de Grimoald, frère du grand-père de Charlemagne, Charles Martel. À la cour de France, le roi reconnaît le rang de princes étrangers aux Grimaldi en 1688. Louis Ier est l'ambassadeur de Louis XIV auprès du pape de 1699 à 1701. De 1705 à 1713, grâce aux conquêtes du roi, les possessions des Grimaldi s'accroissent de la seigneurie de La Turbie. La Principauté bénéficie désormais d'une visibilité internationale. Sully, dès 1638 dans ses OEconomies royales, puis l'abbé de Saint-Pierre en 1713, dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle, comprennent Monaco dans leurs visions utopiques d'organisation européenne. Mais une substitution dynastique, en 1715, affaiblit un peu la situation de Monaco. Louise-Hippolyte Grimaldi épouse Jacques IV de Matignon, qui devient, à la mort de sa femme, Jacques Ier de Monaco. Il abdique, deux ans plus tard, en faveur de leur fils Honoré III, alors seulement âgé de treize ans. Parce que la France n'a plus une position aussi dominante, la fixation définitive de la frontière, au niveau de La Turbie, avec le voisin savoyard, en 1760, se fait au détriment de Monaco. Sur le plan intérieur, le souverain monégasque est un prince ouvert aux idées nouvelles, soucieux, à l'instar des despotes éclairés, du bonheur de son peuple par la diversification des ressources économiques et des moyens de subsistance.


Des échecs au renouveau


Après la réussite de l'époque moderne, l'aube de l'époque contemporaine est, pour la Principauté, l'ère des échecs. Le messianisme révolutionnaire français entraîne la déchéance des Grimaldi et l'annexion de la Principauté en 1793. Dans le cadre de la déchristianisation, Monaco - toponyme rappelant les moines - est, un temps, rebaptisé Fort d'Hercule. La chute de Napoléon, en 1814, permet la restauration des princes, mais le premier XIXe siècle est critique sur le plan économique. Les ressources sont limitées à une agriculture méditerranéenne, soumise aux aléas climatiques, et à l'exportation d'agrumes. Malgré l'attention d'un prince industrialisateur et philanthrope, Honoré V (qui publie, en 1839, un essai intitulé Du paupérisme en France et des moyens de le détruire), les aspirations libérales et nationales gagnent les notables mentonnais, d'autant que le second traité de Paris, en 1815, a placé Monaco sous le protectorat du royaume de Piémont-Sardaigne. En 1848, le Risorgimento italien et le printemps européen des peuples se traduisent par la sécession de Menton et de Roquebrune. C'est un deuxième grave échec : 94 % du territoire et 84 % de la population sont perdus. La charte constitutionnelle octroyée n'est pas appliquée ; mais la marche de la garde civique, écrite pour manifester à Monaco la fidélité au Prince, devient l'hymne national à la fin du XIXe siècle.
La nécessaire reconversion économique après la sécession permet le miracle monégasque : une renaissance grâce au tourisme aristocratique balnéaire et au jeu. Le traité franco-monégasque de 1861 indemnise le Prince Charles III de la perte de Roquebrune et de Menton et prévoit l'arrivée du chemin de fer. Le territoire s'urbanise rapidement autour du casino et des grands hôtels. Le quartier nouveau de Monte-Carlo, sur le plateau des Spélugues, est baptisé, en 1866, du nom du souverain. À partir d'un noyau primitif (1 200 habitants en 1861), la Principauté accueille rapidement plusieurs milliers de nouveaux résidents et de visiteurs. La création, en 1904 et 1908, des communes françaises de Beausoleil et de Cap d'Ail, détachées de La Turbie, découle de l'urbanisation monégasque. La société devient cosmopolite : élites européennes, mais aussi ouvriers d'origine piémontaise. En 1910, seules trois cents familles sont présentes à Monaco depuis plus de cent ans, alors que la population compte déjà 19 000 habitants. Sur le plan intérieur, Albert Ier, Prince navigateur et savant dont les travaux et le mécénat permettent d'asseoir la science nouvelle de l'océanographie, accorde une constitution en 1911. Une assemblée élue, le Conseil national, vote le budget et les lois, dont l'initiative appartient au prince seul. La Première Guerre mondiale puis la crise des années 1930 marquent la fin du modèle économique fondé exclusivement sur le tourisme aristocratique hivernal et le jeu. En 1934, une loi sur les holdings ouvre la voie d'une reconversion vers la place financière. Les difficultés sociales entraînent l'adoption d'une priorité nationale pour l'emploi. Sur le plan extérieur, un nouveau traité avec la France resserre les liens entre les deux pays en 1918. Mais Paris s'oppose à ce que la Principauté rejoigne la Société des nations. Malgré deux occupations entre 1942 et 1944, italienne puis allemande, Monaco garde son indépendance pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le Prince Rainier III s'efforce, durant tout son règne (1949-2005), d'améliorer la situation internationale de la Principauté. Monaco rejoint d'abord les organisations spécialisées de l'ONU, puis, grâce à la fin de la guerre froide, qui avait gelé les admissions de nouveaux membres, adhère à l'ONU elle-même en 1993. Sanctionnant son appartenance aux États de droit, le Conseil de l'Europe accueille la Principauté en 2004. En 1962, une crise qui a pour origine la question fiscale et le contrôle des stations de radio périphériques forme un accroc dans la « communauté de destins » établie au XVIIe siècle entre la France et Monaco. Elle aboutit à la remise à plat de toutes les conventions de voisinage et à la mise en place de la TVA. Un nouveau traité avec la France en 2002, suivi d'une nouvelle convention administrative en 2005, permet de sortir d'une relation presque exclusivement bilatérale et de développer un multilatéralisme intensif. Depuis le début du règne du Prince Albert II, les représentations à l'étranger et les voyages diplomatiques, de même que les accréditations d'ambassadeurs, sont multipliés. En encourageant notamment les implantations industrielles légères et non polluantes, le Prince Rainier III s'est efforcé de diversifier le tissu économique monégasque. Le territoire est accru de 20 % par un gain sur la mer. Le Prince bâtisseur règle aussi définitivement la question constitutionnelle en accordant un nouveau texte fondamental en 1962, réformé en 2002. Depuis son avènement, le Prince Albert II s'attache, par une politique volontariste d'ouverture et de transparence, à combattre l'image de « paradis fiscal » encore parfois associée à la Principauté.


L'affirmation de l'identité


La dilution de la population monégasque primitive appelle une affirmation de l'identité par une communauté nationale devenue minoritaire dans son propre pays à la fin du XIXe siècle. Dès 1923, un Comité des traditions locales est créé, devenu depuis Comité national des traditions monégasques. Prenant conscience de la disparition progressive du dialecte local, le poète Louis Notari (1879-1961) publie, en 1927, une première oeuvre littéraire fondatrice pour la renaissance de la langue monégasque, A legenda de Santa Devota. Dans sa préface, il reconnaît qu'il n'y a « absolument aucune littérature monégasque, ni écrite, ni orale. [...] Que nous reste-t-il à faire ? [...] Essayer d'écrire comme nous parlions avec nos vieux, comme nous parlons encore entre nous. » En 1931, il propose donc pour l'hymne national de nouvelles paroles en monégasque. Le dialecte local fait l'objet d'études universitaires à partir des années 1940. Des outils sont mis au point : une grammaire en 1960, un dictionnaire en 1963, ce qui permet l'enseignement du monégasque à l'école primaire dès 1976, élargi au premier cycle du secondaire en 1979 et au deuxième cycle en 1998. À côté de la langue, l'histoire porte également la mémoire collective. Dès 1863, peu de temps après la sécession de Menton et de Roquebrune, est écrit un premier manuel d'histoire de Monaco.
La fête nationale concorde au départ avec la fête patronymique du souverain, qui pouvait être le jour marquant les festivités du début du règne. En 1734, l'avènement d'Honoré III a lieu le jour de la Saint-Honoré. En 1857, Charles III institue la fête du souverain le jour de la Saint-Charles, le 4 novembre. Puis, avec Albert Ier (1889-1922), c'est le 15 novembre. La Saint-Louis tombant pendant la période estivale creuse, Louis II (1922-1949) choisit le 17 janvier, jour de la Saint-Antoine, en hommage à la première-née de ses petits-enfants, Antoinette. En 1951, au début du règne du Prince Rainier III, la fête nationale est fixée au 19 novembre, fête du bienheureux Rainier et jour d'avènement du souverain en 1949. En 2005, en hommage à son père, le Prince Albert II maintient la date, transformant ainsi la fête du Prince en une fête véritablement nationale.
Pour assurer l'indépendance de leur territoire et accompagner son développement, les Grimaldi ont toujours joué d'une situation géopolitique privilégiée d'interface entre monde français et monde italien, réussissant, comme l'a dit Léopold Sédar Senghor lors de sa visite dans la Principauté en 1977, à faire de Monaco une « Grèce du XXe siècle ».