2015 est une année exceptionnelle. C'est celle du centenaire du 24 avril 1915, le centenaire du génocide.
Le 24 avril 2015, je serai à Erevan. Je n'y serai pas en mon nom personnel mais au nom de la France.
Le 24 avril 1915, une tragédie fut commise. Les personnalités les plus brillantes de la communauté arménienne furent d'abord arrêtées. Parmi celles-ci, il y avait Komitas et c'est autour du monument à Komitas à Paris que vous vous retrouvez tous les 24 avril.
La destruction d'un peuple commence toujours de la même façon. Par la destruction de son esprit, de sa culture, par la négation de son savoir et des hommes et des femmes qui l'incarnent. Ensuite, le processus est hélas établi. Des femmes, des hommes sont assassinés, assassinés parce qu'ils sont arméniens, assassinés parce qu'ils sont juifs, assassinés parce qu'ils sont, non pas dans une société organisée, dans une profession ou dans une culture, non, parce qu'ils sont ce qu'ils sont.
Les Arméniens furent donc assassinés, les hommes d'abord, puis ensuite celles ou ceux qui restaient furent chassés, emmenés, déportés, déportés jusqu'en Syrie. Curieuse et terrible fatalité qui veut que cent ans après, sur les lieux mêmes où la barbarie fut commise, une autre barbarie est encore à l'oeuvre.
Et puis il y a les femmes, les hommes, les enfants qui ne parvinrent jamais là où ils étaient emmenés, parce qu'ils moururent d'épuisement, de faim, de froid. Les survivants, car il y en a eu, furent mis dans des camps préfigurant d'autres camps, ces camps où ils moururent pour la plupart, lorsqu'ils ne se sont pas évadés. Ce fut donc le premier génocide du XXe siècle, ce ne fut pas le dernier.
J'étais hier à Auschwitz. Terrible massacre puisque dans le seul camp d'Auschwitz, 1 100 000 juifs furent tués, assassinés. Mais on ne connaissait pas encore le mot génocide. Il fallut qu'en 1941, avec les premières rumeurs d'extermination de masse à l'est de l'Europe, un juif polonais exilé aux États-Unis, le juriste Raphael Lemkin, inventât le mot génocide. Il pensait aux Arméniens et il imaginait ce qui attendait le peuple juif.
Il avait nommé le crime. Fallait-il encore qu'il puisse être connu. Alors les Arméniens, dispersés dans le monde entier, ont toujours eu à coeur de transmettre, d'apporter les preuves et de pouvoir dire ce qui fut, parce que la mémoire est l'ultime résistance pour interdire l'effacement des martyres. C'est cette mémoire tragique que, de génération en génération, les Arméniens du monde entier transmettent. Pas simplement à leurs enfants ; non, à leurs proches et, partout où ils vivent, à tous ceux qui, à un moment, peuvent se poser une question simple : mais pourquoi donc les Arméniens, êtes-vous venus ici ? Et vous répondez : « Nous sommes venus ici parce que nous sommes des survivants ou des enfants de survivants. »
C'est pourquoi il y a eu un combat, le vôtre, mais pas simplement le vôtre, le combat de la reconnaissance. Et c'est en 2001, le 29 janvier, que la France reconnut le génocide arménien. C'est une loi toute simple, toute simple à écrire, qui ne fut pas toute simple à faire voter, mais qui comporte un seul article : « La France reconnaît le génocide arménien. »
Cette loi était nécessaire parce que l'histoire de l'Arménie et de la France est mêlée depuis longtemps. Déjà avant 1915, Clemenceau et Jaurès défendaient la cause des Arméniens persécutés. Clemenceau et Jaurès, les mêmes qui avaient défendu Dreyfus.
En 1909, la marine française, la marine de la République française, était venue au secours des Arméniens de Cilicie, et les bateaux français furent encore là en 1915 pour sauver les combattants du mont Moïse. Voilà ce qui avait créé une relation indestructible. Et c'est au nom de cette amitié, de ce souvenir, que des dizaines de milliers d'Arméniens ont choisi la France pour refuge. Le plus souvent venus par Marseille, ils se sont établis là où ils pouvaient être accueillis. Ils ont apporté à la France leur vaillance, leur confiance et leur espérance. Ils ont adopté la France comme leur patrie. Ils ont donné leur sang pendant le premier conflit mondial, quand ils furent appelés à combattre, et durant le second, notamment dans la Résistance avec la figure emblématique de Manouchian.
Mais ils ont fait plus que cela, plus qu'apporter les preuves qu'ils étaient des Français de plein exercice, qui aimaient leur pays tout en n'oubliant rien de leur histoire. Ils ont convaincu la France de l'ineffaçable douleur qu'ils ressentaient, de l'impossible oubli. Et donc ils ont lutté, avec d'autres, pour que la vérité soit dite sur le malheur qui s'était abattu sur eux et sur leurs familles.
Cette loi, elle était aussi nécessaire pour les absents, pour ces 1 500 000 hommes, femmes et enfants qui étaient morts et dont Charles Aznavour a chanté le martyre « pour qu'ils ne finissent pas - ce sont ses mots - recouverts par un vent de sable et puis d'oubli ».
La loi du 29 janvier 2001 ne visait pas simplement à dire ce qui s'était produit. La loi ne visait pas, non plus, à contraindre les historiens parce que nulle loi ne peut changer l'Histoire. Non, ce qui était à l'oeuvre, c'était de tirer toutes les conclusions des historiens qui avaient patiemment, méticuleusement confirmé l'organisation du crime et décrit son ampleur.
Et encore aujourd'hui, les chercheurs sont à l'oeuvre dans le monde entier pour donner des précisions sur cette horreur.
La loi française n'est pas une accusation à l'égard des vivants, c'est un devoir à l'égard des morts et un apaisement à l'égard des descendants. Et c'est pourquoi la négation est insupportable car elle est une insulte. Le droit doit protéger la société des manipulations, de toutes les manipulations. Et c'est la position de la France par rapport au négationnisme, c'est la position de son Parlement, même si l'on sait qu'il y a eu une décision du Conseil constitutionnel qui doit être respectée.
Et c'est la position de la France, au sens qu'elle défend ce droit devant la Cour européenne des droits de l'homme. Le débat est en effet porté maintenant à ce niveau et j'ai voulu que notre pays intervienne pour dire et expliquer ce qu'était la conception que nous avons de la liberté. La liberté d'expression, la liberté de la presse, nous nous sommes levés encore ces derniers jours pour la défendre après les massacres de Paris. La liberté d'expression est sacrée mais la liberté d'expression que nous voulons à tout prix préserver n'est pas et ne sera jamais une falsification. Elle ne permettra jamais une apologie, et c'est ce que nous devons d'ailleurs toujours transmettre à nos enfants. Il y a une différence entre l'insolence, l'impertinence, la contestation des opinions et la falsification, la manipulation, la négation d'un crime contre l'humanité.
La France ne fait de leçon à personne, elle sait ce que peuvent être les plaies dans l'histoire d'une nation. Chaque peuple a sa fierté, chaque peuple a des périodes de gloire, chaque peuple a aussi des tourments. Chaque pays a pu connaître dans son long cheminement des temps plus noirs, le nôtre aussi. Et les rappeler fait mal. Mais les taire entretiendrait le mal.
Le rôle de la France est donc de contribuer à l'apaisement, au dialogue, à la paix. Il faut toujours qu'il y ait à un moment des pionniers, des avant-gardes. La France a cette prétention de l'être.
Je sais aussi qu'il y a toujours de l'espoir, partout. En Arménie comme en Turquie, il y a beaucoup d'esprits libres qui travaillent à cette réconciliation. Des initiatives ont été prises en Turquie, des déclarations ont été faites. Je pense, notamment, à ces intellectuels qui ont demandé pardon en décembre 2008 à leurs soeurs et à leurs frères arméniens. Je n'oublie pas le courage de Hrant Dink qui a payé de sa vie son engagement pour la vérité. J'ai rendu moi-même, lorsque je suis allé en Turquie, hommage à Hrant Dink et j'ai salué sa veuve.
Les autorités turques ont, l'année dernière, rappelé la signification du 24 avril, ce sont leurs mots, et voulu s'associer à la commémoration et aux souffrances vécues par les Arméniens. L'effort de vérité doit se poursuivre et je suis convaincu que cette année du centenaire verra de nouveaux gestes, de nouvelles étapes sur le chemin de la reconnaissance. Et il est temps de briser les tabous et que les deux nations, Arménie et Turquie, inventent un nouveau départ.
En France, la commémoration du centenaire va être l'occasion d'une grande effervescence. Le comité 2015 que vous animez va inviter tous les Français à se réunir, à se recueillir et à réfléchir sur ce que fut le génocide des Arméniens dans l'histoire de l'humanité. Il y aura des dizaines d'événements, des centaines même, et il y aura des expositions, des concerts, des pièces de théâtre. Vitalité de la culture, culture française, culture inspirée par les plus grands auteurs arméniens.
La mémoire ne doit pas être utilisée pour diviser mais au contraire pour rassembler, pour dénoncer les préjugés et réunir, une fois encore réconcilier, et c'est possible. Le centenaire du génocide arménien ne doit pas être simplement dédié à la commémoration mais doit être aussi consacré à la paix et au progrès pour l'Arménie.
Car, dans cette région, la situation est également préoccupante.
Aujourd'hui, la frontière entre la Turquie et l'Arménie est fermée. Elle est fermée depuis 1993. Elle doit être rouverte. C'est l'esprit d'ailleurs des protocoles qui avaient été signés en 2009 à Zurich, en présence de la France, et ce doit être une étape importante dans le rapprochement entre les deux pays. Les esprits y sont-ils prêts ? Une tribune a été signée par des intellectuels arméniens et turcs à l'automne dernier. Ils disent leur rêve commun qu'entre Arméniens et Turcs s'ouvre dans le respect de l'histoire de chacun des peuples une nouvelle étape avec des gestes forts.
Et c'est aussi par rapport à cet enjeu de paix que je veux aborder la question du Karabagh. Le 12 mai 2014, jour du 20e anniversaire du cessez-le-feu au Karabagh, j'étais présent à Bakou et l'après-midi à Erevan. Je voulais ainsi symboliquement marquer l'importance de cette date et la nécessité de trouver une solution à ce conflit qui a fait de nombreuses victimes, des dizaines de milliers de victimes il y a vingt ans et qui continue encore à faire des morts, pas plus tard que ces derniers jours.
J'ai proposé personnellement au président de l'Arménie de l'accueillir à Paris avec le président de l'Azerbaïdjan pour que nous puissions trouver un règlement au conflit. J'ai réuni un sommet le 27 octobre à cet effet.
Je pourrais me lasser et considérer que c'est un dossier, il y en a tant d'autres, qu'il n'est pas utile d'ouvrir puisque c'est tellement difficile de parvenir à une ébauche de solutions. Eh bien non. Je considère que la France a ce devoir, a cette responsabilité d'oeuvrer pour une solution durable et pacifique au différend entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan.
Depuis cent ans, la région du Caucase a connu trop de guerres, trop de drames, trop de malheurs pour que nous puissions nous résigner. Et quand je vois ce qu'elle pourrait être, cette région, sa richesse, ses possibilités de développement, le lien qu'elle peut offrir entre l'Europe et l'Asie, entre le passé et l'avenir, je me dis qu'il ne faut pas nous résigner.
La France a décidé aussi d'investir en Arménie. La France est le premier investisseur occidental en Arménie mais il y a trop peu d'investissements en Arménie, et nous devons prendre conscience, vous le savez, des difficultés pour l'Arménie d'exporter, d'importer.
Alors j'invite les entrepreneurs français, je ne parle pas des entrepreneurs arméniens, les entrepreneurs français, pas tous d'origine arménienne, à faire davantage pour l'économie de l'Arménie et à renforcer ainsi l'amitié entre nos deux pays.
Vous représentez ici les 500 000 Français d'origine arménienne, les 500 000 Français qui ont reçu en héritage une part de l'histoire de l'Arménie. Mais aussi, une part de la responsabilité de son avenir. Vous avez cette force qui vous a permis d'être ce que vous êtes ici, dans votre pays, la France ; c'est la force de l'histoire de l'Arménie, la culture de l'Arménie. Et avec la diaspora, cette diaspora à l'échelle du monde qui a défié le temps et l'adversité, vous avez une force de plus.
J'ai donc confiance dans l'avenir de l'Arménie et j'ai confiance aussi en vous parce que vous avez appris la vertu de la patience. Il fut long et difficile le chemin du peuple arménien. C'est ce qu'avait coutume de dire Achod Malakian, lorsqu'il se souvenait de son propre parcours. Petit garçon débarqué à quatre ans à Marseille, au quai de la Joliette un jour de 1924, il a fait son chemin puisqu'il était devenu un grand cinéaste, un des plus grands cinéastes français, Henri Verneuil.
Ce parcours-là a été aussi celui de beaucoup d'entre vous, de vos parents, de vos grands-parents. Le chemin a été long et difficile pour le peuple arménien, pour faire reconnaître le crime, le génocide dont il a été victime. Il a été long et difficile le chemin des réprouvés, des apatrides qui prirent la France pour refuge dans l'entre-deux-guerres.
Eh bien, vous avez réussi, vous êtes des femmes et des hommes de fidélité, fidèles à vos origines, fidèles à votre histoire, fidèles à vos familles, fidèles à l'Arménie mais surtout fidèles à votre pays, la France, que vous défendez et dont vous savez que les valeurs peuvent être pour le monde des exemples d'émancipation et de dignité.
Et au moment où notre pays a été frappé par la barbarie, par l'intolérance, par la haine, par le terrorisme, vous nous donnez, Arméniens de France, Français d'origine arménienne, un exemple de dignité qui fait votre fierté et qui fait donc la nôtre.
Nous remercions le Président François Hollande de nous avoir donné l'autorisation de reproduire, en exclusivité, pour notre Dossier spécial, ce discours prononcé à Paris, le 28 janvier 2015, devant le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France.