Analyse d'un négationnisme d'État

Dossiers spéciaux : n° 147 : Il y a cent ans… le génocide arménien

Pour les chercheurs qui travaillent sur les violences de masse, les attaques ottomanes qui ont visé les Arméniens en 1915 et ont fait disparaître la moitié d'entre eux constituent à n'en pas douter un génocide. Raphael Lemkin avait d'ailleurs ces déportations et ces massacres en tête lorsqu'il a forgé le terme. Mais un siècle après les faits, la Turquie ne manifeste aucune honte face à ces massacres, et son argumentation se borne à considérer que ce type de traitement des minorités est tout à fait acceptable, même encore aujourd'hui. Les arguments négationnistes turcs, développés avec aplomb sur le site internet du ministère des Affaires étrangères, ne sont donc pas seulement lamentables : ils sont également dangereux.
Selon l'État turc, la politique de déportation menée en 1915 était nécessaire pour la défense du pays : elle se justifiait par l'élimination de la « cinquième colonne » au moment de la bataille des Dardanelles, alors que la menace d'une invasion russe, potentiellement soutenue par les populations arméniennes, pesait sur la frontière orientale. Mais, malgré l'existence reconnue de quelques poches de résistance armée arménienne, rares sont les historiens à considérer comme justifiée la déportation d'une population tout entière. Comme l'affirme Donald Bloxham : « Globalement, peu d'indices laissent penser à une menace arménienne dans les régions orientales... Les leaders religieux et politiques arméniens de 1914-1915 prêchaient la loyauté et la placidité, et encourageaient les jeunes à remplir leurs obligations militaires vis-à-vis de l'Empire ottoman. De plus, la grande majorité des Arméniens n'étaient pas politisés. La résistance arménienne est restée très localisée et désespérée ; elle agissait en réaction aux actions de liquidation. »
Les affrontements avec les groupes arméniens ne peuvent remettre en cause la qualification de génocide accolée aux événements de 1915. Ils n'excusent en rien ni n'atténuent - et encore moins ne justifient - une politique qui visait à débarrasser l'Anatolie orientale d'un groupe qui représentait 30 % de la population. Le crime de génocide a été introduit par la Convention des Nations unies de 1948 précisément pour dissuader l'élaboration de politiques de persécution des minorités dans des périodes de menace et d'urgence nationale, lorsque des groupes qui ont subi des discriminations sont, de ce fait même, tentés de soutenir un envahisseur. Ce danger peut éventuellement justifier leur retrait des lignes de front ou l'emprisonnement des leaders révolutionnaires, mais il ne peut être une excuse pour ce que le rapport Harbord, adressé au gouvernement américain en 1919, a décrit comme un « attentat systématique contre une race ».
La source qui fait autorité s'agissant du négationnisme de la République de Turquie est le site internet de son ministère des Affaires étrangères. Sous le titre « Controverse entre la Turquie et l'Arménie sur les événements de 1915 », il affiche un « récapitulatif des faits historiques » soigneusement peaufiné, qui réfute les allégations de génocide et même toute accusation de mauvaise conduite de la part de l'Empire ottoman ou de ses forces. Au premier abord, ce site se démarque par ses omissions - par exemple, de la campagne de « turquisation » menée par le CUP (Comité Union et Progrès), illustrée par le changement des noms chrétiens de lieux et par les lois d'expropriation appliquées aux Arméniens, sans contrepartie ni compensation. Ces éléments, indices probants du génocide, ne sont nulle part évoqués. Pas plus qu'il n'est fait mention de l'autre possibilité, à savoir le crime contre l'humanité, malgré les tentatives désespérées, sur chaque page, de réfuter le mot en « G ». Le crime de génocide est le pire exemple de crime contre l'humanité. Le meurtre de masse d'un groupe ethnique qui ne prend pas l'ampleur d'un génocide tombe dans la catégorie des autres crimes contre l'humanité - la persécution, le déplacement forcé, l'extermination et autres atrocités - définis par l'article 7 du traité de Rome de 1998 instituant la Cour pénale internationale. Le gouvernement turc n'accepte pas, ni ne semble comprendre ou même daigner évoquer la seule option logiquement possible après avoir nié l'intention génocidaire des « Jeunes Turcs » : reconnaître que leurs ordres de déportation massive et systématique des populations arméniennes, dans des circonstances meurtrières, constituent un crime contre l'humanité - et sans l'ombre d'un doute un crime de persécution. Au contraire, le site internet dément toute malveillance, en s'appuyant sur l'argument du tu quoque rejeté à Nuremberg, à savoir « vous (ou d'autres) avez fait la même chose ». C'était une guerre civile, avance le site : les Arméniens ont tué des musulmans et se seraient alliés à la Russie. Leur « déplacement » loin de la ligne de front était donc non seulement excusable, mais justifié.
Dans ce tableau, au-delà des omissions, bien des éléments ne sont pas cohérents. À commencer par les lamentations sur cette « période tragique » pour tous ceux qui ont « immensément souffert » - Turcs comme Arméniens, et tous les autres peuples de l'Empire. Qualifier un crime de « tragédie » est une tactique de communication habituelle de la part de ceux qui défendent l'indéfendable. Le gouvernement britannique l'a utilisée à plusieurs reprises pour éviter d'embarrasser la Turquie. Le site internet insiste sur le fait que les Turcs ayant souffert de cette « tragédie » ont été plus nombreux que les Arméniens : « Un plus grand nombre de Turcs sont morts ou ont été tués dans les années précédant la guerre ou durant le conflit. » Ces calculs de bac à sable (« j'ai perdu plus que toi ») tombent à côté de la plaque : la grande majorité des Turcs n'ont pas été tués par des Arméniens, mais par des Russes, des Britanniques et des Français.
Il est tout aussi inexact de soutenir que des Arméniens auraient perpétré de nombreux massacres de Turcs après le renversement du cours de la guerre en 1917 - des affirmations qui ne répondent en aucune manière à la question de l'existence d'un génocide en 1915. Il en va de même pour le terrorisme arménien des années 1970 et du début des années 1980, responsable de l'assassinat d'une trentaine de Turcs, diplomates et employés de compagnies aériennes, ressassé sur le site internet. Il s'agissait effectivement de représailles perverses, parce qu'elles attentaient à la vie de diplomates et de passagers aériens du fait de leur origine ethnique - et procédaient de fait (comme l'a montré l'éminent avocat turc Mumtaz Soysal) d'une campagne génocidaire. Mais plutôt que de réfuter l'accusation de génocide en 1915, la comparaison ne fait en réalité que la renforcer.
Après ses expressions de compassion à l'égard de toutes les victimes de l'Empire ottoman, le « récapitulatif » prend des accents lyriques pour célébrer « huit siècles de relations turco-arméniennes essentiellement fondées sur l'amitié, la tolérance et la coexistence pacifique » entre Turcs et Arméniens. En réalité, le prix à payer pour la paix était une citoyenneté de second rang et une tolérance qui n'était valable que tant que les Arméniens acceptaient ce statut. En 1914, et à la lumière de l'article 61 du traité de Berlin signé en 1878, cette situation n'était déjà plus acceptable. La Turquie actuelle devrait avoir l'honnêteté de le reconnaître. Après tout, la République de Turquie est désormais un pays différent, constitué de personnes qui devraient être fières que, sous Atatürk, une nation moderne ait émergé de l'autoritarisme ottoman et de la perfidie du CUP. Au lieu de cela, les Turcs ont choisi de rester engoncés dans un nationalisme à fleur de peau, qui perçoit toute critique intègre de leur histoire comme une insulte à la « turcité ». De ce point de vue, le rejet par l'Allemagne moderne de toutes les dimensions de la Shoah ne peut qu'être plus frappant.
Les événements, peut-on encore lire sur le site, se sont produits dans « un Empire au bord de l'effondrement qui se battait sur plusieurs fronts pour assurer sa survie ». C'est vrai jusqu'à un certain point, mais cela ne justifie en rien un crime contre l'humanité. Il n'est pas dit que l'« Empire » ne méritait pas de survivre ou que son destin était la conséquence du choix du CUP de lancer ses armées dans le sillage de l'Allemagne, malgré l'invasion illégale et brutale de la Belgique. La position la plus morale à adopter était celle de la neutralité, que d'ailleurs la majorité des habitants de l'Empire préféraient. Mais les Jeunes Turcs estimaient que l'Allemagne avait toutes les chances de l'emporter, et qu'ils pouvaient espérer s'emparer de territoires russes et récupérer quelques miettes de leur Empire en voie d'effritement.
Vient ensuite la controverse principale : en 1915, en réaction à « des activités missionnaires d'ordre politique, la radicalisation et la militarisation de groupes arméniens nationalistes, dont certains avaient rejoint l'armée d'invasion russe », le gouvernement « a ordonné le déplacement des populations arméniennes résidant dans les zones de combat ou à proximité, vers les provinces méridionales, éloignées des lignes d'approvisionnement et de transport de l'armée ».
L'utilisation du terme « déplacement » est un formidable euphémisme : c'est un mot bien terne pour décrire l'expropriation par la force des terres et des maisons, les exécutions de masse des individus mâles, suivies par les marches forcées imposées aux femmes et aux enfants sur des centaines de kilomètres, sous la menace des fusils et à la merci des aléas climatiques, des maladies et des pillards, pour finalement aboutir dans un marécage infesté par la typhoïde, au milieu du désert, sans abri ni nourriture. Et pour ce qui est de « déplacer » les personnes originaires des zones de conflit ou des alentours, un coup d'oeil à la carte suffit pour voir combien certaines étaient distantes de ces aires. À Ankara, ville très éloignée des combats, quelque 60 000 Arméniens ont été déportés, sur une population de 62 000 personnes. L'idée même que l'urgence de la situation militaire exigeait ces « déplacements » est infondée, sauf peut-être dans le cas de Van, lorsque la ville a été reprise.
Comment justifier, même sur la base de l'hypothèse turque - sous-estimée - de « seulement » 600 000 morts sur 1,1 million (chiffre qui laisse délibérément de côté les milliers de personnes vendues comme esclaves ou forcées de se convertir à l'islam pour avoir la vie sauve), la désolation semée sur les convois et l'indifférence de l'État face au nombre de morts qui s'accroissait de mois en mois ? D'après le site internet, le gouvernement a « pris un certain nombre de mesures pour sécuriser les transferts », mais la « situation de temps de guerre » explique les décès - ou encore le brigandage, la famine, les épidémies, mais en tout cas jamais l'État. Ces explications ne sont pas crédibles : c'est le gouvernement central qui a préparé et fait adopter la « loi temporaire de déportation » et qui a été rapidement informé de ses conséquences (qu'il avait dû prévoir). Le site internet reconnaît l'existence de certains « fonctionnaires indisciplinés » - visiblement une allusion aux gouverneurs provinciaux qui ont ordonné le meurtre des hommes arméniens, actions pour lesquelles le terme d'indiscipline est un euphémisme encore plus scandaleux que celui de « déplacement ». Ces personnes auraient été sanctionnées en 1916 par des cours martiales, et certaines l'ont effectivement été, mais en général pour des faits de corruption et pour s'être emparées de biens arméniens à des fins d'enrichissement personnel. Aucune mention n'est faite des lois confiscatoires qui ont ouvert la voie à ces saisies de biens « abandonnés » et qui ont autorisé la vente des maisons afin d'y reloger les réfugiés musulmans - preuve flagrante que le gouvernement central n'envisageait pas le retour des « déplacés ».
Le site affirme qu'« il n'existe aucune preuve authentique d'un plan prémédité visant à tuer les Arméniens ». De manière générale, les procédures pénales fonctionnent sur la base de déductions à partir des preuves disponibles : outre les confessions des dirigeants turcs et les procès de Constantinople, les déportations étaient certainement planifiées, de même que les lois prévoyant la saisie par l'État des biens et des habitations. Faire marcher les Arméniens (et seulement des Arméniens) sur des routes interminables, en ayant conscience que nombre d'entre eux mourraient en chemin, tués par des pillards et des musulmans revanchards, ou encore terrassés par la maladie et la famine, implique nécessairement une préméditation, et engage la responsabilité du gouvernement pour ces conséquences hautement prévisibles.
« Le tissu socio-culturel ottoman n'intégrait pas les attitudes racistes qui auraient pu ouvrir la voie à un crime aussi horrible », maintient le texte d'un ton doucereux, alors que ce même tissu a permis des crimes de nature comparable à la cathédrale d'Urfa en 1895 et à Adana en 1909. La campagne de « turquisation » qui s'est déroulée après 1908 visait à inculquer aux Turcs leur supériorité socio-culturelle, à diaboliser les Arméniens en les présentant comme des dangers pour le corps politique et même à supprimer tous les noms non islamiques des villes et des rues. Au début de la guerre, le docile ayatollah du CUP a même prononcé une fatwa contre les infidèles, offrant les portes du paradis à tous les tueurs de chrétiens (exception faite des Allemands).
Le site internet propose une description détaillée de ce qu'il désigne comme « les événements de 1915 et la controverse turco-arménienne sur l'Histoire », alors que cette controverse porte non pas sur les faits eux-mêmes mais sur le droit et son application aux données historiques. Le texte répète que la culpabilité de la perte de centaines de milliers de vies arméniennes ne repose que sur « quelques fonctionnaires ottomans indisciplinés ». Il développe l'argument des « impondérables militaires ». La population arménienne était de mèche avec les Russes, avec en vue l'obtention d'un pays à eux : les Arméniens « résidant dans les zones de combat ou à proximité devaient être transférés vers les provinces méridionales, éloignées des lignes d'approvisionnement et de transport de l'armée ». Comme la plupart des négationnistes, le site internet laisse de côté le fait attesté que la conscription des hommes arméniens valides âgés de 20 à 45 ans a été lancée le 3 août 1914, au lendemain de l'accord secret conclu avec l'Allemagne, et qu'elle a par la suite été étendue aux 18-20 ans et aux 45-60 ans. Ces conscrits ont été désarmés en février 1915 et transférés vers des unités de soutien au sein de l'armée ottomane. Résultat : les villages d'Anatolie orientale ont été dépeuplés de la majeure partie des hommes valides. Il y restait quelques exemptés, des réfractaires et ceux qui attendaient encore l'appel, mais l'évidence est là : il n'y avait quasiment plus d'hommes en état de combattre. L'image d'une région en ébullition, peuplée d'insurgés, est une falsification.
Le site ne contient aucune référence aux observateurs indépendants qui rejettent l'argument de la « guerre civile ». Le vice-maréchal Pomiankowski, attaché militaire austro-hongrois au quartier général de l'armée ottomane, a affirmé que les hommes arméniens valides étaient incorporés puis liquidés « afin d'annihiler les défenses du reste de la population ». Il a enquêté sur le soulèvement de Van et l'a qualifié d'« acte de désespoir » et d'action défensive, car les Arméniens « avaient compris que la boucherie généralisée avait débuté dans les environs de Van, et qu'ils en seraient les prochaines victimes ». Morgenthau, lui aussi, a remarqué que les hommes valides étaient éliminés « dans le but de transformer la partie la plus vulnérable de la population en une proie facile ». Les dépêches consulaires allemandes envoyées à Berlin en 1915 soulèvent la question d'une éventuelle guerre civile ainsi que celle de l'intention ou de la capacité des Arméniens d'organiser une insurrection générale, mais y répondent par la négative. « Dans leur grande majorité, ils ne sont en aucune manière impliqués dans des insurrections », affirme le vice-consul Samsun. Et l'ambassadeur Wagenheim lui-même, architecte en chef de l'alliance militaire turco-allemande, a indiqué avec certitude à Berlin, le 15 avril 1915, que depuis le renversement du sultan « les Arméniens ont renoncé à l'idée d'une révolution ». Et d'ajouter : « Il n'existe actuellement aucun préparatif pour une telle révolution. »


Les prétendus « faits »


La rubrique suivante du site internet vise à réfuter les « allégations arméniennes de génocide » à partir de ce qui est présenté comme des « faits ».
Fait n° 1 : moins de 1,5 million d'Arméniens vivaient dans l'Empire ottoman, donc moins de 1,5 million de personnes sont mortes.
Le texte suggère que 1,05 million d'Arméniens vivaient dans l'Empire (il s'agit de l'estimation ottomane) et que 600 000 sont morts. Les propagandistes ne semblent pas réaliser la portée juridique de ce qu'ils admettent ainsi. Le « génocide » implique l'extinction de tout ou partie d'un groupe. La destruction de 60 % d'un groupe représente une proportion substantielle. Il faut ajouter, bien sûr, que l'Église arménienne (qui était bien placée pour recueillir ce type d'informations) estimait la population arménienne à 2,1 millions de personnes ; à l'époque, le bilan le plus répandu faisait état de 1,5 million de morts. D'autres calculs crédibles effectués par des historiens impartiaux oscillent entre 800 000 et 1,2 million. Mais ces écarts ont-ils une quelconque importance ? Pas pour un génocide ou des crimes contre l'humanité ! Cet intérêt pour les divergences d'évaluation, de la part du ministère turc des Affaires étrangères (seulement 600 000 morts !), laisse deviner un refus cynique de considérer l'iniquité des tueries de masse.
Fait n° 2 : les pertes arméniennes sont réduites par rapport aux 2,5 millions de musulmans tués durant la même période.
Les pertes arméniennes, qui s'élèvent à 60 % de la population, sont donc « réduites » ? Quoi qu'il en soit, ces 2,5 millions de décès ne sont pas survenus sur la même période, mais plutôt entre 1912 et 1922, intervalle qui a vu les musulmans des armées turques perdre les Balkans (1912), perdre la guerre puis, entre 1919 et 1922, se battre à la fois entre eux et contre les Russes, les Grecs, les Assyriens et les Arméniens. Cet argument est indéfendable et malheureux. Lors d'une guerre, tout le monde souffre, notamment du fait des décisions étatiques. Les Jeunes Turcs n'étaient absolument pas obligés de s'engager dans une guerre mondiale : ils l'ont fait dans l'espoir de participer au partage d'un butin et ont lancé l'agression initiale contre la Russie en 1914. Ils ont sacrifié 2 millions de leurs hommes au cours des quatre années suivantes, sans poursuivre un but légitime. Mais la question est ici de savoir s'il est juste qu'un État, alors qu'il est en guerre, décide de supprimer une part notable d'un groupe ethnique, pour l'essentiel des civils innocents, afin d'anéantir une petite faction terroriste (ou indépendantiste) au sein de ce groupe. Les Jeunes Turcs l'ont fait, mais d'autres également par la suite. L'exemple le plus récent est celui de l'ex-président du Sri Lanka, Rajapaksa, dont l'armée a tué entre 40 000 et 70 000 civils en 2009 afin de détruire les Tigres tamouls. Ce genre de décision est condamnable, à la fois sur le plan moral et sur le plan juridique. La négation du génocide arménien pose à cet égard un problème : elle autorise des dirigeants comme Rajapaksa à justifier le meurtre de masse à caractère génocidaire comme une méthode légitime en vue d'assécher un marais terroriste.
Fait n° 3 : certaines preuves souvent citées par les Arméniens proviennent de sources discutables et partiales.
Il en va de même des preuves avancées par les Turcs. C'est pourquoi les chercheurs impartiaux privilégient les sources émanant de diplomates et de missionnaires allemands ou autrichiens, ainsi que le rapport Harbord et les câbles diplomatiques américains. Le site web n'identifie qu'une seule « source douteuse » supposée, à savoir l'ambassadeur américain Morgenthau : il aurait calomnié les Turcs afin de convaincre le président Wilson d'entrer en guerre (ce qui contredit un autre argument négationniste visant Morgenthau, selon lequel les citations à charge de ses conversations avec Talaat ont été publiées après la fin de la guerre et n'apparaissent pas dans ces câbles). Toute honte bue, le « fait n° 3 » est étayé par une déclaration faite par l'ambassadeur américain en Turquie en 1921, soit six ans plus tard. Celui-ci se plaint de fausses informations selon lesquelles les Turcs seraient en train de massacrer des Arméniens. La citation est trompeuse : elle n'est liée en rien aux événements de 1915. Quelles qu'aient été les motivations de Morgenthau, il ne fait aucun doute qu'il a effectivement eu de nombreuses conversations avec Talaat et qu'il a retranscrit dans ses câbles adressés à Washington les propos les plus graves de son interlocuteur. Morgenthau n'est bien entendu qu'une des nombreuses sources disponibles. En tant qu'ambassadeur, il avait accès à des renseignements privilégiés du fait de ses contacts avec de nombreux informateurs, notamment les consuls et les missionnaires américains en Anatolie orientale, où les déportations ont débuté, et à Alep, destination finale des marches forcées. Leurs rapports et leurs télégrammes ne laissent aucun doute sur l'intention génocidaire du CUP.
Fait n° 4 : la mort des Arméniens ne constitue pas un génocide.
Cette proposition - qui se place plus sur le plan du droit que sur celui des faits - repose avant tout sur l'affirmation que les Arméniens en tant que groupe se sont soulevés contre leur propre gouvernement et se sont empressés de rejoindre les forces russes avant de se lancer dans une guerre civile dirigée par les partisans du Dashnak et du Hentchak. Ces explications ne collent pas avec les récits objectifs, qui suggèrent plutôt que les combattants de la libération (ou les terroristes, comme la Turquie les appelle) ne pouvaient compter que sur un soutien très restreint des dirigeants de leur communauté, qu'il s'agisse des membres du clergé ou des marchands. La seule preuve fournie à l'appui de ce « fait n° 4 » réside dans des citations des leaders du Dashnak, qui exagèrent naturellement leur propre influence, extraites d'articles publiés par les journaux du parti. L'armée russe disposait effectivement de plusieurs brigades arméniennes, mais celles-ci étaient constituées essentiellement d'Arméniens vivant en Russie. Le site internet avance un argument intéressant : « L'alliance politique des Arméniens-Ottomans avec les forces russes, à des fins violentes. » Cette expression laisse entendre que les expropriations et les déportations étaient décidées en fonction non pas de l'origine ethnique mais des choix politiques. C'est-à-dire que les tueries (de la même manière que l'extermination des koulaks par Staline) ont représenté un « politicide » mais pas un génocide. Il s'agit donc là de la reconnaissance d'un crime contre l'humanité, le site web ne semblant pas saisir les conséquences logiques de son propre cheminement. Quoi qu'il en soit, ce passage de l'argumentaire confond les motivations avec l'intention : les Jeunes Turcs avaient beau croire que les Arméniens accueilleraient à bras ouverts l'armée russe, ils avaient l'intention de les détruire parce qu'ils étaient arméniens. De plus, les vieillards, les femmes et les enfants étaient envoyés dans les convois, alors qu'ils n'étaient en aucune manière des révolutionnaires violents et qu'ils ne pouvaient prêter main-forte à l'armée russe. La majorité des hommes valides étaient enrôlés dans des unités de travailleurs : ceux qui étaient restés dans les villes ont été massacrés sur ordre des gouverneurs provinciaux avant la marche.
L'accent est ensuite mis sur le fait que les ordres de « déplacement » ne mentionnaient aucune consigne de meurtre - « fait » qui n'en est pas un, dans la mesure où un génocide s'appuie rarement sur un ordre explicite de tuer. Les minutes de la conférence de Wannsee, par exemple, ne contiennent qu'une seule décision : les femmes et les enfants juifs devaient être « évacués vers l'Est » alors que les hommes âgés devaient être placés en « maisons de soins ». Une des circulaires de Talaat suinte l'inquiétude pour les déportés et donne des instructions sur l'approvisionnement en nourriture et en médicaments des convois. Mais même les négationnistes l'admettent : à supposer que ces ordres aient été donnés, ils n'ont pas été exécutés. C'était une évidence pour tous les observateurs, et le gouvernement central ne pouvait l'ignorer.
Une courte phrase du « fait n° 4 » sonne comme un aveu : « Des colonnes de centaines d'Arméniens [étaient] surveillées par seulement deux gendarmes. Lorsque les musulmans locaux attaquaient les colonnes, les Arméniens étaient dépouillés et tués. » Mais à cet aveu succède rapidement une excuse : « Ces musulmans avaient eux-mêmes enduré de grandes souffrances aux mains des Arméniens et des Russes. » Cela signifie-t-il que les « musulmans locaux » (en fait, en général, des bandes de chettis, ces prisonniers libérés pour tuer) qui appliquaient cette vengeance criminelle sur des colonnes sans défense de femmes et d'enfants pouvaient être absous ? Le meurtre de vengeance n'est en aucun cas admissible, de la part des musulmans opprimés comme de celle des Arméniens persécutés qui ont par la suite tué d'anciens Jeunes Turcs dans le cadre de l'opération Némésis. Raphael Lemkin a conçu une loi sur le génocide précisément parce qu'il avait compris, après l'acquittement de l'assassin de Talaat, que la violence vengeresse ne devait pas avoir droit de cité.
Enfin, des parallèles abusifs sont dressés avec la Shoah - le pire des génocides à n'en pas douter, ce qui n'en fait pas le seul exemple de ce type de crimes. « Les Juifs de Berlin ont été tués et leurs synagogues profanées. Les Arméniens d'Istanbul ont pu vivre tout au long de la Première Guerre mondiale, leurs églises sont restées ouvertes. » C'est là de la pure malhonnêteté intellectuelle. Premièrement, les leaders arméniens ont été raflés le 24 avril, la plupart n'ayant jamais refait surface par la suite, et des éléments de preuves publiés par Lepsius font état de la déportation de 10 000 Arméniens hors de Constantinople (d'autres estimations montent jusqu'à 30 000 personnes). Deuxièmement, plus de 1 600 églises arméniennes d'Anatolie ont été détruites ou transformées en mosquées. Troisièmement, Istanbul-Constantinople était la capitale, et les ambassades et agences de presse des pays étrangers y montaient la garde. Le gouvernement ne pouvait donc pas ordonner la destruction d'églises chrétiennes où ses alliés allemands se rendaient pour prier.
Fait n° 5 : les procès de Malte ont exonéré la Turquie.
Ce « fait » affirme de manière grotesque qu'aucun crime n'a été commis à l'encontre des Arméniens, dans la mesure où les Turcs emmenés à Malte pour y être jugés ont été « acquittés » et « innocentés ». En vérité, les Britanniques ont reconnu qu'ils avaient rencontré des difficultés juridiques : à cette époque, les États ne pouvaient pas juger des fonctionnaires de gouvernements étrangers pour des crimes commis à l'égard de leur propre peuple. Les principaux cadres du génocide s'étaient enfuis vers l'Allemagne ; les preuves manquaient pour montrer que certains accusés avaient pris part aux massacres ; et, de toute façon, les Britanniques, en l'absence du soutien des alliés (France, Russie, Italie) et devant l'échec du traité de Sèvres, ont été contraints de libérer ces hommes en échange de soldats britanniques qu'Ankara détenait en otages précisément dans cette perspective.
Aucune allusion n'est faite aux procès de 1919 et 1920 qui, eux, ont abouti à la condamnation des principaux dirigeants du CUP, même si les peines ont été prononcées par contumace. Cette omission en dit long sur l'état actuel du négationnisme turc. Les poursuites en question trouvent leur source dans la honte sincère et dans la colère qui s'exprimaient au sein du Parti libéral - qui dominait le Parlement dans la Constantinople d'après-guerre - et se fondaient sur des preuves collectées par deux commissions d'enquête et validées par cinq juges d'un tribunal militaire. Contrairement aux affirmations des négationnistes, les procédures judiciaires furent menées selon les standards de l'époque et ont vu la participation active de seize avocats de la défense - emmenés par le président du barreau turc. Ceux-ci ont à de nombreuses reprises et avec vigueur défié les procureurs, leurs témoins et bien souvent le panel de juges, remettant le procès en cause par leurs questions. La Turquie devrait tirer une certaine fierté, ou du moins un certain réconfort, du fait que les criminels de guerre ottomans ont été jugés peu de temps après leur défaite. Mais l'injonction du négationnisme impose d'occulter ce fait, qui doit être remplacé par l'affirmation infondée d'une « disculpation » britannique.
Fait n° 6 : malgré le verdict du tribunal de Malte, les terroristes arméniens se sont lancés dans une guerre de vengeance qui se poursuit aujourd'hui.
Évoquer les « verdicts » d'un tribunal qui n'a même pas vu le jour est malhonnête. Pour ce qui est de la vengeance, des attentats arméniens contre des consulats et des compagnies aériennes turcs se sont produits des années 1970 jusqu'au milieu des années 1980. Ils ont provoqué plus d'une trentaine de morts et sont inexcusables - indéfendables sur un plan moral et contre-productifs. Mais ces actes n'ont évidemment aucun impact sur la qualification de ce qui s'est produit en 1915. Il est fait mention de l'« opération Némésis » en 1921, qui vit Soghomon Tehlirian assassiner Talaat. En revanche, rien n'est dit sur les dépositions du pasteur Johannes Lepsius, du général Otto Liman von Sanders et d'autres témoins allemands de première main recueillis par le tribunal de Berlin. Celui-ci a estimé que les atrocités avaient été si abominables que l'assassin (qui avait perdu toute sa famille dans les massacres) ne devait pas être condamné : sa raison avait été altérée par le traumatisme.
Fait n° 7 : les archives de plusieurs autres pays devraient être étudiées en profondeur et avec attention avant de conclure qu'un génocide s'est produit.
La recherche historique est toujours bénéfique, et toutes les archives ottomanes et arméniennes devraient être ouvertes aux chercheurs du monde entier. La Turquie devrait également abroger l'article s301 de son Code pénal, qui punit l'« affirmation de génocide ». Mais alors que le centenaire du génocide approche, la prétendue nécessité de recherches historiques supplémentaires sur un éventuel génocide est rappelée de plus en plus fréquemment. Elle a même été mise en exergue par une déclaration du président Erdogan en 2014, qui a répété qu'il était trop tôt pour affirmer qu'un génocide s'était produit, car les historiens devaient encore ouvrir les archives. C'est tout à fait absurde : tout le monde sait ce qui est arrivé - et pourquoi - aux Arméniens en 1915. Chacun peut déjà accéder aux rapports des témoins oculaires, aux correspondances et aux mémoires diplomatiques qui pourraient être publiés. Quelques dépêches révélatrices seront peut-être dénichées dans les archives ottomanes (Taner Akçam en a trouvé pour le livre qu'il a publié en 2012), de même que de nouvelles notes sanguinaires dans les caves du Dashnak. S'il existait des preuves encore cachées dans les archives ottomanes pouvant disculper l'Empire, il serait bien surprenant que les Turcs ne les aient pas rendues publiques. Justin McCarthy et d'autres chercheurs, qui examinent méthodiquement les dépêches de l'armée turque, suggèrent que les soulèvements arméniens étaient plus courants et plus dangereux que d'autres sources ne l'affirment. Mais la perception des officiers militaires ne peut remettre en cause ce que des témoins impartiaux (et d'autres partiaux mais honnêtes) ont vu de leurs yeux en 1915, au moment où les faits se sont produits - ces faits qui auraient été qualifiés de génocide si le mot avait existé dans le dictionnaire. Cet argument, qui repousse toute décision sur la qualification de génocide jusqu'à l'ouverture de la totalité des archives, n'est qu'une manoeuvre dilatoire.
Fait n° 8 : la Shoah n'a aucun rapport avec l'expérience ottomane.
La Shoah présente peu de points communs avec d'autres génocides, qu'il s'agisse de l'industrialisation au moyen des chambres à gaz ou du choix de viser un groupe ethnique qui ne revendiquait pas de libération et qui ne s'était pas engagé dans des actions de résistance. Mais ces différences - et il y en a bien d'autres - n'empêchent pas que des agressions commises sur d'autres groupes à d'autres époques correspondent à la définition du génocide. Quoi qu'il en soit, il existe clairement une relation entre ces deux tentatives visant à détruire un peuple, et la plupart des organisations juives l'admettent. Dans les deux cas, le groupe cible est un « peuple » doté d'organisations qui exigent l'indépendance ou l'autonomie. Et le même « mode d'action délibérée » montre l'intention génocidaire : déshumanisation, haine raciale alimentée par la ferveur nationaliste, préparation, persécution en temps de paix et enfin déportation et extermination sous couvert de guerre mondiale, expropriation, le tout suivi de la négation des crimes (qui dans le cas de l'Allemagne ne s'est pas prolongée après la chute d'Hitler). Le sens d'une loi sur le génocide est d'empêcher les États de tuer ou de déporter des citoyens d'un même groupe ethnique, précisément parce qu'ils appartiennent à ce groupe. De ce point de vue, la similarité entre les deux génocides est indéniable, et pose une question troublante, une des grandes énigmes de l'Histoire : la Shoah se serait-elle produite si les tribunaux pénaux internationaux promis à Versailles et à Sèvres pour juger le Kaiser et ses généraux ainsi que Talaat et ses complices avaient vu le jour en 1921 ? Au moins Hitler n'aurait pas pu dire en 1939 : « Qui se souvient des Arméniens ? »
En résumé, le gouvernement turc actuel ne nie pas que des déportations et des massacres ont eu lieu, mais il s'efforce de les présenter comme une réponse justifiée à l'insurrection civile ou comme une réaction également justifiée à une menace de démembrement de l'Empire ottoman par l'étranger - menace devenue très concrète après le débarquement des Alliés dans les Dardanelles en avril 1915 et les avancées russes dans l'Est. Le gouvernement unioniste et ses leaders Jeunes Turcs ont très certainement redouté que ces événements ne débouchent sur la création d'une Arménie indépendante. Les fonctionnaires qui sont passés devant les tribunaux en 1919 ont évoqué en des termes dramatiques les sept mois du siège de Gallipoli, menace directe contre Constantinople. Cette bataille a certainement été dure, même si les envahisseurs se sont rapidement enlisés et n'ont pas progressé jusqu'à leur retraite finale. Leur arrivée le 24 avril a été l'événement déclencheur de la rafle et du meurtre des intellectuels arméniens et des déportations des mois suivants. Mais aucune menace - y compris contre l'existence de l'État - ne pouvait justifier un génocide, l'élimination délibérée d'une part substantielle d'un groupe de personnes vivant dans cet État. Une note officielle du ministre de l'Intérieur de Talaat destinée au grand vizirat le 26 mai 1915 déclare que, d'une part, les Arméniens situés dans les zones de combat aident l'ennemi et que, d'autre part, les puissances étrangères soutiennent leurs revendications d'autonomie. Le ministre explique également que « des discussions sont en cours [concernant la politique de déportation] pour mettre fin à ce problème... de manière exhaustive et absolue ». Difficile de trouver preuve plus éclatante de l'intention d'éliminer le « problème », c'est-à-dire les Arméniens de manière « absolue ». Il s'agit bien d'une intention génocidaire : malgré les difficultés que rencontrait l'Empire ottoman à l'époque, rien ne peut justifier le choix de cette solution finale - dans le sens où elle était « exhaustive et absolue ». Le site internet ne fait évidemment pas mention des lois confiscatoires et des « commissions de liquidation » qui saisissaient les maisons et les biens arméniens, malhonnêtement présentés comme « abandonnés ». Les négationnistes auront du mal à remettre en cause ce « fait », preuve concrète de l'intention génocidaire.