Les Grands de ce monde s'expriment dans

Cent ans de négationnisme

Pour la première fois en 99 ans, le président turc a adressé un message officiel au peuple arménien afin de lui présenter ses condoléances pour la souffrance infligée aux descendants de ceux qui ont perdu la vie en 1915. Il n'était pas question d'excuses mais au moins, pour la première fois, un homme d'État turc a fait preuve d'humanité en exprimant de telles condoléances. J'estime que c'est un bon début, même s'il n'y a pas eu de prolongement - des excuses pour le massacre de Dersim, par exemple - et même s'il s'agissait juste d'une formalité.
Les commémorations du 24 avril sont devenues un rituel dans le monde entier. Ces dernières années, il a même été possible d'organiser des événements commémoratifs en Turquie. Nous le devons au mouvement des droits de l'homme.
La première commémoration du génocide, du « nettoyage ethnique » qui a débuté par la rafle des intellectuels arméniens, et dont les pratiques et l'impact ont perduré jusqu'à nos jours, s'est tenue à Istanbul. En avril 1919, pour la première fois depuis le génocide, la communauté arménienne a pu se rassembler et célébrer le souvenir des victimes dans trois églises.
Lors de cette célébration, Teotig, écrivain et éditeur arménien qui avait survécu au génocide, distribua son livre Monument au 11 avril. Cet ouvrage dresse la liste des intellectuels, des écrivains, journalistes, médecins, éditeurs, pharmaciens, hommes d'affaires et représentants d'autres professions disparus lors des massacres et qui formaient l'élite de la communauté. C'est également un livre important du point de vue du mouvement des droits de l'homme, car il documente ce qui constitue peut-être la première rafle de l'histoire. Il a été publié à Istanbul (1).
D'autres événements se sont déroulés dans la capitale. Le Parlement ottoman, dont Talaat Pacha était membre, a créé en son sein une commission d'enquête, rédigé un rapport et organisé des débats.
Par ailleurs, certains responsables de la déportation des Arméniens ont été jugés par des tribunaux militaires qui les ont reconnus coupables et condamnés à des peines de prison. Des membres du gouvernement du Comité Union et Progrès (CUP), principaux responsables de cette politique, ont été jugés par contumace. Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha ont été condamnés à mort. De nombreux suspects ont également été arrêtés et emprisonnés - et par la suite envoyés à Malte pour des raisons de sécurité. Mais le « Printemps turc » a été de courte durée (2).


Le nouvel ordre mondial après le génocide

À la fin de la Première Guerre mondiale, le dernier gouvernement constitutionnel à Istanbul signa un accord de cessez-le-feu avec les puissances de l'Entente, tout comme l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Bulgarie. Il participa ensuite aux négociations de la Conférence de paix de Paris, en 1919, qui visait à mettre en place un nouveau système international (3). À l'issue de celles-ci, il accepta les conditions du traité de Sèvres, qui imposait à la Turquie de lourdes réparations. De la même manière que l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Bulgarie les avaient acceptées. Un des articles du traité donnait naissance à une Arménie et à un Kurdistan indépendants.
Mais entre-temps, les Alliés s'étaient emparés d'Istanbul, et le Parlement avait été dissous. Aucun Majlis ne pouvait donc ratifier ces accords sur-le-champ. Le nouveau Majlis se réunit un mois plus tard à Ankara, et décida ne pas ratifier le traité, qui fut donc déclaré nul et non avenu avant même d'avoir pu être appliqué.
Le « droit à l'autodétermination », l'un des concepts dominants au sein de la communauté internationale de l'époque, était particulièrement défendu par le président américain Woodrow Wilson. La révolution soviétique soutenait également ce principe et rassemblait plusieurs nations autour de cette idée. Traduite en disposition constitutionnelle, elle permit aux républiques soviétiques de déclarer plus facilement leur indépendance au début des années 1990.
Mais, malgré l'adoption de ce principe, l'apparition de nouveaux États-nations issus des Empires austro-hongrois et ottoman a mis en avant la douloureuse question des « minorités ».
La nouvelle République de Turquie, fondée sur les ruines de l'Empire ottoman, tirait sa légitimité internationale du droit à l'autodétermination et de l'idée que les Turcs faisaient partie des nations opprimées par l'empire disparu. Les nouveaux dirigeants allèrent même encore plus loin, déclarant qu'ils comptaient un représentant du peuple kurde et qu'ils avaient un plan d'autonomie pour le Kurdistan. Résultat : à la fin de la guerre, les dirigeants kurdes se prononcèrent à une écrasante majorité pour un soutien au gouvernement turc, inquiets qu'ils étaient de se voir sanctionnés à la suite du génocide arménien.
En vertu de quoi, chaque fois que les peuples indigènes, anciens sujets de l'empire plurinational disparu, revendiquaient des droits accrus, le gouvernement d'Ankara, qui dès ses débuts avait mis l'accent sur le « droit des Turcs à l'autodétermination », leur répondait qu'en tant que « minorités » ils ne pouvaient se réclamer de ce principe. Cette situation déboucha sur un conflit entre les peuples qui se disputaient les mêmes zones géographiques, dont l'issue fut la création de la République de Turquie.
En présentant ces affrontements comme une guerre « anti-impérialiste », le gouvernement d'Ankara réussit à se ménager le soutien de l'Union soviétique. Il parvint également à rallier Londres et Paris à l'idée selon laquelle la Turquie pourrait se comporter en État tampon entre l'Union soviétique, d'une part, et les empires britannique et français, d'autre part.
Les kémalistes « anti-impérialistes » ne tirèrent pas un seul coup de feu contre les unités italiennes débarquées à Antalya, ni contre les forces britanniques déployées sur la côte anatolienne, ou encore contre les unités militaires internationales qui prirent le contrôle des environs des Dardanelles et d'Istanbul. Mais la garantie donnée par les Français aux Arméniens tout juste sortis du génocide qu'ils pourraient retourner dans leur patrie, ainsi que la présence d'Africains dans les forces venues se battre aux côtés des Arméniens provoquèrent un sursaut de « fierté nationale ».
Depuis le débarquement des forces de l'ancien sujet grec à Izmir et l'appel aux Grecs expulsés de la région égéenne à rentrer chez eux, de telles attitudes suscitaient un sentiment de révolte. L'élite turque fut contrainte d'accepter le mandat américain, « en vogue » à l'époque. Pour sa sécurité, la République d'Arménie, qui avait été fondée sur des territoires appartenant à l'ancien Empire russe, était également désireuse de pouvoir bénéficier d'un mandat américain.
La victoire des révolutionnaires soviétiques lors de la guerre civile russe en 1922 apporta un soutien de premier ordre au gouvernement d'Ankara lors de la bataille finale. Les tentatives de l'Angleterre, de la France et des États-Unis de jouer un rôle dans les événements en Russie furent vaines. Ces pays durent par ailleurs faire face à des contestations du système au sein de leurs propres sociétés (4). L'Europe d'après-guerre était en proie à des grèves générales et à des soulèvements. Fatiguée par la Première Guerre mondiale, l'opinion publique s'opposait aux aventures militaires. La France était embourbée dans les révoltes arabes en Syrie, de même que l'Angleterre en Irak. Bref, personne ne se préoccupait du sort et de l'avenir des peuples d'Anatolie et de Mésopotamie, présents dans ces régions depuis des millénaires. Après les ravages des armes chimiques utilisées sur le front, la guerre civile russe et les dégâts causés par la faim, l'Occident ferma les yeux sur la tragédie vécue par les Arméniens, les Grecs, les Nestoriens et les Chaldéens. Confrontés à leurs propres problèmes, les pays occidentaux restèrent indifférents face au génocide et à la purification ethnique que le gouvernement d'Ankara poursuivait en toute impunité. La seule revendication de ces peuples était de disposer d'une « patrie » où ils pourraient vivre en sécurité. Mais la seule chose qu'ils obtinrent des Occidentaux fut l'augmentation des quotas d'immigration. La guerre avait, en effet, décimé la population masculine, ce qui engendrait une pénurie de main-d'oeuvre (après le génocide, les survivants durent endurer une deuxième phase de massacres et de déportations sous la botte du gouvernement d'Ankara). Les quotas d'immigration vers l'Amérique du Nord et l'Europe étant remplis, la seule solution pour la masse des nouveaux migrants fut de prendre la direction de l'Amérique latine et de l'Australie.
Le président Wilson, arrivé en 1919 à Paris empli du « romantisme de l'autoconviction », en repartit profondément déçu. Les Arméniens, les Kurdes et les Assyriens avaient envoyé des délégations à la conférence de paix et, dans le chaos ambiant, tentèrent de faire part de leurs souffrances aux délégations des différents États représentés. Mais la seule préoccupation des Anglais était de châtier les Allemands et les Hongrois.
Sans plus de considération pour le « principe d'autodétermination », les nouvelles frontières étendirent artificiellement la Roumanie et la Yougoslavie aux dépens des Hongrois et des Albanais. Ces nouveaux pays furent immédiatement pris à la gorge par la question fondamentale des « droits des minorités ».


La première victoire de l'Est et du Sud


Les Alliés approuvèrent le déploiement de l'armée ottomane, non dissoute, seule force organisée en Orient. Ils en avaient besoin pour éviter une possible contagion de la révolution soviétique dans la région.
Par la suite, les régiments placés sous les ordres du général Kâzim Karabekir, qui étaient devenus les seules forces organisées à la disposition du gouvernement d'Ankara, infligèrent une défaite à la toute nouvelle République d'Arménie et lui imposèrent des conditions de paix très dures en décembre 1920. Le lendemain, une République soviétique d'Arménie fut proclamée sur ces territoires, et le traité de Moscou, signé en 1921 par le gouvernement d'Ankara et les Soviétiques, en prit acte. Par le traité de Brest-Litovsk, signé dès 1918, Moscou avait déjà cédé les provinces de Kars et d'Ardahan, qui faisaient auparavant partie de l'Empire russe et où les Arméniens représentaient 49 % de la population. Ces accords revenaient à étendre au Caucase le génocide qui se déroulait en Anatolie. Même si le gouvernement soviétique parvint, après la Seconde Guerre mondiale, à récupérer les territoires attribués à la Pologne, à la Roumanie, à la Tchécoslovaquie et à la Finlande pendant la période difficile de la révolution, il ne réussit pas à obtenir « au nom des républiques arménienne et géorgienne » le retour de Kars et d'Ardahan, attribuées à la Turquie par le traité de Brest-Litovsk. La Turquie comme la Grèce avaient en effet été intégrées au bloc occidental, au prétexte de la « menace soviétique ».
Aussitôt la « menace arménienne » neutralisée en 1921, les dirigeants du tout récent Parti communiste de Turquie furent assassinés par ceux qui avaient joué un rôle dans le massacre des Arméniens. Grâce à la coopération entre Karabekir et Ankara, les rares députés communistes du Majlis furent arrêtés, et l'alliance de milices et de gangs gauchistes, surnommé l'« armée verte », liquidée. Le gouvernement d'Ankara voulait se rendre à Londres - où devaient démarrer les négociations - auréolé d'une image « non gauchiste ». En parallèle, la France fut le premier pays européen à reconnaître le gouvernement d'Ankara, à condition qu'il mette fin à son soutien aux révoltes arabes.
Cette même année 1921, les déportations visant les survivants grecs et arméniens reprirent. Début 1919, Mustafa Kemal avait affiché une attitude critique à l'égard du massacre des Arméniens. Mais en mai suivant, après être revenu de Samsun, où on l'avait envoyé pour résoudre les problèmes de sécurité liés aux « Grecs », il choisit pour assurer sa protection rapprochée les forces paramilitaires de Topal Osman. Ce dernier avait joué un rôle dans le massacre des Arméniens et se consacrait désormais principalement à l'attaque de villages grecs, tuant les habitants ou les forçant à fuir. En 1921, en compagnie de Sakalli Nureddin Pacha, commandant en chef de l'armée du centre, il prit part à des atrocités contre les Grecs et les Kurdes alévis dans les régions du Pontus et de Koçgiri, s'attirant la réprobation du Majlis d'Ankara.
Les légionnaires français se débattaient, eux, contre les attaques des unités désorganisées de l'Organisation spéciale (Teskilât-i Mahsusa), à Marach, à Urfa, en Cilicie et à Antep. Depuis les révoltes arabes, les arrières n'étaient pas non plus très sûrs.
La France fut le premier pays occidental à signer un accord avec le gouvernement d'Ankara en juin 1921. Paris avait pressé les survivants du génocide à rentrer chez eux, avant de les abandonner à leur sort. Comme les Anglais l'avaient fait avec les Arméniens et les Grecs en 1919. Après la conférence de Paris, le Royaume-Uni avait envoyé des troupes à Kars en avril 1919, et avait restitué la ville à la République d'Arménie. Londres avait encouragé les Grecs à débarquer à Izmir et en avait même fait une exigence. Mais, dans le même temps, les autorités britanniques d'Istanbul avaient approuvé la décision du Sultan Vahdeddin d'envoyer Mustafa Kemal sur la côte orientale de la mer Noire pour maintenir l'ordre public et résoudre les problèmes de la population, grecque comme non grecque, qui se plaignait des atrocités commises par les bandes résiduelles de l'Organisation spéciale. Par la suite, le jour de l'arrivée du Pacha à Samsun devint fête nationale - mais cette même journée fut également déclarée jour de deuil et de commémoration du génocide du Pontus.
En 1921, alors que s'ouvraient les premières négociations diplomatiques avec Londres, et qu'étaient signés le traité de Moscou et l'accord avec la France, le traité de Sèvres fut jeté aux oubliettes, moins d'un an après sa signature.
Durant la folle année 1919, il était à la mode de porter un kalpak à Ankara, et d'y épingler un écusson rouge. La résistance de la révolution soviétique contre les généraux du tsar et les corps expéditionnaires étrangers suscitaient de grands espoirs, comparables à ceux soulevés dans toute l'Europe par la bataille de Stalingrad durant la Seconde Guerre mondiale.
Mais, en 1921, la Turquie possédait une frontière commune avec l'Armée rouge, et les sympathies que suscitait le bolchevisme à l'intérieur du pays étaient perçues comme une « menace ». Il était temps pour Ankara de changer son positionnement vis-à-vis de l'Occident. Néanmoins, étant donné qu'en 1922 l'armée grecque, avec l'appui des civils, avait envahi la région égéenne sous les yeux d'une flotte alliée impassible et assiégeait Izmir, le soutien soviétique n'était pas à négliger.
Vue de Turquie, la Première Guerre mondiale s'est donc terminée en 1922 et non en 1918, et la conclusion définitive en fut le traité de Lausanne, signé en 1923. Au final, la Turquie se retrouva dans le camp des vainqueurs. Malgré le soutien qu'elles avaient apporté à la victoire des forces alliées, l'Arménie et la Grèce se retrouvèrent dans celui des vaincus. C'est en quelque sorte ce qui arriva aux Polonais après la Seconde Guerre mondiale. Commencé pour « sauver la Pologne », le conflit se termina par la « défaite de la Pologne ». Personne ne demanda aux Polonais ce qu'ils désiraient. De la même manière qu'on ne s'enquit pas de savoir si les chrétiens d'Anatolie ou les musulmans des Balkans et de Crête, qui firent l'objet d'un échange entre Grèce et Turquie comme s'ils étaient des prisonniers de guerre, souhaitaient ou pas quitter leur pays. Sans parler des Allemands de Prusse orientale ou de Bohême, à qui personne ne demanda où ils voulaient vivre.


Une issue équilibrée, mais est-elle juste ?


Dès 1916, dans un communiqué rédigé en français, le gouvernement de l'Empire ottoman non seulement reconnaissait indirectement la tragédie humaine qui se déroulait dans l'ouest de l'Arménie ou en Orient, mais tenait également les « révolutionnaires » arméniens pour responsables de tous ces événements. À cette époque des empires et de la noblesse, le « révolutionnaire » était l'équivalent du « terroriste » d'aujourd'hui.
Qu'ils fussent proches des Démocrates ou de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), la totalité des civils arméniens furent soumis à une émigration forcée, c'est-à-dire à la déportation, du fait des activités des révolutionnaires arméniens à l'arrière. Le contexte de guerre, les conditions climatiques, les épidémies et l'anarchie ambiante auraient été les principaux facteurs de l'extermination de la population civile. Quant aux responsables, ils étaient à chercher du côté du mouvement révolutionnaire arménien, dont les actions rendaient « nécessaires » ces déportations. Plus diplomatique, la rhétorique de l'État turc attribuait la responsabilité des événements aux seuls révolutionnaires et non aux Arméniens. Même si, par la suite, l'histoire officielle ravala tous les Arméniens au rang de traîtres, insinuant qu'ils avaient mérité ce massacre.
Point de vue relativement équilibré, donc, mais quel est l'avis des révolutionnaires arméniens ? Lors des élections de 1914, la FRA était membre de la coalition du CUP, alors au pouvoir. Les accords de 1914 sur les réformes arméniennes, signés sous les auspices de la Russie et de l'Allemagne, avaient été négociés principalement entre ces deux partis. Par la suite, via ses délégués envoyés au Congrès général de la FRA qui se tint à Erzurum en septembre 1914, le CUP promit de soutenir le soulèvement des Arméniens de Russie lors du conflit prévisible dans le Caucase et de reconnaître leur autonomie. Opérant des deux côtés de la frontière, la FRA se trouvait dans une position embarrassante. Les dirigeants du parti étaient emprisonnés en Russie pour des actions commises lors de la révolution de 1905. Une guerre allait certainement éclater dans les territoires de l'Arménie historique. Ils tentèrent de convaincre le CUP de ne pas y prendre part. Ils choisirent ensuite de suivre la ligne générale des partis de l'Internationale socialiste, dont ils étaient membres. Tout le monde devait intégrer l'armée et accomplir son devoir civique. Au final, et avec le Patriarche arménien, ils poussèrent les Arméniens ottomans à remplir leurs obligations militaires.
Les dirigeants du CUP estimaient qu'après les guerres balkaniques, en des temps difficiles pour l'Empire ottoman, les Arméniens avaient pris modèle sur les jeunes États des Balkans, et leur avaient imposé leur programme de réformes pour gagner en autonomie et par la suite obtenir l'indépendance. Ils redoutaient la puissance de la FRA, qui était déjà un parti légal, avec pignon sur rue.
Les sociaux-démocrates arméniens du Hentchak avaient, quant à eux, intégré la coalition de l'opposition ottomane libérale au CUP, favorable à l'autonomie, et à laquelle appartenait également le petit parti communiste. Ce bloc d'opposition envoya le célèbre révolutionnaire Paramaz et ses camarades de Paris à Istanbul avec le soutien du chef de l'opposition kurde en exil, pacha Sherif, afin qu'ils renversent le régime du CUP, arrivé au pouvoir par un coup d'État (on parlerait aujourd'hui de « junte »). Mais l'Organisation spéciale, qui disposait d'un bon réseau d'informateurs, les arrêta dès leur arrivée à Istanbul. Ce groupe, qui n'avait commis aucun crime, aurait normalement dû écoper d'une peine de cinq ans de prison. Au lieu de cela, en juin 1915, au début des déportations, tous ses membres furent exécutés sur la célèbre place Hurriyet (Beyazit) d'Istanbul. Au mois d'avril de cette même année, les intellectuels qui avaient été arrêtés le 24 puis exilés dans les faubourgs d'Ankara furent répartis en petits groupes et éliminés par des équipes de l'Organisation spéciale dans divers lieux où ils avaient été emmenés à marche forcée. Le tribunal militaire de Diyarbakir les accusa de « trahison ». L'académicien Zohrab, député et écrivain, n'avait pas été arrêté le 24 avril. Reconnu comme le leader politique de la communauté arménienne, il avait participé à la préparation des lois de la réforme ottomane. Membre de la même loge maçonnique que son partenaire de backgammon Talaat Pacha, il fut arrêté en même temps que Vartkes, lui aussi député, et sauvagement assassiné dans les faubourgs d'Urfa, alors qu'ils étaient emmenés vers Diyarbakir pour ce qui devait être un procès. L'équipe de l'Organisation spéciale qui effectua cette mission était commandée par le major Çerkes Ahmet, le responsable du meurtre d'un célèbre journaliste turc en 1912. Cet événement trouva un écho au Parlement ottoman. Talaat Pacha gifla Ahmed Riza Bey, président du Sénat, qui avait émis une protestation au sein de l'assemblée et voulait rendre hommage à Zohrab, membre fondateur du CUP. La seule personne à survivre à cette catastrophe fut le patriarche arménien Zaven, qui avait été exilé à Bagdad et dépouillé de son leadership religieux. Grigor Balakian, qui préparait alors un doctorat de théologie en Allemagne, survécut également à cette campagne. Ce qui fut perçu comme la preuve qu'il pouvait très bien empêcher les crimes lorsque c'était nécessaire. Il n'y avait en effet pas eu d'ordre « codé » s'agissant d'eux.
La bataille des Dardanelles plongea Istanbul dans une paranoïa aiguë. Redoutant un soulèvement arménien dans la ville et sous la menace d'une percée de la flotte alliée, les ministères et certaines institutions se préparèrent même à déménager vers Konya. La défaite infligée à la flotte alliée le 18 mars peut apparaître comme la levée du dernier obstacle à l'expulsion des intellectuels arméniens via une rafle massive. Même si les combats se poursuivaient à terre, en Anatolie, les déportations continuèrent à un rythme soutenu. Comme celle d'Istanbul, les rafles qui eurent lieu dans toute l'Anatolie visèrent les intellectuels ainsi que les leaders politiques et religieux de la communauté. À Van, la machination contre les figures arméniennes de premier plan fut couronnée de succès, mais elle suscita une résistance. Dans les villes frontalières, les Arméniens furent plus nombreux à échapper au génocide. Mais ceux qui habitaient loin de la frontière n'avaient que peu de chance de survie. À Sebinkarahisar et à Urfa, la résistance fut écrasée par des unités militaires sous commandement allemand. En revanche, certains habitants de Musa Dagh, ville côtière, parvinrent à embarquer sur des navires français.
Le génocide arménien fut le premier de l'ère moderne, le premier du XXe siècle. Les innovations technologiques comme le télégraphe et le chemin de fer furent grandement mises à contribution, de la même manière que la Première Guerre mondiale fut le premier exemple d'utilisation intensive des armes de destruction massive. Ce génocide fut donc un reflet de l'esprit de modernité. Mais un reflet tout ce qu'il y a de plus funeste. La combinaison du militarisme et du nationalisme avec les technologies modernes fut lourde de conséquences pour l'humanité.
La modernité apportait aussi l'information de masse, qui rendit visible le génocide arménien : il fut perpétré selon un processus similaire à la Shoah, et le monde entier put le suivre en temps réel. Même si, à l'échelle mondiale, plusieurs groupes jouèrent le jeu du « je n'ai rien vu, rien entendu » et restèrent silencieux... Le New York Times ne fut pas de ceux-là, qui publia 300 articles sur le sujet. Les mouvements des droits de l'homme n'existaient pas à l'époque, mais le réseau missionnaire, d'essence humaniste, s'efforça d'ouvrir les yeux de ceux qui ne voulaient pas voir. Des témoins envoyaient aux consulats américains des comptes rendus consciencieux, leur demandant d'intervenir. Parmi ces missions diplomatiques, tout à fait objectives, certaines tentèrent même d'enrayer la tragédie. Berlin fit en revanche la sourde oreille aux appels du père Lepsius. Même Scheubner, qui deviendra plus tard un compagnon de route d'Hitler et le premier grand « martyr » du mouvement nazi, essaya de raconter la barbarie à Erzurum, s'attendant à ce que l'Allemagne y mette un terme. Berlin n'intervint qu'une seule fois, pour le compte de Juifs expulsés de Palestine. Car, sur le plan militaire, les dirigeants allemands voulaient eux aussi que l'Anatolie soit « vidée ». Qui sait, des colonies germaniques auraient pu peut-être un jour se développer le long de la ligne Berlin-Bagdad ? En 1916, les Russes n'étaient pas mécontents non plus de voir ces territoires débarrassés de leur population, sans pour autant envoyer les Cosaques de la Volga les peupler. Finalement, ils furent bien colonisés, mais par des musulmans expulsés des Balkans, d'origine turque ou non, qui à travers un processus d'assimilation participèrent à la construction de la nation et de l'État-nation turc. Tel ne fut pas, en revanche, le cas des Kurdes qui, comme les Arméniens, étaient pourtant un peuple autochtone de ces régions. Cette plaie jamais refermée a créé les conditions d'un nouveau génocide.
Quelle fut l'attitude du monde civilisé face à ce premier exemple de génocide observable à l'échelle planétaire ? Sa première réaction fut l'effroi, avant qu'il n'y voie l'occasion de relancer la propagande de guerre. À l'évidence, cet effroi, ainsi que l'utilisation d'armes de destruction massive en Europe et la menace concrète du militarisme allemand, soudain incarnée par les attaques sous-marines, contribua à la décision américaine d'entrer en guerre. À quoi il faut ajouter l'affaiblissement du front oriental, suite à la révolution d'Octobre en Russie.
Un débat s'ouvrit sur la manière dont il convenait de qualifier les événements et sur la nouveauté - ou non - de ce phénomène. Certains suggérèrent qu'il s'agissait d'un crime « contre la chrétienté ». De leur côté, les Allemands souhaitaient que le gouvernement ottoman appelle au djihad afin de provoquer une rébellion chez les peuples colonisés. Pour organiser ces soulèvements, les services secrets allemands coopéraient avec l'Organisation spéciale. À des fins de propagande, ils diffusèrent des images de Guillaume II portant un fez et répandirent même la rumeur qu'ils étaient eux-mêmes des « crypto-musulmans ». L'utilisation de commandements religieux par le CUP rendit le génocide arménien plus violent. Le phénomène ne s'arrêta pas aux Arméniens, mais il toucha également les Assyriens, les Chaldéens, les Nestoriens et même parfois les Arabes chrétiens, les Yazidis du Kurdistan et les Juifs. À peine le CUP avait-il commencé à utiliser l'islam comme une « arme » que les Britanniques parvinrent à faire encore mieux : ils incitèrent l'émir de La Mecque, descendant du prophète Mahomet, à se rebeller. Celui-ci publia une fatwa qui rejetait la fatwa du djihad et qui - fait notable - condamnait au nom de l'islam le génocide arménien.
Finalement, les Alliés qualifièrent la politique de destruction massive des Arméniens de « crime contre l'humanité » - et pas seulement contre un groupe ou contre une religion - et s'engagèrent à en juger les responsables après la guerre.
Pour l'avenir de l'humanité, cette prise de position revêtit une importance capitale. Mais elle ne fut malheureusement pas suivie d'effet. Le dernier gouvernement ottoman légitime fit bien ce qui était attendu de lui : il arrêta des personnes sur la base des éléments collectés et, notamment, de la liste des responsables fournie par le Patriarcat. Ces individus furent remis à l'armée britannique, représentante des forces alliées à Istanbul, qui s'étaient engagées à juger les prisonniers devant un tribunal international. Ali Kemal, le ministre de l'Intérieur qui avait mené ces opérations à bien, fut kidnappé chez un barbier à Istanbul en 1922 par le vainqueur d'Izmir, Sakalli Nureddin Pacha, assisté d'une équipe de l'Organisation spéciale. Il fut livré à la foule pour être lynché à Izmit . Après avoir soumis le métropolite Chrysostome de Smyrne, son Excellence le Pacha incendia les quartiers chrétiens d'Izmir et infligea à la population civile les mêmes atrocités qu'il avait imposées aux Grecs du Pontus et aux Alévis de Koçgiri.
Munis d'un « permis de tuer » et sûrs de leur impunité, les criminels voyaient la menace d'un procès international s'éloigner. À Malte, les détenus suspectés de « crimes contre l'humanité » étaient partis pour Ankara depuis bien longtemps et avaient commencé à préparer leurs explications sur « la différence entre les Kurdes et les autres minorités ». Après le limogeage d'Ali Kemal par le gouvernement d'Istanbul sous la pression des membres du CUP, ceux qui étaient mis en cause pour leur action durant le génocide gelèrent l'enquête.
En juillet 1920, Harry H. Lamb, officier supérieur du Haut-commissariat à Istanbul, décrivit ainsi la situation dans son rapport : 1) il est presque impossible d'obtenir un document turc sur les ordres et les instructions donnés sur ces questions par les fonctionnaires du gouvernement central ou ceux des administrations provinciales ; 2) les gouvernements alliés ne sont pas sûrs de leur participation aux poursuites contre les auteurs présumés des massacres ; 3) les autorités du Moyen-Orient sont totalement indifférentes ; 4) la majorité des hommes adultes arméniens et presque tous les intellectuels ont été tués ; 5) aucune instance n'est capable de protéger ceux qui viennent témoigner ou apporter des preuves aux tribunaux, et les intentions des Alliés à ce sujet n'inspirent pas confiance ; 6) le gouvernement britannique relâchera probablement les détenus à Malte en échange de ses prisonniers (FO 371/6500, w.2178, annexe A (dossier 385-118, 386-119)). Au final, la cour de justice de Malte s'adressa aux États-Unis, qui disposaient d'archives fournies sur le génocide arménien. Mais les Américains ne souhaitaient pas se mettre en porte à faux vis-à-vis des kémalistes d'Ankara. Les Turcs étaient, en effet, susceptibles de conserver le contrôle de Mossoul, et Washington ne voulait pas laisser échapper l'occasion d'accéder aux gisements de pétrole de la région grâce au projet de la ligne Chester. L'ancien président Wilson, protecteur des Arméniens, ne disposait plus d'aucune influence.
Avec le fiasco maltais, toute chance était perdue de mettre en place un tribunal international pour juger des crimes contre l'humanité, à la manière de celui qui verrait le jour à Nuremberg.
Lors du premier contact des kémalistes avec les Anglais, Bekir Sami Bey signa un accord d'échange à Londres, le 16 mars 1921. Cet accord prévoyait qu'après leur libération les détenus de Malte seraient jugés à Ankara exactement comme les prisonniers de guerre allemands qui furent jugés à Leipzig. Mais Bekir Sami Bey fut démis de ses fonctions de ministre des Affaires étrangères pour avoir signé un accord sans la permission d'Ankara. Et le 31 octobre 1921, les Anglais échangèrent les détenus turcs contre les prisonniers de guerre britanniques. De Londres, la perspective était la suivante : « Les députés étaient convaincus que même un seul prisonnier de guerre britannique valait un plein navire de Turcs. L'échange fut effectué pour cette raison. » Encore une fois, personne ne souhaitait se rappeler le sort des Arméniens. Comme Hitler devait le dire lors d'une réunion secrète sur l'invasion de la Pologne : « Qui se souvient des Arméniens ? » Son ami Scheubner lui avait longuement parlé de ce qui leur était arrivé. Mais aussi de l'amnésie qui frappait le monde.


Vous avez dit « autodétermination » ?


Le concept d'État-nation est une autre composante idéologique des temps modernes. Sans nation, sans État-nation, la modernité n'aurait pas été possible. Le « droit à l'autodétermination », qui a évolué en fonction des intérêts des grandes puissances, en était l'un des corollaires. Wilson a été le champion de cette idée. Mais elle n'était pas inconnue à Lénine non plus. L'Empire russe, qui était en train de s'émietter sous l'effet de son russo-centrisme, parvint à se rétablir et à assurer sa légitimité dans le cadre de ce principe. Avec la constitution soviétique rédigée par Boukharine en 1936, l'autodétermination fut élevée au rang de principe fondamental et permit quelques décennies plus tard une désintégration pacifique de l'empire soviétique. Grâce au système d'autonomie, ce projet offrit d'une certaine manière aux petites nations la possibilité d'assurer leur survie, même sous l'hégémonie du russe, lingua franca de la région. Les États-nations qui émergèrent sur les ruines des Empires austro-hongrois et ottoman durent faire face au lourd problème des « minorités ». La Turquie en fut l'illustration la plus criante. Les Arméniens ne purent pas associer à leur État-nation une seule parcelle de la Turquie. Car l'un des objectifs de 1915 était justement de les empêcher de créer leur État-nation selon le modèle des Balkans et d'exercer leur droit à l'autodétermination. Ce n'est qu'après s'être soumise à la révolution soviétique que l'Arménie put apparaître comme un « pays », mais d'une certaine manière isolé de l'Arménie historique. Le nationalisme turc naissant, qui endurait le traumatisme de la défaite dans les Balkans, fit payer au peuple arménien le prix de son expulsion de la péninsule balkanique par de nouveaux États-nations. La création d'une « nouvelle Bulgarie » à l'est fut enrayée, mais à quel prix - d'après la formule de Nazim, à celui d'une « tache sur le front ». Le sentiment inconscient de culpabilité tend à rendre plus cruel et à faire durer la cruauté. Après les Balkans, la peur des Turcs de se faire expulser hors d'Anatolie ne s'éteignit pas, malgré leurs victoires. La trahison totale de l'Occident à l'égard des Arméniens les poussa à développer, eux aussi, un curieux sentiment de paranoïa anti-occidentale. Par un miraculeux retournement, ils parvinrent non seulement à survivre à la guerre, mais aussi, par la voie diplomatique, à faire renaître la Turquie de ses cendres, en jouant du nouvel équilibre mondial des puissances né de la révolution de 1917. L'aventurisme panturquiste, les génocides, les horreurs du champ de bataille, la famine : tout fut oublié. De même qu'on oublia que Talaat Pacha et les autres dirigeants du CUP avaient sur les mains le sang de plus d'un million d'Arméniens et d'un million de chrétiens d'Anatolie, mais aussi de plus d'un million de musulmans anatoliens d'origine turque, kurde ou autre, d'Alévis et de Yazidis. Jusqu'à aujourd'hui, la thèse officielle turque a toujours consisté à présenter les morts arméniens comme des pertes humaines ordinaires dues à la guerre. Quant aux membres du triumvirat du CUP, dont le bilan se résume à des crimes contre l'humanité et à la destruction d'un empire, des mausolées à leur gloire ont été érigés sur la colline de la Liberté...
Sans doute le traumatisme des Balkans fut-il surmonté, mais le Medz Yeghern (la Grande Calamité), lui, ne l'a jamais été. Au lieu d'emprunter la voie de la repentance et des réparations, la Turquie s'est lancée dans le négationnisme le plus agressif, alors même que le génocide arménien est commémoré par l'humanité tout entière depuis 1965. Une sorte d'industrie négationniste a été mise en place, qui empoisonne les jeunes générations et entretient le mensonge. Auprès des jeunes, le silence était moins dangereux. Les plus âgés savaient au moins qu'une tragédie s'était produite - qu'ils l'aient approuvée ou non. Depuis 2000 et le gouvernement nationaliste Bahçeli-Ecevit, la politique négationniste redouble d'intensité. Ankara mobilise la diaspora turque dans le monde entier. Un discours de haine s'est diffusé à la fois dans le pays et dans le reste du monde, marquant le retour d'un lobbying criminel. Des mémoriaux ont été détruits. Des rassemblements commémoratifs ont fait l'objet d'intimidations insultantes, la population turque étant mobilisée directement par les consulats. Dans la presse, on insinue que des chercheurs comme Tessa Hofmann et Taner Akçam, qui travaillent sur le sujet, sont soutenus par les services secrets allemands. Ankara concentre ses attaques sur l'Allemagne, car si ce pays allié à la Turquie pendant la Première Guerre mondiale décidait de reconnaître le génocide et de présenter des excuses, la politique négationniste se trouverait définitivement condamnée.
Le négationnisme officiel s'est également focalisé sur les Parlements américain et britannique. Pour éviter toute reconnaissance de leur part, un incroyable lobbying fut déployé. Concernant les Anglais, ces efforts n'étaient cependant pas nécessaires : ils avaient déjà fait leur choix à Malte. 350 députés turcs, dont Erdogan, envoyèrent malgré tout une lettre collective au Parlement britannique, demandant que le Livre bleu, premier recueil de documents et de preuves sur les massacres de 1915, soit interdit au prétexte qu'il constituerait de la « propagande de guerre ». Sükrü Elekdag, diplomate à la retraite et député à l'origine de cette initiative, se heurta à un refus, mais il parvint à faire condamner à une lourde amende l'éditeur Muzaffer Erdogdu (qui avait publié le Livre bleu) qui l'avait « insulté ».
Une véritable campagne de lynchage fut lancée en direction des missionnaires - une population extrêmement marginale en Turquie. Elle prit la forme de nombreux articles et ouvrages faisant la promotion de la thèse négationniste officielle, de séminaires, de conférences et de harcèlement. Elle culmina avec le meurtre de Hrant Dink ainsi que de plusieurs missionnaires et membres du clergé catholique. La négation du génocide était devenue l'une des pierres angulaires de la politique de sécurité nationale de la République de Turquie. Reconnaître l'existence du génocide et l'étudier représentait une menace pour la sécurité nationale.


La création d'une industrie du négationnisme : le Comité de lutte contre les accusations infondées de génocide (ASIMKK)


Tout a commencé par un colloque organisé au Sénat français dans le cadre du dialogue entre intellectuels arméniens et turcs. Le gouvernement d'Ankara envoya la retranscription des différentes interventions par courrier confidentiel à toutes les universités turques, en leur demandant de développer des contre-arguments.
La circulaire n°B.02.0.PPG.0.12.320-8312-2 fut publiée le 29 mai 2001. Elle précisait que « pour neutraliser les efforts visant à faire valoir les allégations de génocide à l'étranger, qui sont constamment réaffirmées au détriment de notre pays, la formation d'une opinion publique consciente doit permettre de mener une lutte plus large ». D'après la circulaire, le Comité de lutte contre les accusations infondées de génocide (ASIMKK), présidé par le vice-premier ministre, serait constitué de représentants des ministres de la Défense nationale, de la Justice, de l'Intérieur, des Affaires étrangères, de l'Éducation nationale et de la Culture, mais aussi de la présidence du Conseil supérieur de l'éducation, du sous-secrétariat à la sécurité nationale, de la présidence de la Société historique turque, de la direction générale des Archives d'État et du secrétariat général du Fonds de promotion du premier ministre.
La circulaire définissait les obligations du comité : « Mettre en oeuvre le programme de formation de l'opinion publique, mener des activités visant à informer et à guider les organisations de la société civile, suivre les développements liés non seulement aux assertions arméniennes mais aussi à celles "des Grecs du Pontus et des Assyriens" et définir les mesures à prendre. » Dès sa première réunion, le Comité fixa le cadre général : « Afin d'informer et de sensibiliser la société turque sur les allégations de génocide dès l'école, il a été décidé de créer le Groupe de travail sur l'éducation nationale de l'ASIMKK, qui sera coordonné par la présidence du Conseil de l'éducation et de la formation du ministère de l'Éducation nationale. »
Le ministre de l'Éducation, Hüseyin Çelik, diffusa une circulaire visant à assurer l'hégémonie de la vision pro-gouvernementale de l'Histoire : « Les professeurs de collège et de lycée doivent travailler sur les allégations infondées des Arméniens, des Grecs du Pontus et des Assyriens orthodoxes, et des concours doivent être organisés. Les programmes et les manuels doivent être élaborés en conséquence. »
La présidence des Affaires religieuses, quant à elle, prononça la phrase suivante dans son message aux croyants, visant les missionnaires : « Personne ne peut nier qu'une croisade moderne est en cours, qui tente de dérober à l'islam notre jeunesse. »
Le ministre d'État des Activités religieuses tira à son tour la sonnette d'alarme : « Sous l'apparence d'un professeur, d'un médecin ou d'une infirmière, les missionnaires chrétiens poursuivent leurs funestes desseins. » De son côté, Rahsan Ecevit affirma lors d'une conférence le 13 juin 2006 : « Depuis avril 2007, 272,5 kilomètres carrés de territoires turcs ont été vendus à des étrangers. Le lobby grec et arménien est à la manoeuvre. » Madame Ecevit parlait-elle au nom de ceux dont le « lobbying » était réel ?
Un rapport des forces armées turques daté du 20 septembre 2006 pointait du doigt une nouvelle fois les missionnaires : « Les missions chrétiennes infligent des dommages à l'État. Le Parti de la justice et du développement doit faire adopter une loi pour mettre fin à la propagation du christianisme. Les missionnaires cherchent aussi à modifier la situation géopolitique. » Selon ce rapport, 10 % de la population turque serait chrétienne en 2020, notamment les Kurdes et les Alévis, et ces croyants seraient l'objet d'un lavage de cerveau.
Dans son rapport du 24 (!) avril 2006, l'Organisation nationale du renseignement enfonce le clou : « Les missionnaires ont oeuvré à la désintégration du pays depuis le XIXe siècle. Aujourd'hui, les Arméniens, les Églises européennes, l'Alliance orthodoxe et le Conseil oecuménique des Églises travaillent main dans la main. Des régions turques sont considérées comme d'anciens territoires chrétiens, désignés comme yazidis, chaldéens, kurdes chrétiens, arméniens, et incluent même le Pontus et la côte ouest. » Toujours selon ce document, entre 1998 et 2001, 8 millions d'évangiles ont été distribués.
L'effort systématique initié par le gouvernement a permis la tenue de nombreux séminaires négationnistes au cours des dix dernières années, non seulement dans le domaine de l'éducation primaire et secondaire mais aussi, à différents niveaux, au sein de l'administration, de la diplomatie et de l'armée. Même le personnel religieux et les guides touristiques ont dû y assister. Des colloques « scientifiques » ont également été organisés dans les universités.
Les chevilles ouvrières des cercles militants qui se battaient sur le front du djihad anti-génocide étaient issues des mouvances du Parti des travailleurs et du Parti lumineux de Turquie, qui ont fondé le Comité Talaat Pacha. Des provocations ont eu lieu en Suisse, à Berlin et à Lyon. Et les chambres de commerce d'Ankara (dont le président a été mis en cause dans l'affaire Ergenekon) et d'Istanbul (dont le président est jugé pour corruption) ont diffusé les traductions en différentes langues des ouvrages négationnistes édités par ces cercles.
Des milliers de livres ont été publiés dans le but de contrer l'influence des « mauvaises » publications sur les Turcs, et un rayon « Arménie » est apparu dans les grandes librairies.
Les actions lancées par le gouvernement Ecevit-Bahçeli ont été poursuivies par le gouvernement Erdogan. La 17e réunion de l'ASIMKK, présidée par Abdullah Gül le 15 mars 2007, a pris la décision de diffuser le documentaire Sari Gelin, qui développe la thèse selon laquelle « avant 1915, les Arméniens ont attaqué les villages turcs et tué leurs habitants, brûlé les maisons et pratiqué la torture ». La date à laquelle fut actée cette décision est intéressante. Elle coïncide, en effet, avec les préparatifs d'un coup de force et avec l'assassinat de Hrant Dink. La tuerie de Malatya s'est produite peu après, puis le fameux e-mémorandum du 28 avril a été publié. Dans la foulée, les électeurs turcs ont été convoqués pour des élections surprises.
Le libellé de la décision de l'ASIMKK est très clair : « Afin que l'information de l'opinion publique soit plus efficace, il sera procédé à l'achat du documentaire Sari Gelin - La Vérité sur la question arménienne auprès du producteur, et il sera adressé à l'état-major, au ministère de l'Éducation nationale, à celui des Affaires étrangères et à l'Organisation nationale du renseignement, ainsi qu'à toutes les institutions pour lesquelles il sera jugé nécessaire. »
L'ASIMKK, auxiliaire du Conseil de sécurité nationale, assume donc des fonctions de « Conseil des gardiens » - à la manière du Comité muzir (de l'obscénité) institué par des militaires et bureaucrates conservateurs et autorisé à décider ce qui est bon ou pas pour les citoyens. Ce dernier a, par exemple, infligé au périodique humoristique Harakiri une lourde sanction qui l'a contraint à cesser sa parution.
Tous les présidents de ce Comité ont été des personnalités « intéressantes ». Après le fondateur Devlet Bahçeli, la présidence fut occupée par Erkan Mumcu, un des chevaux de Troie à l'intérieur du Parti de la justice et du développement, et complice de la tentative de « coup d'État sur internet ». Abdullah Gül lui succéda afin de prendre en main la diaspora en tant que ministre des Affaires étrangères. D'après mes informations, la règle veut que la présidence revienne au ministre des Affaires étrangères en exercice. Mais, en la matière, l'opacité règne. À l'échelon provincial, c'est l'un des gouverneurs adjoints de chaque province qui coordonne les activités locales de l'ASIMKK. À ce dispositif de combat il faut ajouter des liens étroits avec certains acteurs de la « société civile ».

(1) Teotig, Monument to April 11 in Rita Soulahian Kuyumjian, Teotig: Biography, Gomidas Institute, Londres, 2010.
(2) Voir: Dadrian Vahakn N. (1991), « The Documentation of the World War I. Armenian Massacres in the Proceedings of the Turkish Military Tribunal», International Journal of Middle East Studies (23), p. 554. Voir en particulier British Foreign Office Dossiers on Turkish War Criminals, La Verne, CA: American Armenian International College, 1991; traduction en turc, Malta Belgeleri: Ingiltere Disisleri Bakanligi « Türk savas suçlulari» dosyasi, Istanbul, Belge Yayinlari, 2007.
(3) Voir: Margaret MacMillan, Paris, 1919:Six Months That Changed the World, Random House, 2003.
(4) Voir: David Mitchell, 1919 : Red Mirage, Londres, 1970.