Natalia Rutkevich - Le terme de génocide, que vous qualifiez de « crime des crimes », est assez récent. Il date de 1943 et doit son apparition au juriste d'origine polonaise Raphael Lemkin. Son inscription dans le droit pénal international remonte à 1948 et il a fallu attendre encore cinquante ans pour voir les premières condamnations pour génocide en 1998 (dans le cadre du TPI pour le Rwanda). Comment est-on arrivé à l'inscription de ce crime dans le droit pénal international ?
Yves Ternon - Il faut revenir un peu en arrière pour trouver les prémices du processus de prise de conscience de l'existence de crimes de cet ordre. Le droit pénal international commence à se constituer au cours du XIXe siècle, avec le durcissement de la guerre et l'implication de plus en plus fréquente des civils dans les conflits. Cela incite les États européens à mettre en place un certain nombre de régulations dont la première est la Convention de Genève sur les blessés et les prisonniers de 1864. En 1898 et 1907, deux conférences tenues à La Haye établissent la notion de violation des lois et coutumes de la guerre. Il ne s'agit pas encore de justice internationale puisque la garantie de ces règles relève des États. À la fin de la Première Guerre mondiale, on a essayé d'établir quelques tribunaux, notamment en Allemagne et en Turquie, mais ils n'étaient pas très efficaces.
Il faudra toute la violence de la Seconde Guerre mondiale et des crimes nazis pour que la nécessité d'établir un droit pénal international public se traduise dans les faits. Ce sera la Charte de Londres du 8 août 1945 qui va définir trois incriminations : crimes contre la paix ; crimes de guerre (qui vient remplacer la violation des lois et coutumes de la guerre) ; et crimes contre l'humanité. C'est sur ce trépied que se fonde le tribunal de Nuremberg et que se constitue le droit pénal international.
Quant au terme de « crime de génocide », inventé en 1943 comme vous l'avez dit, il trouve sa définition juridique le 9 décembre 1948 dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide votée par l'ONU.
N. R. - Quelle est donc sa définition juridique ? Quelle est la différence, dans le droit international, entre génocide et crime contre l'humanité ?
Y. T. - Le premier article de ladite Convention dit que le crime de génocide est un crime du droit international (ou « crime du droit des gens » en français). L'article 2 dit que le génocide « est l'un quelconque des actes suivants commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »
On voit que cette définition ne permet pas de distinguer formellement le crime de génocide du crime contre l'humanité. Et même l'article 5 de la Cour pénale internationale créée à Rome en 1998 (et qui commence à fonctionner en 2002), qui essaie de définir plus précisément le crime de génocide, en le distinguant des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre, ne va pas nous sortir de cette impasse car il va s'appuyer sur l'article 2 que je viens de citer. Ce problème va générer de nombreuses controverses et ce qu'on appelle la concurrence mémorielle.
N. R. - C'est donc la CPI qui est l'organisme compétent pour qualifier un crime de génocide...
Y. T. - Effectivement, avant la création de la CPI en 1998, il n'y avait pas d'organisme compétent pour juger un crime de génocide sauf les tribunaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda ; mais la CPI ne peut pas agir rétroactivement. Or, elle a été ouverte en 2002, ce qui veut dire que, pour tous les crimes du XXe siècle, on peut discuter tant qu'on veut mais on ne peut pas établir une vérité juridique.
Avant la CPI, tous les tribunaux internationaux, comme les TPI, étaient provisoires et avaient un champ d'action limité (comme le territoire d'un État ou la nationalité des prévenus). La CPI innove car elle est permanente et son champ d'action s'étend à tous les États ayant ratifié le statut de Rome (voire, dans certains cas, dans le monde entier).
N. R. - Malgré l'absence de critères juridiques nets pour distinguer le génocide d'un autre crime de masse, vous affirmez, en tant qu'historien, que le génocide est un crime à part, une infraction bien spécifique...
Y. T. - En effet, les historiens n'ont pas les mêmes brides que les juristes. Un juge est obligé de prononcer un verdict en se basant sur le droit international. Nous, les historiens spécialistes des « Genocide Studies », nous repensons le concept du génocide pour pouvoir mieux cerner ses qualités spécifiques. Pour ma part, j'adhère à la définition suivante du génocide : destruction physique intentionnelle d'une part substantielle d'un groupe humain dont les membres sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe.
Il y a, dans cette définition, cinq critères propres au génocide : il s'agit bien 1) de la destruction physique ; 2) d'une part substantielle (telle que ce groupe ne puisse pas retrouver la place qu'il avait avant le génocide) ; 3) d'un groupe humain (peu importe lequel, c'est l'assassin qui définit le groupe, le fabrique dans sa tête) ; 4) en tant que tel (les membres du groupe sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe) ; 5) avec une intention criminelle (cette dernière notion est la plus difficile à prouver parce qu'il y a rarement des preuves écrites du crime, qui est généralement décidé dans le secret).
Cette définition permet de sortir de l'impasse juridique et de donner une dimension supplémentaire au terme de génocide. Pour comprendre ce crime dans toute sa complexité, il faut convoquer non seulement des juristes et des historiens mais aussi les spécialistes de toutes les sciences humaines : anthropologie, psychologie, sociologie, psychiatrie, etc. Cette définition nous permet aussi de déterminer quels sont les « génocides avérés ».
N. R. - Quels sont, pour vous, les « génocides avérés » ?
Y. T. - Les historiens spécialistes de la question considèrent que trois génocides sont absolument indéniables : celui des Arméniens (1915-1916), la Shoah (1941-1945) et le génocide des Tutsi (1994). Attention : je ne veux pas dire qu'il n'y a pas eu d'autres génocides dans l'Histoire ! On peut certainement parler de génocides à propos du massacre des Herero en Afrique allemande du Sud-Ouest (1904), de la grande famine en Ukraine en 1932-1933, des crimes des Khmers rouges au Cambodge...
N. R. - Que « manque »-t-il, parmi les cinq critères évoqués plus haut, pour pouvoir considérer que ces génocides sont avérés ?
Y. T. - Les preuves ne manquent pas, mais les historiens ne s'accordent pas tous pour les qualifier de génocides et les travaux n'ont pas permis d'établir un consensus, en particulier sur l'intention de l'État criminel.
N. R. - Que dire de Srebrenica, que de nombreux organismes, notamment la Cour internationale de justice, ont qualifié de génocide ? Vous vous êtes opposé à cet avis et vous avez affirmé qu'en qualifiant ce massacre de génocide on « ouvrait la boîte de Pandore »... Mais ne risque-t-on pas de créer une sorte de hiérarchie entre les victimes des massacres de masse si l'on refuse de considérer certaines d'entre elles comme victimes de génocide ?
Y. T. - Je trouve, en effet, que les crimes commis en ex-Yougoslavie, de même par exemple que les massacres des Kurdes par Saddam Hussein, ne relèvent pas du génocide. Srebrenica était un acte isolé et il ne peut être traité de génocide parce qu'on a épargné les femmes et les enfants. On peut revenir sur le terme et parler de « génocide limité », d'« acte génocidaire » ou de « meurtre génocidaire », mais je n'aime pas ajouter des adjectifs au substantif « génocide ». Il est préférable d'employer un autre terme. Mais cela ne veut pas dire que ces gens ont moins souffert, il est très important de le comprendre ! Simplement, du point de vue du droit et de l'Histoire, on est dans une autre perspective, qui n'est pas celle d'un génocide.
Quant à la concurrence mémorielle, voici ma position : parler des génocides, c'est parler des criminels et non pas mettre en concurrence les victimes. Au Mémorial de la Shoah où je travaille sur ces questions, on a évacué cette question de la concurrence des mémoires, qui ne rime à rien. On résout ce problème avec deux postulats : la spécificité du crime de génocide et la singularité de chaque crime de masse qui entre ou n'entre pas dans la catégorie du crime de génocide. Ce n'est pas en qualifiant différemment le crime commis qu'on offense les victimes. Ceux qui essaient d'introduire de la concurrence entre les victimes sont soit malhonnêtes, soit incompétents.
Si l'on parle de trois génocides avérés, ce n'est pas pour exclure mais pour donner une base à notre travail à partir de ces trois événements que j'ai évoqués. Il ne faut pas oublier que la Convention parle non seulement de la répression mais aussi de la prévention du crime de génocide. Or, pour prévenir le crime, il faut comprendre le processus génocidaire. Tout le travail vraiment utile de l'historien va se centrer sur le processus génocidaire.
N. R. - Qu'entendez-vous par « processus génocidaire » ? Et comment le rapporter au génocide des Arméniens ?
Y. T. - J'ai défini plusieurs étapes du processus génocidaire qu'on peut résumer par ces mots : idéologie, ressentiment, totalitarisme, guerre, passage à l'acte.
Je m'explique. À la source des génocides du XXe siècle se trouve une pensée qui se développe en Europe à la fin du XIXe siècle. C'est une pensée à la fois raciste et divergente dans sa forme d'application du racisme. Chez les nazis, elle prendra la forme d'un racisme biologique qui naît en Allemagne à la fin du XIXe siècle ; pour les Tutsi, plus tard, ce sera l'ethnisme ; pour les Jeunes Turcs, qui sont responsables du génocide des Arméniens, c'est le nationalisme qui identifie une race supérieure, une race turque qui est appelée à prendre le pouvoir dans l'Empire ottoman et à dominer cet Empire. C'est le « turquisme ». On peut même parler de panturquisme - expansion de l'espace vital par regroupement de tous les Turcs -, voire de pantouranisme : retrouver ce Turc mythique des origines qui irait recréer l'Empire turc du Pacifique à la Méditerranée. Cette idéologie produit par définition des identités meurtrières. À l'intérieur du pays, c'est le parti Union et Progrès qui en est porteur.
N. R. - Ce parti était pourtant vu comme un mouvement progressiste et porteur de valeurs démocratiques dans l'Empire ottoman décadent...
Y. T. - C'est vrai. Dès le début, le parti de ceux qu'on va appeler les « Jeunes Turcs » a deux visages. Il a d'abord un visage qui séduit l'Europe : démocratique, libéral, quasiment acquis aux idéaux des Lumières, désireux d'établir l'égalité des droits de tous les citoyens de l'Empire ottoman. Mais derrière se cache un autre visage : celui du « turquisme » qui va être développé par plusieurs groupes, notamment par des musulmans venus de Russie où ils ont été persécutés. Mais ce second visage n'est pas révélé immédiatement. Après l'adoption en 1908, à l'issue d'un putsch militaire, d'une Constitution imposée au Sultan, on assiste, en 1909, à un massacre des Arméniens à Adana qui montre que l'entente qui semblait exister entre les Jeunes Turcs et les Arméniens n'est pas réelle. Les Arméniens persécutés et régulièrement massacrés depuis la fin du XIXe siècle dans l'Empire ottoman étaient impliqués dans un mouvement révolutionnaire et demandaient des réformes, tout comme les Jeunes Turcs. Mais leur alliance est imaginaire : les Jeunes Turcs veulent éviter à tout prix la décadence de l'Empire ottoman, qui se décompose à grande vitesse. Ce démembrement crée un ressentiment de plus en plus fort dont les Arméniens seront les premières victimes.
N. R. - Pourquoi les Arméniens sont-ils tenus responsables des déboires de l'Empire ?
Y. T. - L'Empire est en guerre de 1911 à 1923. Même avant son entrée dans la Grande Guerre, il a perdu d'énormes parties de son territoire : les Balkans, la Crète, les dernières possessions en Afrique. En 1913, les Jeunes Turcs s'emparent du pouvoir. Ils sont face au constat suivant : l'Empire n'est plus présent en Europe ni en Afrique, sa présence se limite à l'Asie. C'est là qu'ils développent ce que j'appelle la pensée obsidionale : ils se sentent véritablement assiégés. Le coeur de l'Empire, c'est l'Anatolie. Or de nombreux Grecs et Arméniens y vivent. Aux yeux des Jeunes Turcs, ces peuples constituent une menace. Dès avril 1914, ils passent à l'action et déportent les Grecs des rives de la mer Égée. Ainsi, la notion et la pratique de la déportation sont déjà acquises. Les Arméniens, qui sont de plus en plus persécutés, sentent le danger et demandent l'appui des puissances.
Les puissances discutent, l'Allemagne bloque, mais enfin, en février 1914, les Arméniens obtiennent ce qu'ils demandent depuis trente-cinq ans : un accord sur les réformes en Anatolie orientale, placée sous l'autorité d'inspecteurs étrangers.
Pour les Turcs, c'est une nouvelle offense, source d'un ressentiment encore plus grand. Ils craignent que la création d'une Arménie autonome ou indépendante en Anatolie orientale fasse obstacle à leur expansion vers le Caucase et l'Asie centrale. Survient alors la Grande Guerre, qui va tout précipiter...
N. R. - Est-ce du fait de la guerre que le processus génocidaire a pu aller jusqu'au bout ?
Y. T. - Je le pense. Si avant la guerre le processus génocidaire était réversible, avec la guerre on est dans une marche fatale qui va conduire à l'extermination des Arméniens. Les Jeunes Turcs ne se lancent pas dans la guerre dès son déclenchement : le conflit éclate en août 1914, mais ils n'y entrent qu'en novembre, aux côtés de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie. Ils ont eu le temps de s'y préparer. Plusieurs massacres d'Arméniens ont déjà eu lieu dans cette période. Mais, dès son entrée en guerre, l'Empire ottoman subit défaite sur défaite. Ainsi, la troisième armée turque va être presque entièrement détruite sur le front caucasien, pas tellement par l'armée russe mais surtout par le froid. D'autres défaites suivent : Égypte, menaces sur les Dardanelles et Constantinople. Les Arméniens, soupçonnés de pactiser avec les Russes, sont désignés comme des boucs émissaires. Tous les soldats arméniens sont désarmés et affectés à des tâches non militaires. Les Jeunes Turcs sentent qu'ils vont perdre la guerre, c'est une impasse. En outre, la guerre modifie la vision de l'ennemi : il y a un ennemi extérieur mais aussi un ennemi intérieur qui est désormais vu comme une menace vitale et doit être éradiqué. Il ne s'agit plus de déportation mais de destruction physique. Grâce à la guerre, le permis de tuer est donné facilement non seulement aux militaires mais aussi aux civils. La guerre entraîne un véritable effondrement des barrières morales. On ne respecte plus l'autre en tant qu'individu. C'est dans ce climat qu'est prise, en mars 1915, la décision du passage à l'acte.
N. R. - Comment la perpétration du crime de génocide se décide-t-elle et qui le met en oeuvre ?
Y. T. - La décision est prise par le Comité central du Parti Union et Progrès, donc par neuf ou dix personnes qui décident à la majorité qu'il faut détruire les Arméniens, les faire disparaître. Pour cela, le gouvernement dispose d'un groupe de tueurs : une institution nommée « Organisation spéciale » qui faisait partie de l'armée avant d'être transférée au ministère de l'Intérieur. Elle est chargée d'organiser l'extermination des Arméniens sous le contrôle de secrétaires responsables dans chaque province. Elle sera aidée, dans cette entreprise meurtrière, par des milices de volontaires composées de brigands libérés de prison qu'on appelle les « tchétés ».
N. R. - Ont-ils l'assentiment de la population turque ?
Y. T. - La population turque a l'habitude de massacrer les Arméniens, c'est ça le problème... Le turquisme a pénétré cette population turque ; cette idéologie est largement répandue. D'ailleurs, les notions d'islamisme et de turquisme se trouvent mélangées : le turquisme doit être islamique, donc les populations musulmanes, comme les Kurdes, sont conviées à massacrer les Arméniens. Ainsi, toutes les conditions nécessaires à la perpétration du génocide sont réunies : idéologie, ressentiment, totalitarisme, guerre. Donc passage à l'acte ! Une bureaucratie du meurtre va s'organiser, comme pour la Shoah, avec la domination de l'Organisation spéciale sur les pouvoirs militaire et civil. Le génocide commence fin avril 1915.
N. R. - Pour être perpétré très rapidement, de manière extrêmement « efficace »...
Y. T. - En effet, il est très efficace et très bien organisé. Il est perpétré en plusieurs étapes. La première se fait en trois mois, entre mai et juillet 1915, dans les sept provinces orientales où vivent environ 1 million d'Arméniens (sur 2 millions en tout dans l'Empire). Le but de cette étape est de détruire ces habitants qui posent problème. Comme toujours, le massacre commence par la destruction des « têtes », c'est-à-dire des notables. Dans la nuit du 24 avril, le « dimanche rouge » en arménien, à Constantinople, on rafle près de 250 intellectuels et notables qui seront, pour la plupart, presque immédiatement tués. C'est la date emblématique du début du génocide. En même temps, dans les villes d'Anatolie orientale, on procède à l'arrestation de notables qu'on torture pour leur faire avouer un complot imaginaire, on fabrique des caches d'armes, etc. Dès le début des exterminations, les Jeunes Turcs avancent la justification de ce qui est en train de se faire : selon eux, il faut déporter les Arméniens du théâtre de la guerre. La justification est évidemment vide de sens : les Arméniens des provinces de Van et de Bitlis où ont lieu les opérations militaires sont tous tués et non déportés. C'est dans les autres provinces, plus éloignées du théâtre de guerre, qu'on va pratiquer la déportation.
Selon la « loi de déportation » promulguée à la fin mai 1915, on sépare les hommes et les femmes. Les hommes entre 18 et 60 ans sont regroupés et envoyés en convois vers les charniers près des villes, où ils sont tués presque immédiatement. Les vieillards, les femmes et les enfants venant de ces sept provinces orientales sont envoyés, par des convois d'un millier de personnes, à pied, sur des routes de montagne dans des conditions épouvantables. On tue les malades et ceux qui tombent en route. On laisse les milices de tchétés et les Kurdes attaquer les convois et tuer à leur guise. On viole systématiquement les femmes et les petites filles. On enlève les enfants aux familles et on les envoie dans des familles turques (ce qu'on a appelé le « génocide blanc ») où ils sont islamisés. Au final, les convois sont tellement décimés que, sur 1 000 personnes, c'est parfois moins de 100 qui parviennent à la destination fixée par le CUP. La destination finale, c'est Alep, au nord de la Syrie, là où il n'y a plus aucun Arménien, donc un milieu présumé hostile. Un million d'Arméniens vivaient dans cette partie de la Turquie : seuls 100 000 arrivent à Alep.
N. R. - Que se passe-t-il dans les autres parties du pays, en dehors de l'Anatolie orientale ?
Y. T. - Après cette première étape, on procède aux déportations des autres parties : Anatolie centrale, Anatolie occidentale et Cilicie. Les Arméniens sont déportés par familles entières (ils ne sont pas séparés, cette fois) dans des wagons à bestiaux à deux étages, jusqu'à Alep. Ainsi, à la fin de l'automne 1915, environ 700 000 personnes sont regroupées à Alep.
On en est au stade final : les Jeunes Turcs doivent se débarrasser de ces gens. Ils vont être séparés et envoyés vers des destinations différentes où leur sort sera réglé. Près de 100 000 d'entre eux, envoyés en direction de Bagdad, seront tués dans la ville de Ras ul-Aïn en mars 1916. Un autre convoi est dirigé vers le Sud (Liban, Palestine). Sur place, on crée des camps de concentration où les conditions sont plus vivables. Par conséquent, sur 150 000 Arméniens envoyés dans ces contrées, deux tiers vont survivre.
En revanche, pratiquement tous les Arméniens faisant partie de la déportation le long de la ligne de l'Euphrate, environ 500 000 personnes, seront progressivement assassinés, dont un grand nombre dans la ville de Deir ez-Zor. Cette deuxième phase de tueries en Syrie-Mésopotamie fait environ 600 000 morts. Les derniers survivants sont achevés à la fin 1916. Le génocide est terminé.
Sur les 2 millions d'Arméniens qui vivaient dans l'Empire ottoman, les deux tiers ont été exterminés. L'objectif est atteint.
N. R. - Qu'en est-il des rescapés ?
Y. T. - Certains ont pu partir avec l'armée russe quand elle a progressé à l'Est. Il reste un certain nombre de survivants en Turquie, dans les zones qui n'ont pas été touchées par les déportations : Constantinople, Smyrne, quelques localités dans le Sud. Mais, entre 1917 et 1923, tous ces groupes vont être poussés à partir. L'Empire ottoman n'existe plus, la République de Turquie naît en 1923. Les rares survivants d'Anatolie sont regroupés et envoyés en Syrie sous mandat français. Ces rescapés vont former l'essentiel de la diaspora arménienne à travers le monde. Il ne reste que 70 000 Arméniens à Constantinople. Les points d'attraction principaux sont la Russie, la France et les États-Unis.
N. R. - Comment étudier l'histoire de ce génocide ? Quelles sont les sources disponibles ?
Y. T. - On a immédiatement connu ce qui s'est passé, grâce notamment aux nombreux témoins étrangers présents sur place : diplomates, humanitaires, enseignants. On l'a su d'ailleurs même avant la fin de ce génocide qu'on n'a pas pu empêcher. Mais il y a deux sources qui ne sont explorées que tardivement (surtout au cours des trente ou quarante dernières années) : les sources turques, assez importantes, notamment concernant les procès de Constantinople ; et les témoignages des survivants. Grâce à ces trois sources - témoins étrangers, survivants arméniens et documents turcs -, on peut reconstruire avec une précision extrême ce qui s'est passé. Il ne peut y avoir aucun doute là-dessus, tout le monde sait qu'il s'agit d'un génocide ; mais tout le monde ne le reconnaît pas.
N. R. - En effet, la Turquie s'obstine à ne pas reconnaître le génocide arménien...
Y. T. - Dès sa fondation, la République turque a évacué l'histoire arménienne. Dans l'histoire turque écrite dans les années 1930, il n'y avait plus d'Arméniens. Il en va de même, d'ailleurs, pour les Kurdes, qu'on appelle les « Turcs des montagnes ». On a l'impression qu'en Turquie il n'y a, et il n'y a toujours eu, que des Turcs. C'est une histoire complètement imaginaire. Pour ce qui est des Arméniens, il a fallu la Shoah, les crimes nazis, le procès de Nuremberg et la création du mot génocide pour que surgisse chez les Arméniens la demande de reconnaître le fait du génocide. Cette demande n'est formulée qu'en 1965. La Turquie est prise de court, elle refuse et s'obstine dans son refus - une attitude qu'on désigne, depuis 1987, par le mot « négationnisme ». C'est un négationnisme d'État qui a tous les pouvoirs pour maintenir que rien ne s'est passé, que ce sont des mensonges et même, s'il y a eu des massacres, que ce sont les Arméniens eux-mêmes qui les auraient commis !
N. R. - Pourquoi un tel négationnisme ?
Y. T. - Pour plusieurs raisons. Premièrement, on a construit une image du Turc qui ne pourrait pas avoir fait une chose pareille. Ce n'est plus une construction du pan-turquisme du début du siècle, mais d'un autre pan-turquisme, revenu à travers le kémalisme. Et puis, il faudrait reconnaître que les fondateurs de la République de Turquie sont des assassins. Atatürk n'en est pas directement responsable, il a « pris le crime en marche ». Mais d'autres dirigeants ont du sang sur les mains, notamment le troisième président de la République, Celal Bayar, qui a été un secrétaire responsable de l' Organisation spéciale. Reconnaître un génocide, c'est reconnaître que la Turquie est fondée sur un crime ! Il y a aussi le problème des responsabilités matérielles. On a volé la totalité des biens arméniens (et grecs aussi), qui étaient énormes. Les cadastres existent encore, on pourrait donc soulever la question de la restitution des terres...
En fait, au sommet de l'État turc, les dirigeants savent parfaitement que ce qui s'est passé était un génocide, mais ils inventent des histoires pour ne pas le reconnaître. Soit ils reconnaissent qu'il y a eu des violences et prétendent que les historiens turcs et arméniens doivent en parler ensemble (ce qui est idiot parce que ce crime concerne le monde entier), soit ils refusent de reconnaître quoi que ce soit, et c'est la version la plus dure. Nous sommes donc dans une impasse.
N. R. - Pourtant, il y a un mouvement de la société civile turque vers la reconnaissance du génocide. Et même les autorités d'Ankara ont fait un pas en avant, l'année dernière, avec les « condoléances » exprimées par Recep Tayyip Erdogan aux Arméniens...
Y. T. - Non, ils font semblant de faire un pas en avant. La déclaration d'Erdogan a été pesée mot à mot. Il ne reconnaît absolument pas le génocide. Il s'excuse pour les « faits qui ont pu avoir lieu ». On peut toujours s'excuser d'un massacre, mais reconnaître le génocide, c'est une autre affaire. Il n'y a aucun indice qui donnerait à espérer que la Turquie va reconnaître prochainement le génocide. Bien au contraire... L'évolution de la Turquie me rend pessimiste. Cet État est de plus en plus totalitaire et islamiste. Le pays est dirigé d'une main de fer par un chef qui prend de plus en plus de pouvoirs. C'est un vrai mégalomane qui a toute sa clique autour de lui, qui a neutralisé les militaires et qui veut installer un gouvernement totalitaire islamique. Il a manifestement un grand projet, il voudrait être un nouveau calife de l'islam. Il ne faut pas oublier que la Turquie d'Erdogan est impliquée dans la perpétration de meurtres de masse actuels : les massacres des Yezidis, des Kurdes de Syrie... Elle est assez proche de Daech.
Pour ce qui est de la société civile, de nombreux historiens turcs reconnaissent le génocide et vont, d'ailleurs, être présents au colloque que nous organiserons à l'occasion du centenaire du génocide à Paris ce printemps.
N. R. - La France a reconnu le génocide arménien en 2001 malgré les pressions turques. Elle a, aussi, adopté la loi Gayssot qui qualifie de crime la contestation de l'existence de la Shoah. Un complément à la loi Gayssot visant à sanctionner la négation des génocides reconnus a été adopté par les législateurs français début 2012 mais déclaré contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel... Que pensez-vous de cette loi et des lois dites mémorielles - ces lois qui consistent à dire la façon dont on doit présenter l'Histoire ?
Y. T. - La loi Gayssot a été votée après la profanation de Carpentras et elle concernait la Shoah, le crime le plus terrible de l'histoire de l'humanité que les antisémites, cachés sous le masque de l'antisionisme, essaient de contester. C'est pour condamner ce genre d'individus que fut adoptée la loi Gayssot. À l'inverse, condamner le négationnisme du génocide des Arméniens (ce que vise la loi de 2012), c'est s'en prendre directement à un État qui ferait tout pour faire révoquer cette loi. Ce texte a en effet été bloqué par le Conseil constitutionnel, et il faut attendre une autre loi si l'on veut s'attaquer sérieusement au négationnisme.
Je pense que, malgré le débat qu'elles suscitent, notamment parmi les historiens, ces lois doivent exister. La négation d'un génocide est une composante du crime. C'est une stratégie de destruction de la vérité et de la mémoire. Nier l'existence d'un génocide est particulièrement grave dans la mesure où l'on continue de blesser les survivants, les victimes, les descendants, et où l'on prépare en quelque sorte la possibilité d'un nouveau génocide. Il faut être très sévère quant à la négation du crime de génocide, notamment celui des Arméniens.