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Génocide et destruction partielle du groupe national

Depuis que, le 9 décembre 1948, la troisième Assemblée générale de l'ONU a adopté la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, le droit international se trouve confronté à un paradoxe. La communauté internationale s'est résolue à faire de l'annihilation systématique de populations un crime imprescriptible relevant de la compétence universelle. Mais en protégeant certains groupes et pas d'autres - comme les groupes unis par les convictions politiques ou l'appartenance de genre ou sexuelle -, elle a créé un instrument légal qui s'est révélé pratiquement inutile, étant donné que presque tous les génocides modernes sont, dans une certaine mesure, motivés politiquement, si l'on examine les racines profondes de toute violence de masse perpétrée par un État. D'ailleurs, malgré la prolifération mondiale des génocides dans la seconde moitié du XXe siècle, les premières condamnations pour génocide n'ont été prononcées par un tribunal international qu'en 1998, cinquante ans après l'adoption de la Convention. Et même dans les cas en question - Srebrenica et le Rwanda -, il est possible de trouver des motivations clairement politiques à ces crimes.
Les protestations exprimées à de multiples reprises au cours des années à propos du libellé de la Convention n'ont rien changé. Les pionniers des études des génocides comme Leo Kuper, Israel Charny, Frank Chalk et Kurt Jonassohn ont tous déploré cet état de fait, de même que Benjamin Whitaker. Pourtant, le rapport Whitaker de 1985 n'a jamais été examiné par l'Assemblée générale des Nations unies. Quand, en 1998, la définition étroite du crime de génocide formulée en 1948 a été incorporée au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, il apparut qu'il n'y avait plus guère de sens à discuter. De nombreux juges et chercheurs abandonnèrent dès lors la notion de génocide en faveur de celle de « crimes contre l'humanité ».
Cependant, le présent article s'efforcera de démontrer que le concept de génocide demeure d'actualité au XXIe siècle, pas seulement pour des raisons conceptuelles et politiques mais aussi eu égard au devoir de mémoire. Nous montrerons, en particulier, que :
1) La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide n'exclut pas l'idée fondamentale chez Lemkin selon laquelle les génocides modernes sont des tentatives visant à détruire l'identité de groupes nationaux. Et un tel projet est toujours politique.
2) La notion de « destruction d'un groupe » est spécifique au concept de génocide et n'est pas contenue dans la définition des « crimes contre l'humanité ». Cependant, elle est d'une importance cruciale pour la mémoire que nous conservons d'un passé traumatisant.
3) Du fait de l'élargissement de la définition des crimes contre l'humanité, il est encore plus important de distinguer de tels crimes des génocides. Des accusations de violations des droits de l'homme sont déjà utilisées pour saper la souveraineté et l'indépendance politique de certains États du Sud, sous le prétexte de protéger une liste sans cesse croissante de « droits de l'homme » à la définition floue. Dans de tels cas, les génocides du passé peuvent facilement fournir une excuse pour une intervention militaire dans des situations très diverses, clairement non génocidaires, et qui devraient être analysées d'une façon différente.


La destruction partielle d'un groupe national


Le terme génocide a été créé par le juriste polonais Raphael Lemkin, qui écrivit : « Par génocide nous entendons la destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique. » Lemkin expliqua ensuite : « Le génocide comprend deux phases : l'une est la destruction de l'identité nationale du groupe opprimé ; l'autre est l'imposition de l'identité nationale de l'oppresseur » (1).
La caractéristique distinctive du génocide, selon Lemkin, est la volonté de détruire un groupe en tant que tel plus que les individus qui forment ce groupe. L'objectif ultime du génocide est de détruire l'identité du groupe et d'imposer aux survivants l'identité de l'oppresseur. Cette idée nous en dit long sur le fonctionnement des systèmes de puissance à l'ère moderne. En particulier, l'État-nation a eu tendance, à l'intérieur de ses frontières, à détruire les identités des minorités ethniques et religieuses, ainsi que certaines identités politiques, et à leur imposer une identité nouvelle : l'identité nationale de l'oppresseur.
Même si cette signification du génocide est présente dans les deux premières moutures (celles du Secrétariat puis du Comité ad hoc) de la Convention pour la prévention du génocide, rédigées respectivement en mai 1947 et en avril 1948, elle fut soigneusement ôtée du texte définitif, lequel ne fut approuvé qu'après deux ans de désaccords intenses entre les représentants des États et après un premier vote où les groupes politiques avaient été inclus dans la définition. En excluant les groupes politiques, les délégués ont pu prétendre que le génocide était une forme irrationnelle et, par conséquent, « non politique » de racisme ou d'intégrisme religieux, très éloignée de la logique rationnelle de l'oppression étatique.
L'illégitimité de cette exclusion des groupes politiques a été abordée par divers auteurs dans un certain nombre de travaux (2). Cependant, la Convention pour la prévention du génocide offre tout de même un moyen de relier le crime de génocide à la destruction systématique de l'identité nationale à travers le concept de « destruction partielle d'un groupe national ».
Le concept de « destruction partielle d'un groupe national » est contenu dans la Convention de 1948 et dans toutes les définitions ultérieures du génocide, et résume l'essence des pratiques génocidaires telles que vues par Lemkin. Le groupe opprimé peut vivre sous la loi coloniale, comme c'était souvent le cas à l'époque de Lemkin, ou former une partie d'un État-nation, ce qui a été fréquent dans la seconde moitié du XXe siècle, quand la doctrine de sécurité nationale de la période de la guerre froide provoqua une résurgence des régimes militaires partout sur la planète et fit des armées nationales des armées d'occupation à l'intérieur de leurs propres frontières, remplaçant les armées coloniales du passé.
De nombreux chercheurs et juristes ont estimé que le groupe national devait nécessairement être différent du groupe perpétrant le crime. Mais cette idée n'est pas soutenue par la Convention elle-même, qui affirme seulement qu'un génocide se produit quand il y a « volonté de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (3), sans rien dire de l'identité des génocidaires ou des victimes.
La question de la relation entre les victimes et les génocidaires se trouve au coeur des diverses conceptions du génocide. Ceux qui affirment qu'on ne peut pas parler de « destruction partielle d'un groupe national » lorsque les victimes et les génocidaires appartiennent au même groupe tendent à voir le génocide comme le résultat d'une confrontation entre deux ou plusieurs groupes alimentée par une « haine ancestrale » ou par une « discrimination irrationnelle ». Les tenants de ce point de vue tendent également à se focaliser sur les génocides qui se produisent actuellement en Afrique, où des groupes rivaux seraient revenus à une sauvagerie tribale et aux haines ancestrales dans leur forme la plus ethnocentrique. Cela explique le fait que les médias et bon nombre de chercheurs insistent particulièrement sur les conflits en Afrique ou dans le monde arabe, en une sorte d'« orientalisme » ou d'« africanisme » qui distordent ces réalités. Cependant, des analyses plus précautionneuses montrent que ces conflits sont loin de se résumer à des « confrontations tribales ».
Il est intéressant de souligner que le conflit en ex-Yougoslavie tend également à être perçu comme une guerre tribale. Ainsi, un conflit moderne est expliqué en des termes remontant aux luttes qui opposaient les chrétiens aux musulmans au XIVe siècle, ce qui correspond exactement à la façon dont les nationalistes des Balkans - qu'ils soient serbes, bosniaques ou croates - veulent aujourd'hui présenter les choses. Malheureusement, cette vision s'est également répandue non seulement dans les médias mais aussi parmi certains chercheurs peu au fait des réalités de l'ex-Yougoslavie au XXe siècle.
À l'inverse, ceux qui estiment que la « destruction partielle d'un groupe national » constitue un génocide même si les génocidaires appartiennent au même groupe que les victimes tendent à voir le génocide essentiellement comme une stratégie de pouvoir. Cette interprétation judiciaire des idées de Lemkin, mise au point par le juge espagnol Baltasar Garzon dans son acte d'accusation contre Scilingo et d'autres officiels de la dictature militaire argentine en 1997, a été adoptée par plusieurs tribunaux en Argentine à partir de 2006, et est actuellement examinée par des tribunaux du Bangladesh, de Colombie et d'autres pays. Dans cette vision, le but ultime du génocide n'est pas de détruire un groupe donné en tant que tel mais de transformer la société dans son entièreté. C'était l'objectif des Turcs du Comité Union et Progrès dans l'Empire ottoman, des nazis en Allemagne et en Europe occupée par les forces de l'Axe, mais aussi celui des génocidaires en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Indonésie, au Cambodge et en Amérique latine, pour ne citer que quelques cas où la terreur a été utilisée comme un instrument de transformation sociale.
Pour résumer, même si la Convention pour la prévention du génocide n'aborde pas les causes sous-jacentes du génocide, la façon dont est interprété le concept de « groupe national » a des conséquences profondes sur notre compréhension des processus génocidaires et sur l'impact de la mémoire dans les sociétés post-génocidaires.


Effets sur les processus mémoriels sociaux


En tant que cas d'école de génocide, l'annihilation commise par le Comité Unité et Progrès pour créer un État moderne en Turquie offre un bon exemple de la façon dont des interprétations différentes peuvent aboutir à l'appropriation de cette expérience ou, à l'inverse, à son aliénation. Si nous voyons le génocide uniquement comme la destruction des communautés arméniennes par les Turcs dans l'ancien Empire ottoman, alors d'autres groupes chrétiens (comme les Grecs ou les Assyriens, ou même des groupes non chrétiens comme les Kurdes ou les opposants turcs) semblent, pour l'essentiel, ne pas avoir été affectés. D'un autre côté, une fois dépouillés de leur identité précédente et des liens qu'ils avaient avec leur vie dans l'Empire ottoman, les Arméniens ne pouvaient plus être perçus, via le prisme de l'idéologie des génocidaires, que comme des « étrangers » à la nation.
Si, au contraire, nous percevons le génocide commis par le CUP comme une volonté de destruction partielle de la société de l'ancien Empire ottoman, alors nous pouvons examiner les objectifs des génocidaires, qui considéraient l'homogénéisation comme une condition nécessaire à la création d'un État moderne. L'objectif du CUP n'était pas seulement d'exterminer certains groupes nationaux et ethniques mais de transformer la société ottomane par la disparition de ces groupes - une transformation qui était également de nature politique et qui, de fait, fut un succès.
La même analyse pourrait être développée dans le cas du génocide nazi, à propos de la transformation de la société européenne entière par la disparition des Juifs, des Roms, des dissidents politiques, des handicapés, des homosexuels ou encore des témoins de Jéhovah, parmi d'autres groupes. L'européanité et la germanité ont indéniablement été affectées par ce processus. L'identité européenne n'a plus jamais été la même sans les millions de Juifs, de Slaves et de Roms qui avaient été annihilés.
L'élément clé, dès lors, de cette interprétation plus récente de la « destruction partielle d'un groupe national » est qu'elle focalise notre attention sur les objectifs plus vastes du génocide et sur la façon dont ce phénomène prend pour cible toute la population d'un territoire donné. Elle invite les sociétés à réfléchir sur la façon dont la destruction a modelé leurs propres pratiques et identités sociales - une approche qui permet d'éviter l'aliénation inhérente au traitement du génocide vu uniquement comme la souffrance des autres.
Comprendre le génocide comme la destruction partielle du propre groupe des génocidaires élargit la complicité en matière de planification ou d'exécution des assassinats. Nous sommes forcés de demander qui a bénéficié de la disparition de certains groupes et, surtout, des transformations sociales engendrées par les processus d'annihilation et de terreur. Les milieux politiques et d'affaires qui se trouvent derrière de nombreux génocides sont souvent restés invisibles et impunis, puisque la responsabilité est habituellement attribuée uniquement aux génocidaires directs, qu'il s'agisse de l'armée ou de la police, et non à leurs commanditaires.


En guise de conclusion...


Nous avons vu que la Convention pour la prévention du génocide autorise une interprétation du génocide fondée sur la notion créée par Lemkin de destruction partielle par les génocidaires de leur propre groupe national. Cette explication rend la Convention potentiellement applicable à un nombre élevé d'annihilations politiquement motivées, incluant presque tous les génocides modernes. Ce constat est vrai même quand un groupe semble à première vue avoir été pris pour cible pour des raisons ethniques ou religieuses. Dans le même temps, l'interprétation de Lemkin est bien plus enrichissante pour le devoir de mémoire dans la mesure où elle restitue leur passé aux victimes au lieu de laisser les génocidaires se l'approprier.
Nous avons également vu que le concept de génocide est restreint aux tentatives visant à détruire un groupe en particulier, même quand ces processus impliquent également l'annihilation massive de populations civiles, comme dans le cas des crimes contre l'humanité. Même si la définition légale actuelle du génocide doit être modifiée de façon à pouvoir inclure les groupes politiques et autres, le fait que toute annihilation d'un groupe constitue également une « destruction partielle d'un groupe national » peut, en attendant, représenter une solution technique au problème des groupes exclus, ce qui rendrait l'application de la Convention pour la prévention du génocide plus efficace et moins arbitraire, comme ce fut le cas dans certains procès en Argentine à partir de 2006.
Il est dès lors important de souligner le caractère distinctif du concept de génocide, qui suppose une intention de détruire tout ou partie d'un groupe. Nous ne devrions pas dévaluer le droit pénal international par une multitude de nouveaux concepts (« atrocités ») qui assimilent des choses qualitativement différentes (par exemple, les crimes commis par l'État et ceux auxquels l'État n'est pas mêlé). Une législation claire s'impose pour protéger les individus contre la persécution de l'État et garantir leurs droits fondamentaux, qui ont mis des siècles à devenir ce qu'ils sont.
Contrairement à la tendance dominante dans le droit international, qui cherche à remplacer le terme « génocide » en toutes circonstances par la formule « crimes contre l'humanité », j'estime qu'il serait nettement plus utile que la CPI appelle les cas de génocide par leur nom. Elle devrait cesser de mettre les actions des mouvements d'insurgés au Congo, en Ouganda ou en Colombie sur le même plan que les meurtres de masse commis par des États : il s'agit de deux pratiques sociales clairement différentes, qui exigent des analyses différentes et, peut-être, des types de procès différents et des stratégies de prévention différentes.

(1) Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe, Carnegie Endowment for International Peace, Washington DC, 1944, p. 79.
(2) Des auteurs aux approches très variées ont contesté l'exclusion des groupes politiques. Citons : Frank Chalk et Kurt Jonassohn, The History and Sociology of Genocide : Analysis and Case Studies, Yale University Press, New Haven, 1990 ; Ward Churchill, A Little Matter of Genocide : Holocaust and Denial in the Americas, 1492 to the Present, City Lights Books, San Francisco, 1997 ; Helen Fein, Accounting for Genocide, The Free Press, New York, 1979 ; Leo Kuper, Genocide. Its Political Use in the Twentieth Century, Yale University Press, New Haven & London, 1981 ; Vahakn Dadrian, « A typology of Genocide », in International Review of Modern Sociology, n° 15, 1975, p. 204 ; Barbara Harff et Ted Gurr, « Toward Empirical Theory of Genocide and Politicides », in International Studies Quarterly, n° 37, 3, 1988 ; Matthias Bjornlund, Eric Markusen et Martin Mennecke, « ¿Qué es el genocidio ? En la búsqueda de un denominador común entre definiciones jurídicas y no jurídicas », in Daniel Feierstein (ed.) Genocidio. La administración de la muerte en la modernidad, EDUNTREF, Buenos Aires, 2005.
(3) Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Article 2.