C'est en 1975 que j'ai écrit « Ils sont tombés » pour un film qui n'est jamais sorti (Les Quarante Jours de Musa Dagh). À l'époque, ils n'étaient pas nombreux ceux qui osaient, à voix haute, parler de génocide. Bien peu connaissaient le sens du mot. Il s'agit du crime organisé par le gouvernement Jeunes Turcs à l'encontre des Arméniens en 1915. Pourtant, chez nous, on ne disait pas de mal de ce peuple. On pleurait nos disparus, on cherchait vainement des survivants tandis qu'en Turquie le négationnisme s'organisait activement.
Les États qui ont reconnu la réalité historique célèbrent la mémoire d'un million et demi de victimes et rendent ainsi justice et dignité à leurs citoyens d'origine arménienne. Ces improbables rescapés se sont bâti une nouvelle vie en travaillant sans relâche, dans la discrétion laborieuse. Ils sont devenus des exemples de vertu et de civisme, contribuant au rayonnement et au développement de leur nouvelle patrie. Parfois, ils sont même allés jusqu'à donner leur vie pour défendre les valeurs et la liberté de ceux qui les ont accueillis.
Ces reconnaissances internationales ont aussi permis à une partie de la société civile turque et à ses dignes représentants de mener une réflexion sur le tabou de leur propre passé et d'évoquer ouvertement la nécessité pour leur pays de regarder son histoire en face. Cent ans se sont écoulés, et il est grand temps que des voix s'élèvent fermement en Turquie pour appeler leur pays à libérer leur conscience du poids que leur fait porter la falsification de l'Histoire.
J'espère (et je le souhaite) que cette année de centenaire sera pour la Turquie une occasion de faire un pas important sur le chemin qui la conduira à accomplir son devoir de mémoire et qui permettra à nos peuples d'emprunter la voie de la réconciliation. D'autres chefs d'État l'ont fait et sont ainsi entrés, à juste titre, dans l'histoire de l'humanité. Le président de la Turquie aurait fait un pas historique s'il avait accepté l'invitation du président arménien à participer aux cérémonies de commémoration du centenaire le 24 avril 2015, et j'avais affirmé à plusieurs reprises que j'aurais été à ses côtés à cette occasion. Mais, malheureusement, le président turc a manqué l'opportunité d'emprunter la juste voie, comme il l'avait manquée pour la mise en oeuvre des protocoles arméno-turcs signés à Zurich le 10 octobre 2009 lors d'une cérémonie officielle à laquelle j'avais participé en tant qu'ambassadeur de l'Arménie en Suisse.
Ce n'est pas parce que je réclame la reconnaissance qui nous est due par le pouvoir d'Ankara que je suis devenu soudainement un ennemi juré du peuple turc. Je dirais même au contraire ; car on ne m'a jamais vu ou entendu dire du mal de ce peuple et de ce pays qui était aussi celui de ma mère. Je suis un citoyen français d'origine arménienne, tout comme elle était citoyenne turque d'origine arménienne. De tout temps, j'ai eu des Turcs dans mon entourage en France, qui se faisaient un plaisir de nous fréquenter. Nous avons tant de points communs qu'il semble invraisemblable que nous ne soyons pas des voisins exemplaires.
J'ai toujours été optimiste et confiant - confiant en la sagesse des peuples, en leur capacité d'assumer les bons choix, qui ne sont pas forcément les plus faciles, mais qui permettent de sortir grandis des épreuves. Je suis persuadé que l'heure viendra où la Turquie assumera son passé et où les peuples arménien et turc s'engageront ensemble sur la voie de la réconciliation. J'espère vivement que j'aurai la chance de voir ce jour, qui sera sans aucun doute l'un des plus grands et des plus émouvants de ma vie.