L'année 2015 est censée représenter un moment important, cent ans après le début du génocide arménien. Ce centième anniversaire a suscité une mobilisation internationale sur le sujet, et même un débat, timide et souvent teinté de relativisme, au sein des cercles politiques et médiatiques turcs. Pour les Arméniens, cette année prend également un sens particulier dans la mesure où elle offre un point de convergence aux demandes de justice - par le biais de réparations - qui se sont renforcées ces dernières années.
Mais en réalité, 2015 est une année comme une autre. Un génocide ne livre pas ses enseignements en fonction des anniversaires à chiffres ronds, ces multiples de dix qui n'ont d'autre signification que leur correspondance avec nos dix doigts. Même si les événements passés et les décisions prises par les acteurs au cours des années écoulées peuvent jeter un voile sur les conséquences d'un génocide, l'impact profond d'une telle catastrophe se prolonge dans le temps. Et, contrairement au faux truisme qui affirme que « le temps guérit les blessures », le seul écoulement du temps n'atténue pas les effets d'un génocide. Bien au contraire, alors que ses lésions démographiques, matérielles, psychologiques et socio-culturelles amoindrissent la vitalité et le développement du groupe victime, les dommages s'aggravent au fil des années, des décennies et même des siècles. Ils persistent et s'amplifient jusqu'à ce qu'ils soient réellement pris en charge. Et un centième anniversaire ne change rien à l'affaire : des débats à n'en plus finir autour du génocide arménien, voire une éventuelle reconnaissance - même très lointaine - par la Turquie, n'effaceront pas le besoin de traiter ces maux exceptionnels.
Le génocide a infligé et continue d'infliger des torts considérables. 60 % des 2,5 millions de personnes que comptait la population arménienne avant le génocide ont été tuées ou sont décédées des suites de traitements visant à provoquer la mort, comme les marches forcées dans le désert et les privations d'eau et de nourriture. Les violences sexuelles à l'encontre des femmes et des filles étaient généralisées. Les femmes et les enfants arméniens étaient parfois forcés de se convertir à l'islam et placés dans des foyers turcs ou kurdes comme épouses, enfants adoptés ou domestiques, souvent soumis ad vitam aeternam à la maltraitance. Dans le même temps, nombre de femmes et de filles arméniennes furent contraintes à l'esclavage sexuel. De nombreuses victimes furent torturées, et certaines réduites en esclavage. Les institutions religieuses et communautaires arméniennes furent ravagées. Les structures familiales, communautaires et sociales furent détruites, et les survivants s'éparpillèrent en une diaspora mondiale. La culture artistique, littéraire et musicale des Arméniens fut réduite à l'ombre de ce qu'elle avait été. Les entreprises, usines, fermes, magasins, maisons, meubles, mais aussi le bétail, les vêtements et toutes les possessions matérielles des Arméniens, jusqu'aux ustensiles de cuisine et aux chaussures qu'ils portaient aux pieds, firent l'objet d'un gigantesque pillage planifié. Les églises et autres constructions religieuses arméniennes, les structures éducatives et les terrains sur lesquels elles étaient installées furent expropriés, en général pour être rasés ou convertis à de nouveaux usages comme l'hébergement d'animaux. Les territoires orientaux d'Asie mineure, qui abritaient depuis des millénaires une population arménienne, virent cette présence éradiquée et furent turquifiés. Et même lorsqu'une part importante de ces zones fut attribuée à l'éphémère État arménien par arbitrage du président Wilson, la région fut rapidement reconquise par la nouvelle armée nationaliste turque menée par Kemal Atatürk et ainsi returquifiée.
Après le génocide, rien ne fut fait pour panser ces plaies. Les territoires attribués aux Arméniens par l'arbitrage wilsonien, destinés à fournir l'espace vital, les provisions et la sécurité indispensables à l'établissement et à la reconstitution de la population arménienne restante, furent refusés aux réfugiés du génocide qui les attendaient désespérément. Dépourvus de pays, les Arméniens se répartirent sur l'ensemble du globe, à la recherche d'endroits où ils pourraient survivre et tenter de commencer une nouvelle vie. Ils ne reçurent aucune compensation financière pour leurs biens perdus, et un grand nombre d'Arméniens, considérablement appauvris, durent se résoudre à vivre dans des camps de réfugiés ou en tant qu'immigrés dans leurs innombrables pays de destination.
La situation s'est aggravée depuis, aucune réparation n'ayant été offerte au fil des années et des décennies. Le traumatisme des violences, l'impact sanitaire durable des privations, du stress et du désespoir, la pauvreté des réfugiés et bien d'autres facteurs ont constitué des obstacles au développement de nouvelles structures familiales, communautaires ou autres, au point de faire chuter le taux de natalité chez les survivants, sapant leur reconstruction économique et politique. Les biens, entreprises, terrains et autres ressources matérielles qui auraient pu constituer la base d'un renouveau économique et donc d'un dynamisme et d'un poids politique retrouvés, ont été définitivement perdus, et avec eux toutes les structures qu'ils supportaient. Tout ce que les Arméniens ont rebâti sur le plan social, culturel, artistique, économique ou politique depuis le génocide ne représente qu'une petite partie de ce qu'aurait accompli une population bien plus nombreuse dotée de ressources plus abondantes et d'une vraie cohésion culturelle et identitaire.
Cela saute aux yeux lorsqu'on compare la petite république arménienne enclavée, qui rassemble seulement 3 millions d'habitants, avec ses voisins hostiles turc et azerbaïdjanais, qui comptent respectivement 70 millions et presque 10 millions de citoyens. Richard Hovannisian, chercheur spécialiste des questions arméniennes, affirme que même en tenant compte du génocide, si les forces nationalistes turques avaient laissé en paix l'État arménien originel de 1918, cette nation serait aujourd'hui une puissance régionale de quelque 20 millions d'habitants, qui rivaliserait avec l'Irak et la Syrie en taille et en poids géopolitique. Et les Arméniens bénéficieraient alors d'une sécurité non seulement politique mais aussi identitaire. Au lieu de cela, la viabilité même de l'Arménie à l'avenir pose question : le pays est à la merci des grandes puissances - en particulier de la Russie - dont les desseins pour la région sont guidés par leurs intérêts propres.
Héritage du génocide, l'identité arménienne est fragile et fragmentée. Dispersés dans le monde entier, les Arméniens consacrent un temps et des ressources matérielles gigantesques à la préservation de leur langue et de leur culture face aux forces assimilatrices des pays d'accueil, et éprouvent de grandes difficultés à conserver une identité culturelle et linguistique - sans même parler d'une identité politique.
Dans le même temps, le génocide a permis à la Turquie de développer une économie forte et d'acquérir un poids et un rôle géopolitique significatifs. Comme le souligne l'écrivain et intellectuel turc Temel Demirer, l'économie de la République turque post-1923 s'est fondée sur les spoliations réalisées lors du génocide. Les chercheurs remontent désormais la piste des fonds, terrains, maisons et autres biens expropriés au bénéfice des puissantes institutions économiques turques actuelles, mais aussi au bénéfice de certaines familles. Par surcroît, la Turquie a développé sa puissance politique et militaire en partie grâce à son nouvel avantage démographique. Et même si l'identité turque est questionnée en interne, la reconnaissance et la viabilité de cette identité nationale ne sont jamais remises en cause. La survie à long terme de la Turquie est assurée ; et la consolidation du pouvoir politique, obtenue par la turquisation de la population et l'extermination de ceux qui n'entraient pas dans le cadre idéologique de « la Turquie pour les Turcs », a donné naissance à un État à la fois vaste et unitaire. De fait, les femmes et les enfants arméniens islamisés de force et leur descendance n'ont jamais présenté le moindre risque pour cette identité. Ce n'est qu'au cours des dernières années qu'une attention plus poussée a été portée à ces personnes et à leurs identités complexes.
L'injustice de cette situation comporte deux dimensions. La première est sans doute la plus évidente. Comme indiqué dans le rapport (1) de l'Armenian Genocide Reparations Study Group (Groupe d'étude sur les réparations du génocide arménien), en particulier dans ses parties 4 et 6, l'enrichissement d'un État et d'une société auteurs de violations massives des droits de l'homme (parmi lesquelles le génocide), ainsi que la conservation et la jouissance illimitées des biens spoliés sont contraires à tous les principes du droit international et à tous les principaux codes éthiques. L'idée de justice exige que ces biens spoliés, avec les richesses qu'ils ont engendrées et qui auraient dû bénéficier aux victimes, soient rendus au groupe cible. Quant aux préjudices qui ne peuvent faire l'objet d'une compensation aussi simple, comme les morts du génocide et les grandes souffrances de la population arménienne, il serait justifié que l'État et la société turcs fournissent un dédommagement financier ; mais aussi qu'ils lancent de grandes initiatives académiques et éducatives visant à documenter, à comprendre et à enseigner les faits, en particulier en Turquie ; qu'ils aménagent des sites et organisent des événements commémoratifs pour perpétuer la mémoire des victimes et mettre en exergue le mal qui leur a été fait ; ou encore qu'ils prennent des mesures telles que l'expression de véritables excuses, claires et sincères. Ce type de justice - qui a trait à une faute historique - est souvent qualifié de « justice historique ».
Même si la justice historique est pertinente et primordiale, un second type de justice est essentiel pour répondre aux objections habituelles faites aux demandes de réparations. Pourquoi les Turcs d'aujourd'hui devraient-ils être tenus responsables de ces compensations ? Le génocide s'est terminé il y a quasiment un siècle, ses effets ne se sont-ils pas suffisamment estompés (voir les sections 6.1 et 6.2.1 de la sixième partie du rapport de l'Armenian Genocide Reparations Study Group) ? Et autres contestations du même ordre. Mais les demandes arméniennes en matière de réparations ne consistent pas seulement à revendiquer le droit d'une juste compensation suite à un méfait historique. Comme nous l'avons déjà évoqué, l'impact du génocide est encore profondément ressenti aujourd'hui. La déperdition de la culture, de la langue, du tissu social et de la cohésion spirituelle est considérable, mais la pauvreté destructrice qui frappe la République d'Arménie et certaines parties de la diaspora arménienne est encore plus affligeante. D'autres facteurs, comme les sept décennies passées sous la férule soviétique, ont contribué à ce résultat, mais les considérables pertes matérielles et les conséquences sociales, politiques et psychologiques du génocide ont joué un rôle déterminant. C'est précisément à cause de la dernière phase du génocide arménien - quand les forces nationalistes de Kemal Atatürk envahirent la toute nouvelle République arménienne et s'emparèrent de la plus grande partie de son territoire - que l'Arménie devint un État croupion non viable contraint de s'arrimer à l'Union soviétique. Même dans la diaspora, de nombreux Arméniens vivent une existence précaire, soumis à des gouvernements répressifs et/ou cibles de préjugés et de violences anti-chrétiennes. Les dernières vagues de violence en Syrie ont été émaillées d'attaques de grande ampleur contre les communautés arméniennes et ont engendré une situation de crise pour les réfugiés. L'autoproclamé « État islamique en Irak et au Levant » a expressément ciblé les Arméniens, détruisant même une église-mémorial du génocide. Malgré les énormes ressources matérielles, politiques et militaires déployées par les Arméniens dans leur pays et dans le reste du monde, la survie à long terme de la République d'Arménie n'est pas certaine, du fait des conséquences du génocide. Par surcroît, les forces qui s'opposent à la perpétuation de l'identité arménienne dans la diaspora continuent à agir, et les communautés dispersées autour du monde n'ont plus les ressources nécessaires pour y faire face, comme l'illustre le recul de la maîtrise de la langue et de la culture arméniennes au sein de la diaspora. Les réparations, à la fois financières et territoriales pour la République, et matérielles et symboliques pour les Arméniens dispersés hors du pays, sont cruciales et nécessaires pour garantir que le génocide de 1915 n'aboutisse pas finalement à l'éradication de l'identité et de l'État arméniens à l'horizon 2065 ou 2115. Comme d'autres groupes victimes de génocide en ont fait l'expérience, les formidables efforts fournis par les victimes directes et leurs descendants sont insuffisants pour s'assurer que les effets à long terme de la catastrophe ne finissent par saper la survie durable du groupe.
C'est dans ce contexte que, à l'approche du 24 avril - cette date est reconnue comme le point de départ officiel du génocide en 1915, et c'est ce jour-là qu'est commémoré le génocide chaque année dans le monde -, le gouvernement turc se prépare sans doute à présenter quelques timides mesures destinées à satisfaire les opinions publiques des pays tiers. Mais il évitera en même temps toute prise de position trop affirmée sur le génocide, même celle qui consisterait à reconnaître - concession relativement modeste - que les actes de l'Empire ottoman et des forces nationalistes turques constituaient un génocide. Les contours de l'approche officielle sont déjà limpides. La Turquie va commémorer en grande pompe la bataille des Dardanelles, avec un événement de premier plan organisé le 24 avril - ce qui est particulièrement éloquent, la bataille s'étant déroulée le 25 avril. Les tentatives turques visant à détourner l'attention du génocide arménien en saturant l'espace public d'événements autour des Dardanelles sont cousues de fil blanc. L'invitation faite au président arménien de participer à la commémoration des Dardanelles le 24 avril a encore davantage mis en évidence la volonté de souligner l'impunité et la supériorité de la Turquie vis-à-vis des Arméniens.
Ces attitudes étaient attendues de la part des cercles officiels turcs. Mais il convient de souligner que certains Turcs progressistes - comme ceux qui ont participé à la conférence du 17 janvier 2015 à Ankara, qui commémorait l'assassinat du journaliste turco-arménien Hrant Dink le 19 janvier 2007 - se mobilisent autour de la question du génocide en tant que tel et prennent position en faveur de réparations substantielles.
Malheureusement, il semble que certains acteurs qui n'appartiennent ni à la communauté turque ni à la communauté arménienne soutiennent l'approche de la Turquie. Dans un article publié par Foreign Affairs, le magazine politique américain de référence, Thomas de Waal ressasse l'opinion maintes fois rebattue selon laquelle les Arméniens devraient arrêter de se focaliser sur le terme - techniquement exact - de « génocide », car il crispe de nombreux Turcs. Il affirme également, à tort, que les réparations territoriales sont un faux problème que seuls les extrémistes arméniens aborderaient. Il assure encore, de manière infondée, que les faits mêmes du génocide arménien sont équivoques à certains égards. Enfin, il pénètre en territoire négationniste en « contextualisant » le génocide arménien, qu'il met en regard des souffrances endurées par les musulmans pendant cette période - alors que celles-ci n'ont pas été le fait des Arméniens, et que cet argument ne répond en rien à la question de savoir si ces derniers ont été ou non la cible d'une annihilation intentionnelle. Cette approche ne s'explique pas par l'éventuelle ingénuité de l'auteur. De Waal apparaît bien informé des évolutions récentes du discours sur le génocide. Mais il est décidé à repousser ces progrès - en particulier le large mouvement qui a balayé la communauté arménienne à l'échelle mondiale, et ses répercussions dans certains cercles turcs, pour passer d'une demande de reconnaissance simple à des revendications de réparations. Les excessives louanges adressées par des organisations non arméniennes au récent essai de Meline Toumani There Was and There Was Not : A Journey Through Hate and Possibility in Turkey, Armenia, and Beyond (Faits et fiction : voyage à travers la haine et les voies possibles en Turquie, en Arménie et au-delà) sont éloquentes. Dans ce texte, Toumani dépeint l'activisme politique arménien autour du génocide sous les traits d'une pathologie se nourrissant d'attitudes antiturques, et offre ainsi une source inespérée de citations à ceux qui cherchent à bloquer toute avancée réelle sur la question du génocide en 2015.
Mais ce genre de détournement a été une constante, depuis des décennies, dans le débat sur le génocide arménien. Cette année est cependant un peu spéciale, du fait de l'espoir entretenu par le gouvernement turc et ses soutiens qu'elle permettra de mettre un point final aux discussions. Mais pour que ce soit le cas, des progrès spectaculaires sont nécessaires sur la question des réparations - soit exactement ce que les dirigeants turcs et d'autres acteurs comme de Waal rejettent de toutes leurs forces. La place centrale prise par les réparations dans la problématique du génocide pourrait bien, au contraire, faire de 2015 le point de départ d'une nouvelle ère. Une ère qui, en une décennie ou plus, pourrait aboutir à un véritable dédommagement, indispensable à une issue équitable.
(1) Disponible à http://www.armeniangenocidereparations.info/