Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le devoir de mémoire


Politique Internationale - En octobre 2011, lors de votre visite d'État en Arménie, vous vous êtes rendu au Mémorial du génocide arménien. Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti à ce moment-là ?
Nicolas Sarkozy - Bien sûr. La visite du Mémorial d'Erevan restera pour moi comme l'un des moments les plus émouvants de ma présidence. Je n'ai rien oublié de la beauté de ce monument, bouleversant de sobriété et de dignité. Je me souviens parfaitement de ce que j'ai ressenti, au plus profond de moi, sur cette esplanade bercée de lumière, dans ce silence impressionnant.
En me recueillant devant la flamme de la mémoire, au coeur de ce sanctuaire de stèles et de basalte, j'ai pensé à ces quelque 1,5 million de victimes innocentes : hommes, femmes, enfants, emportés par la folie des hommes. J'ai pensé à leurs descendants qui, par leur courage, par leur résilience, par leur travail, ont rebâti un pays et plus encore une Nation à nuls autres pareils. À ceux qui avaient voulu les exterminer, à ceux qui avaient voulu faire disparaître jusqu'à leur civilisation, leur culture, leur identité, ils ont répondu de la plus belle des façons : par la renaissance arménienne, symbolisée au Mémorial par cette immense flèche de granite qui s'élève vers le ciel. Si la nation arménienne a survécu à l'horreur, si elle s'est relevée plus grande et plus forte, c'est d'abord à elle-même, à son courage et à son génie qu'elle le doit.
Sur le live d'or du Musée du génocide arménien, j'ai écrit simplement : « La France n'oublie pas. » Non, la France n'oubliera jamais ces victimes innocentes ; sa place sera toujours aux côtés de ceux qui se battent pour défendre leur mémoire, car, comme le disait Elie Wiesel, oublier, ce serait les assassiner une seconde fois.
P. I. - Aujourd'hui pourtant, cent ans après, la Turquie continue de nier l'existence même d'un génocide. Comment peut-on le comprendre ? Et comment peut-on l'accepter ?
N. S. - Je l'ai toujours dit : la Turquie est un grand pays. Elle est l'amie de la France. Le monde a besoin de la Turquie, parce qu'elle est un pont entre l'Orient et l'Occident et qu'elle peut, à ce titre, jouer un rôle unique dans les affaires du monde.
Mais la Turquie doit regarder son histoire en face, y compris ses pages les plus sombres. Être un grand pays, une grande puissance, cela ne donne pas plus de droits, mais cela donne plus de devoirs. Et, parmi ces devoirs, il y a celui d'assumer son histoire, toute son histoire, même dans ses moments les plus noirs. C'est ce que la France a fait ; c'est ce que l'Allemagne a fait ; c'est ce que tant d'autres pays dans le monde ont fait. Car une grande nation ne peut se construire sur un mensonge historique.
Je ne dis pas que c'est facile. Je ne dis pas que c'est agréable. Mais c'est une étape nécessaire, un préalable indispensable à une réconciliation sincère et durable.
Ce serait l'honneur de la Turquie que de revisiter son passé et d'en reconnaître cette part d'ombre. Ce serait sa grandeur que de trouver le courage d'appeler enfin cette triste période par son nom : un génocide. Aux yeux du monde, la Turquie n'en sortirait que plus grande, plus forte et plus respectée.
Je n'ignore pas que des gestes ont été faits, notamment il y a un an, lors des commémorations du 99e anniversaire du génocide, lorsque les autorités turques ont présenté leurs condoléances aux descendants des victimes. C'est un premier pas, mais chacun voit bien qu'il est très insuffisant.
L'amitié, l'amitié sincère, ne peut se construire que dans la franchise. C'est pourquoi nous disons à nos amis turcs : vous devez aller plus loin. Votre pays, qui dans son histoire a souvent démontré sa puissance et sa bravoure, doit aujourd'hui trouver en lui-même la force et le courage de reconnaître le génocide arménien.
P. I. - Pensez-vous que la Turquie reconnaîtra un jour le génocide ?
N. S. - J'ai confiance. Je ne sais pas combien de temps cela prendra, mais je crois que la raison et la lucidité finiront par l'emporter. Je suis convaincu que la Turquie finira par comprendre qu'elle n'a rien à perdre, et tout à gagner, à regarder son passé en face. Je crois aussi à la force des peuples, à leur volonté de réconciliation et à leur soif de vérité. Année après année, une part toujours plus importante de la société civile turque réclame cette vérité. Et chaque année, toujours plus de Turcs commémorent avec courage le génocide des Arméniens. C'est le signe que le regard de la société turque sur cette période de son histoire est en train de changer, que les consciences commencent à évoluer.
P. I. - Durant votre mandat, vous vous étiez fortement engagé en faveur de la pénalisation de la négation du génocide arménien. Pourquoi ?
N. S. - Parce que, pour moi, le négationnisme, ce n'est pas une option, ce n'est pas même une opinion. C'est une insulte et c'est une menace. Une insulte à la mémoire des victimes, bien sûr, et à leurs descendants ; mais aussi une menace pour la nation tout entière. Nier un génocide, c'est porter atteinte à l'ordre public, parce que c'est porter atteinte aux valeurs les plus fondamentales de notre république. Voilà pourquoi, lorsque j'étais président, j'ai fait adopter un texte réprimant la négation du génocide arménien.
P. I. - Malheureusement, ce projet de loi n'a pu aboutir à cause de la censure du Conseil constitutionnel. Les choses n'ont plus bougé depuis. Cette loi a-t-elle une chance de voir le jour ?
N. S. - Ce refus du Conseil constitutionnel, à quelques semaines de l'élection présidentielle, et alors que nous avions réussi à obtenir un vote favorable de l'Assemblée nationale et du Sénat, a été une immense déception. Pour les Français d'origine arménienne bien sûr, mais aussi pour tant d'autres de nos compatriotes qui, bien que n'ayant pas de racines arméniennes, y voyaient une mesure de justice. Et naturellement pour moi, qui m'étais personnellement très fortement engagé.
Dès l'annonce de cette décision, j'avais dit que je ne me résignais pas et j'avais demandé au gouvernement de travailler immédiatement sur un nouveau texte qui maintiendrait le principe de la pénalisation tout en tenant compte de la décision du Conseil constitutionnel.
J'ai souvenir que M. Hollande s'était lui aussi engagé à faire aboutir cette loi s'il était élu. J'espère qu'il tiendra parole.
P. I. - Que répondez-vous à ceux qui pensent que ce n'est pas le rôle du législateur de qualifier les faits historiques ? Qu'il faut laisser cela aux historiens ?
N. S. - Il ne s'agit pas de se substituer aux historiens, mais d'honorer la mémoire de peuples persécutés en reconnaissant les crimes odieux dont ils ont été les victimes ; et de les protéger contre ceux qui voudraient nier jusqu'à l'existence même de ces crimes.
Le rôle du législateur n'est pas d'écrire l'Histoire. Mais il est des faits dont l'évidence, la violence, la barbarie font que leur négation ne peut être assimilée à une simple divergence d'opinion ou d'interprétation historique ; parce qu'elle revient, en fait, à nier les valeurs républicaines et d'humanisme qui sont le fondement de notre communauté nationale.
Le Parlement, qui est l'émanation de la souveraineté nationale, est donc parfaitement dans son rôle lorsqu'il décide d'appeler par son nom, le seul nom qui convienne, le génocide effroyable dont ont été victimes les Arméniens entre 1915 et 1917. C'est son honneur de l'avoir fait en 2001 ; et c'est son honneur de vouloir protéger leurs descendants contre ceux qui voudraient encore nier cette réalité.
P. I. - Et à ceux qui considèrent que pénaliser la négation du génocide arménien est une atteinte à la liberté d'expression ?
N. S. - Je suis un ardent défenseur de la liberté d'expression, chacun le sait, mais je vous l'ai dit, pour moi, le négationnisme - qui revient à priver les victimes de leur identité même de victimes - n'est pas une simple opinion. C'est une menace pour la société. C'est une atteinte à l'ordre public. Il doit donc être combattu et réprimé.
P. I. - Durant votre mandat, vous avez également été un ardent défenseur de l'amitié entre la France et l'Arménie. Comment décririez-vous la relation particulière entre nos deux pays ?
N. S. - Entre la France et l'Arménie, les liens sont particulièrement anciens. Je vous rappelle que le dernier roi d'Arménie est enterré aux côtés des rois de France, dans la basilique de Saint-Denis.
Mais c'est véritablement dans la tragédie du génocide que l'amitié indéfectible entre la France et l'Arménie s'est nouée : lorsque, au lendemain des massacres, des dizaines de milliers d'Arméniens sont venus chercher refuge en France, lorsque la France leur a tendu la main, les a accueillis, les a protégés, leur a offert une seconde patrie.
C'est à ce moment que nos deux pays sont devenus pour toujours plus que des amis, des nations soeurs. Comme je l'ai dit à Erevan, la France est fière d'avoir accueilli ces Arméniens persécutés. Ces fils et ces filles d'Arménie devenus les enfants de la France ont donné à notre pays le meilleur d'eux-mêmes. Ils l'ont enrichi de leur travail, de leur talent, de leur génie.