La mise en place d'une tradition d'indifférence
Au cours du XXe siècle, l'Allemagne a été impliquée dans deux génocides et demi : elle est directement coupable de celui perpétré entre 1904 et 1908 contre les Herero, les Nama, les San et d'autres populations dans son ancienne colonie du « Sud-Ouest » (aujourd'hui la Namibie), ainsi que de l'extermination des Juifs et Tsiganes d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Et elle est au moins partiellement responsable du génocide commis à l'encontre des Arméniens et d'autres chrétiens de l'Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale.
Contrairement au citoyen lambda, qui n'avait accès à aucune information sur le génocide arménien au cours de la guerre à cause de la censure militaire, les dirigeants allemands étaient parfaitement au fait des crimes de leurs alliés ottomans. Les diplomates allemands en poste dans l'Empire se sont employés à transmettre à leur ambassade à Constantinople des masses de rapports détaillés, sans aucune restriction (1). Grâce aux missions allemandes, de nombreuses informations indépendantes sur les massacres et les déportations de masse sont également parvenues aux Églises protestante et catholique d'Allemagne, dont les représentants se sont adressés le 15 octobre 1915 au chancelier Theobald von Bethmann Hollweg, appelant à la solidarité chrétienne et à l'honneur de la nation allemande :
« Ni nous ni notre nation chrétienne ne pouvons rester silencieux. Le gouvernement turc, qui a lui-même initié et utilisé la solidarité islamique de tous les pays pour atteindre ses propres objectifs, ne peut pas attendre de ses alliés chrétiens qu'ils taisent leur sentiment de solidarité chrétienne. (...) Il faut tout faire pour empêcher de ternir l'honneur allemand par une suspicion de responsabilité, même conjointe, dans les actes scandaleux cités ci-dessus. Il est insupportable de penser qu'alors que nous, Allemands, construisons des mosquées pour les captifs musulmans, des centaines d'églises chrétiennes sont détruites ou converties en mosquées. Notre conscience est lourde de savoir qu'alors que la presse allemande exalte la magnanimité et la tolérance de notre allié musulman, des mains musulmanes déversent par torrents le sang de chrétiens innocents, et des dizaines de milliers de chrétiens sont forcés de se convertir à l'islam » (2).
Mais lorsqu'en décembre 1915 l'ambassadeur extraordinaire à Constantinople, le comte Paul Wolff-Metternich, suggéra d'adopter une attitude plus critique et plus moralisatrice envers les « loups affamés du comité » [jeune turc], après avoir déjà obtenu le soutien du ministre des Affaires étrangères von Jagow, le chancelier Bethmann Hollweg repoussa avec véhémence toute révision de la politique de l'Allemagne à l'égard de la Turquie : « La condamnation publique d'un allié dans le cours de la guerre serait un acte sans précédent historique. Notre seul but est de conserver la Turquie à nos côtés jusqu'à la fin de la guerre, et peu importe que cela puisse avoir un effet sur la vie ou la mort d'Arméniens. Si la guerre doit se poursuivre, nous aurons encore plus besoin des Turcs » (3).
Après guerre, les dirigeants de la République de Weimar étaient les mêmes que ceux qui avaient déterminé les orientations politiques pendant la Première Guerre mondiale. Cette continuité est visible dans le rejet de deux demandes d'extradition de Mehmet Talaat, qui était en 1915 le ministre de l'Intérieur ottoman mais également le principal auteur du génocide des Arméniens, et qui avait trouvé refuge dans la capitale allemande en 1918, en compagnie d'autres Jeunes Turcs de haut rang. En 1919, les procès en cour martiale ottomane se tinrent donc en l'absence de Talaat, Enver, Cemal et d'autres accusés. Cette absence de justice internationale poussa le réseau arménien clandestin Vrez (« vengeance ») à appliquer une « justice extrajudiciaire » en assassinant six Ottomans et un Azerbaïdjanais, exécuteurs de crimes de masse contre les Arméniens ; trois des victimes - Talaat, Cemal Azmi et le docteur Bahaddin Sakir - furent abattues à Berlin en 1921 et 1922. Le procès qui se tint à Berlin en 1921 pour juger l'assassin de Talaat, l'étudiant Sogomon T'ehlerean (1897-1960), fut la première et l'unique occasion où l'attention des médias allemands et internationaux se focalisa sur la destruction des Arméniens de l'Empire ottoman, malgré les efforts du ministère prussien de la Justice, du ministère des Affaires étrangères et du président du tribunal (4) pour que le procès se tienne à l'échelon le plus bas. Ces manoeuvres eurent néanmoins un effet indirect inattendu, à savoir l'impact stimulant que le procès de Berlin eut sur Raphael Lemkin (5), alors étudiant en droit et futur « père » de la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948).
Mais en Allemagne, une fois le procès T'ehlerean passé, le génocide arménien perpétré par l'Empire ottoman tomba dans un oubli quasi total au cours des années qui précédèrent la prise du pouvoir par les nazis en 1933.
Retour de la mémoire et obstacles à la reconnaissance
Ce ne sont ni les milieux académiques allemands ni les médias qui rappelèrent le génocide arménien au public allemand, mais plutôt les publications de la Société pour les peuples menacés (Gesellschaft für bedrohte Völker), une ONG de défense des droits des minorités basée à Göttingen (6). Cette évolution contribua à l'intérêt croissant que les médias manifestèrent au début des années 1980 pour les attaques menées contre les ambassades et les représentants turcs en France et dans d'autres pays européens. Même si la fièvre médiatique retomba rapidement en Allemagne après que l'ASALA (Armée secrète de libération de l'Arménie), groupe le plus actif et le plus notable, se disloqua en 1985, Wolfgang Gust, journaliste d'investigation de l'éminent Der Spiegel, continua à publier des articles sur le génocide arménien, qu'il reliait au conflit plus contemporain autour du Haut-Karabakh (7). Gust publia également trois livres sur le génocide arménien et la Turquie, notamment une édition de 444 documents du ministère des Affaires étrangères, beaucoup plus étendue que celle publiée par Johannes Lepsius en 1919 (8). Mais à la différence de celle de Lepsius, l'édition de Gust présente les correspondances allemandes dans leur version originale, c'est-à-dire débarrassées des « manipulations » que Lepsius et le ministère des Affaires étrangères avaient commises lors de la première publication (9).
Il est révélateur de constater qu'en Allemagne toutes les contributions à destination du public sur le génocide arménien ont été publiées en dehors des sphères académiques. À ce jour, les historiens allemands et les chercheurs issus d'autres disciplines n'ont pas publié la moindre monographie traitant de ce génocide comme d'un sujet central. Et de manière générale, les études comparatives en matière de génocide sont encore sous-développées en Allemagne, les études de cas restant largement cantonnées à la destruction des Juifs d'Europe.
La différence de traitement que le législateur et le gouvernement allemand appliquent aux groupes de victimes s'illustre non seulement dans l'approche des génocides commis avant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi dans l'attitude à l'égard des victimes non juives du régime nazi : c'est avec un inexcusable retard de 35 ans que le Parlement fédéral ouest-allemand a identifié « la persécution nazie des Roms comme racialement motivée, ce qui rend la plupart des Roms éligibles à des compensations en réparation des souffrances et des pertes endurées sous le régime nazi. Aujourd'hui, nombre de ceux qui pouvaient prétendre à ces réparations sont déjà décédés » (10). Avant que le mouvement des droits civiques des Sinti allemands ne parvienne à faire évoluer les choses entre 1979 et 1985, « de nombreux auteurs du génocide des Sinti et des Roms ont pu librement poursuivre leur carrière dans l'administration ou dans le secteur privé. La déportation vers les camps de la mort était justifiée par une supposée "prévention des crimes". Cette tournure d'esprit a même influencé les jugements des plus hautes cours allemandes. Dans le domaine académique comme sur les anciens lieux de persécution ou les sites de mémoire, le génocide des Sinti et des Roms est resté une question marginale, qui ne méritait pas plus qu'une note de bas de page » (11).
Pour compenser la faiblesse du traitement judiciaire du génocide arménien, les défenseurs des droits de l'homme et les ONG arméniennes des États-Unis et d'Europe occidentale ont tenté de susciter un intérêt pour le sujet au sein des instances législatives nationales et internationales, y compris le Parlement européen, afin qu'elles adoptent des résolutions ou au moins des déclarations condamnant les crimes ottomans en tant que génocide, selon la définition de la Convention des Nations unies. Avec un peu de recul, les débats au sein du Parlement européen au milieu des années 1980 peuvent être vus comme la période de constitution d'une histoire et d'une politique du souvenir allemandes officielles à l'égard du génocide arménien. Leurs principales caractéristiques sont les suivantes :
Inégalité de traitement à l'égard des groupes de victimes.
Absence de recommandation et d'action.
Refus de la prise en charge directe d'une qualification légale, au nom de la « médiation internationale » et de la stabilité intérieure.
Externalisation des réévaluations et des qualifications légales.
Les parlementaires allemands - qu'ils soient sociaux-démocrates ou conservateurs - ont critiqué le rapport rédigé en 1985 par l'historien néerlandais Jaak Vandemeulebrouke sur la « question arménienne », qui qualifiait les faits de génocide. Un des critiques les plus fervents fut le social-démocrate Klaus Hänsch, qui a siégé au Bundestag pendant trente ans, de 1979 à 2009, et présida le Parlement européen. Il arguait que le Parlement européen n'était pas un « colloque d'historiens ». Estimant que « les Arméniens » avaient l'intention de revendiquer des territoires turcs, Hänsch déclara qu'en tant que socialiste il était favorable à l'abolition des États-nations et s'opposait donc fermement à l'émergence de tout nouvel État (12). Lors du vote final du Parlement européen sur le rapport, le 18 juin 1988, tous les sociaux-démocrates et conservateurs allemands s'abstinrent.
Des pétitions sans grand effet
Malgré ce contexte défavorable et suite aux succès rencontrés par les procédures de reconnaissance parlementaire à Chypre, en Grèce, en Belgique et en France, le Conseil central des Arméniens d'Allemagne (ZAD) décida en 1999 de lancer sa propre pétition, intitulée « Le temps est venu : condamnons le génocide ! ». Elle fut signée au cours des 21 mois suivants par 5 000 personnes, dont beaucoup étaient d'origine turque. 10 000 signataires natifs de Turquie s'y ajoutèrent, mobilisés par l'ONG Genocide opponents, qui en 1999 avait déjà diffusé une pétition pour la reconnaissance du génocide, à l'intention de la Grande assemblée de la République turque. Cette ONG s'associa en 2000 à l'organisation du Groupe de travail pour la reconnaissance - Contre les génocides, pour l'entente entre les peuples, désigné comme comité de pilotage en Allemagne. La collaboration d'ONG arméniennes, turques, kurdes et allemandes pour la reconnaissance des génocides commis par l'Empire ottoman contre les Arméniens et d'autres populations se traduisit dans la formulation de la pétition, qui rappelait au législateur le caractère de plus en plus multiethnique de la société allemande :
« La République fédérale d'Allemagne est à la fois le foyer de la plus grande diaspora turque et la patrie de citoyens allemands d'origine arménienne. Pour eux, les signataires en appellent au président fédéral ainsi qu'au président et aux membres du Bundestag » (13).
En avril 2000, la pétition fut remise conjointement par un Arménien, un Turc et un Allemand au président de la commission parlementaire pour les pétitions, qui décida le 5 avril 2001 de recommander au Bundestag un compromis selon lequel la demande des pétitionnaires serait transmise au niveau diplomatique (14). En parallèle, la position de la commission recoupait déjà tous les points de l'approche allemande déjà évoquée :
« La Commission des pétitions voit d'un bon oeil toutes les initiatives qui servent le traitement de ces événements historiques. Néanmoins, il faut éviter d'aggraver les blessures plutôt que de les guérir. Pour cette raison, la Commission n'estime pas appropriées les initiatives en lien avec la pétition, et ce d'autant plus que le traitement du passé relève avant tout de la compétence des pays concernés, l'Arménie et la Turquie » (15).
À ce stade, les pétitionnaires ne pouvaient pas savoir qu'en parallèle une Commission de réconciliation turco-arménienne (Turkish Armenian Reconciliation Commission - TARC) (16) avait vu le jour : son existence n'a été rendue publique qu'à l'été 2001. Jusqu'à la conclusion de ses travaux en 2004, la TARC a servi de prétexte aux politiciens allemands pour s'abstenir de toute évaluation des « événements de 1915 », euphémisme sous lequel est officiellement désigné le génocide des Arméniens en Turquie depuis 2006 (17).
En 2005, à l'occasion du 90e anniversaire du génocide arménien, une nouvelle pétition fut soumise au Bundestag. Cette fois-ci, ce n'était pas le résultat du travail des mouvements de défense des droits de l'homme dans une société allemande (post-)migratoire, mais l'issue d'une mobilisation interne au Parlement, sans consultation préalable des ONG qui s'étaient manifestées jusqu'alors sur le sujet. Les initiateurs est-allemands de cette deuxième pétition de reconnaissance comprirent rapidement qu'ils allaient devoir renoncer au seul concept légal existant, celui de génocide. Même si elle cite le terme de génocide comme qualification sur laquelle s'accorde la communauté académique, la motion non contraignante que le Bundestag adopta finalement le 16 juin 2005 circonscrit les « événements » à des « expulsions et massacres » (18). Cette motion s'illustre par une dissonance remarquable entre d'une part la totale acceptation d'une coresponsabilité allemande (19) et d'autre part des conclusions on ne peut plus évasives, que ce soit en termes légaux ou dans les mesures qu'elles suggèrent. Ces dernières relèvent essentiellement des affaires étrangères, alors que les aspects domestiques ne sont pas évoqués - à une exception près. La motion mentionne dans le même temps l'« obligation spéciale » de l'Allemagne, du fait de son histoire, de soutenir « la normalisation et l'amélioration de la situation entre l'Arménie et la Turquie ».
Néanmoins, lorsque le rapprochement arméno-turc fut lancé trois ans plus tard, ce n'est pas l'Allemagne mais la Suisse qui joua le rôle de médiateur européen. Même si les Parlements arménien et turc n'ont jamais ratifié les deux « protocoles de Zurich » du 10 octobre 2009, l'Allemagne a persisté à utiliser le « dialogue turco-arménien », largement fictif, comme axe majeur de sa politique mémorielle. Dans une question parlementaire adressée au gouvernement le 10 février 2010, le parti socialiste Die Linke demanda si les « massacres des Arméniens en 1915-1916 » constituaient un génocide selon les termes de la Convention des Nations unies (20). La réponse officielle formulée par le ministre des Affaires étrangères fut évasive et illustra son ignorance : le gouvernement allemand approuva un nouvel examen des « événements tragiques », mais celui-ci devait être confié à des « historiens indépendants » (21). L'initiatrice de la question, la députée socialiste Katrin Werner, jugea cette réponse tellement « politiquement irresponsable » qu'elle formula une deuxième question le 19 mai 2010 (22). Cette nouvelle demande provoqua une réponse encore plus vague. Par exemple, interrogé sur l'évaluation des travaux de recherche sur la complicité ou la coresponsabilité de l'Empire allemand, le ministre botta en touche : « Le gouvernement fédéral ne prend pas position sur les résultats des travaux scientifiques portant sur le rôle de l'Empire allemand » (23).
Yvonne Robel qui, dans sa thèse de doctorat, a analysé les prises de position de l'État allemand envers les génocides de Namibie, des Arméniens, des Sinti et Roms, résume ainsi la position adoptée pour le cas arménien : « Les réponses du gouvernement fédéral n'ont jamais fait mention d'une responsabilité, d'une coresponsabilité ou d'une culpabilité allemandes. En revanche, les références à un rôle de médiation joué par l'Allemagne dans la relation turco-arménienne, parallèlement à la construction d'un témoignage allemand, déterminent largement la position officielle sur la question de la reconnaissance » (24).
La CDU au pouvoir n'a jamais considéré sérieusement l'éventualité d'une qualification des faits comme génocide. Pendant la campagne électorale de 2013, le Groupe de travail pour la reconnaissance - Contre les génocides, pour l'entente entre les peuples a demandé aux partis politiques représentés au Bundestag de donner leur position en matière de politique mémorielle et d'histoire sur le cas arménien. La fraction conservatrice de la CDU et la CSU formulèrent cette réponse : « Il est peu probable qu'une désignation officielle de ces terribles événements comme génocide par le Bundestag favorise la réconciliation entre Arméniens et Turcs ou le réexamen de l'histoire en Turquie. Un travail approfondi est ici nécessaire. Cependant, cela ne modifie en rien le fait qu'en 1915 un génocide a effectivement été commis à l'encontre des Araméens (sic !) et que les droits d'autres groupes chrétiens ont été violés à grande échelle » (25).
Quel fut le principal résultat pratique de la décision du Bundestag en 2005 ? La seule mesure intérieure que la motion recommandait était la prise en compte du « sujet de l'expulsion et de l'annihilation des Arméniens » dans la politique éducative des 16 États fédéraux. Mais aujourd'hui un seul Land, le Brandebourg, a intégré le génocide arménien au programme d'histoire du secondaire. Le sujet est traité en une page de manuel qui contient, sans aucun commentaire d'accompagnement, le « communiqué officiel d'avril 2005 du consulat général de Turquie à Berlin sur les événements de 1915 » (26).
Toujours dans le Brandebourg, en périphérie de la capitale Potsdam, la villa où ont habité l'arménophile Johannes Lepsius et sa famille a été convertie en « centre pour la recherche et la réconciliation », mais elle est trop à l'écart pour attirer un public plus large comme on pourrait en trouver au sein des communautés immigrées de Berlin, où un tel centre serait très utile. D'autres initiatives potentielles comme l'érection de mémoriaux du génocide ne sont ni lancées ni soutenues par le gouvernement fédéral, et dépendent entièrement du bon vouloir d'autorités locales trop souvent réticentes face aux protestations ou aux menaces turques, réelles ou supposées (27). Pour l'heure, seules trois villes - Brême en 2005, Halle-Wittenberg et Leer (en Frise orientale), en 2015 pour ces deux dernières - se sont engagées à édifier, dans l'espace public, une stèle en forme de croix traditionnelle (khachkar) en mémoire des victimes arméniennes. À Berlin, la permission a été accordée à un mémorial oecuménique et incluant toutes les victimes ottomanes, mais dans un espace qui n'est que semi-public, dans la mesure où il s'agit d'un cimetière protestant.
En guise de conclusion...
Pour résumer les maigres résultats obtenus une décennie après l'adoption de la motion, la députée socialiste Katrin Kunert, qui a initié une troisième question au gouvernement, a vertement critiqué le véritable sabotage de la décision parlementaire de 2005 : « Le gouvernement n'a apparemment aucun intérêt à une réévaluation autocritique du rôle de l'Allemagne. La preuve en est qu'il n'a fait aucun effort pour s'informer sur le devenir des travailleurs forcés arméniens employés à la construction du chemin de fer Berlin-Bagdad. (...) L'insensibilité avec laquelle le gouvernement rejette tout cela traduit une indifférence et un déficit d'empathie pour les victimes » (28).
En point d'orgue de cette indifférence, le législateur allemand n'a semble-t-il pas l'intention de commémorer le génocide arménien en avril 2015, au prétexte de ne pas créer de précédent pour des demandes ultérieures de la part d'autres minorités ethniques ou religieuses. Les raisons véritables de cette non-commémoration sont vraisemblablement plutôt celles qu'évoquait dans sa lettre du 17 avril 2001 Karl Lamers, porte-parole pour les Affaires étrangères du groupe conservateur au Bundestag, pour expliquer le rejet de la demande de reconnaissance parlementaire du génocide : « Je partage votre exigence à l'égard de la Turquie pour qu'elle assume son passé et se penche sur le "prétendu génocide des Arméniens" de 1915. Je doute cependant qu'une résolution du Bundestag puisse appuyer ce processus. Comme l'ont montré les réactions à la résolution adoptée par la France, c'est plutôt contre-productif. La partie turque a brutalement rejeté tout examen de cette question, et a suspendu unilatéralement les relations bilatérales, décision qui est d'ailleurs inacceptable pour les États européens. Dans le cas de l'Allemagne, il faudrait y ajouter que la cohabitation entre Allemands et Turcs n'en sortirait pas indemne et que l'intégration des Turcs qui vivent dans notre pays serait rendue encore plus difficile qu'elle ne l'est déjà. Il serait donc préférable que les organisations turques plaident pour une discussion du passé dans leur propre pays afin d'explorer le sujet et, si nécessaire, de reconnaître également une culpabilité » (29).
Il faut ajouter à ces raisons la peur des parlementaires de perdre leur électorat d'origine turque, même s'ils ne l'admettent que rarement. Au final, les législateurs et politiciens allemands d'aujourd'hui répètent les erreurs de leurs prédécesseurs utilitaristes du début du XXe siècle : ils placent des priorités supposées plus hautes au-dessus des questions humanitaires et des droits de l'homme ou au-dessus de la prévention des génocides. Ces problèmes sont renvoyés aux Églises (principalement l'Église protestante d'Allemagne) ou externalisés vers un « dialogue turco-arménien » inexistant, sans pour autant reconnaître les résultats déjà acquis comme l'expertise développée par la TARC ou les plus de trente ans de recherches internationales sur le cas arménien. Cette attitude est extrêmement douloureuse pour la communauté arménienne d'Allemagne et insultante pour la communauté académique internationale. Dans le meilleur des cas, les manoeuvres dilatoires pour éviter l'usage du terme de génocide par les autorités étatiques et les institutions allemandes peuvent être qualifiées de « refus de la confrontation ». Mais elles n'ont eu aucun effet positif notable sur les résidents d'origine turque en Allemagne qui, de bon droit, attendent du gouvernement une position sans équivoque sur les deux génocides et demi dans lesquels le pays est historiquement impliqué.
(1) La correspondance diplomatique est accessible dans les archives politiques du ministère des Affaires étrangères allemand. Une première sélection a été éditée par J. Lepsius, mandaté par le ministère, à l'occasion de la conférence de paix de Paris de 1919, avec pour objectif apologétique de blanchir le gouvernement allemand et de rejeter la responsabilité des crimes sur la seule Turquie. Voir Lepsius, Johannes, Deutschland und Armenien 1914-1918: Sammlung diplomatischer Aktenstücke [Allemagne et Arménie, 1914-1918 : recueil de documents diplomatiques], Tempelverlag, Potsdam, 1919 (réédité par Donat à Brême en 1986).
(2) http://www.armenocide.net/armenocide/armgende.nsf/$$AllDocs/1915-11-10-DE-011
(3) http://www.armenocide.net/armenocide/armgende.nsf/$$AllDocs/1915-12-07-DE-001
(4) Ce résultat fut obtenu entre autres en réduisant le nombre de témoins et d'experts cités par la défense, et en focalisant l'attention sur les aspects psychologiques et subjectifs de l'assassinat plutôt que sur les dimensions historique et politique. La principale question soumise au jury était celle de la capacité de discernement de l'accusé au moment du crime, et non celle de la responsabilité de la victime dans la destruction des Arméniens de l'Empire ottoman. Voir Hofmann, Tessa, « New Aspects of the Talat Pasha Court Case : Unknown Archival Documents on the Background and Procedure of an Unintended Political Trial », Armenian Review (États-Unis), Vol. 42, hiver 1989, n° 4/168, pp. 41-53.
(5) Lemkin, Raphael, Totally Unofficial: the Autobiography, édité par Donna-Lee Frieze, Yale University Press, New Haven, Londres, 2013, pp. 20-21.
(6) Pogrom : Zeitschrift für bedrohte Völker, n° 64 (1979), mai 1980, n° 72/73, oct.-nov. 1981, n° 85 ; réimpression des trois numéros dans : Hofmann, Tessa et Koutcharian, Gerayer (éd.), Armenien: Völkermord, Vertreibung, Exil; 1979-1987: Neun Jahre Menschenrechtsarbeit für die Armenier, neun Jahre Berichterstattung über einen verleugneten Völkermord, Gesellschaft für bedrohte Völker, Göttingen, Wien, 1987, 146 p.
Livres publiés : Hofmann, Tessa (éd.), Das Verbrechen des Schweigens: Die Verhandlung des türkischen Völkermordes an den Armeniern vor dem Ständigen Tribunal der Völker, Gesellschaft für bedrohte Völker, Göttingen, Wien, 1985 ; Hofmann, Tessa (éd.), Der Völkermord an den Armeniern vor Gericht : Der Prozess Talaat Pascha. 2. Aufl. d. Ausg. Berlin 1921, Gesellschaft für bedrohte Völker, Göttingen, Wien, 1980 ; Hofmann, Tessa (éd.), Der Völkermord an den Armeniern vor Gericht : Der Prozess Talaat Pascha [Le génocide des Arméniens en procès : l'affaire Talaat Pacha], deuxième édition, augmentée, Gesellschaft für bedrohte Völker, Göttingen, Wien, 1985 ; réimpression de la première édition « Der Prozess Talaat Pascha : Stenographischer Bericht » [L'affaire Talaat Pacha : rapport sténographique], Deutsche Verlagsanstalt für Politik, Berlin, 1921 ; édition anglaise en ligne : « The Trial of Soghomon Tehlirian », Cilcia.com, http://www.cilicia.com/armo_tehlirian.html
(7) Gust, Wolfgang, "Wir werden euch ausrotten! « Kampf um Berg-Karabach und der Völkermord an den Armeniern [« Nous allons vous exterminer ! » Lutte pour le Nagorno-Karabakh et le génocide des Arméniens]. "spiegel"-series, n° 13/46 Jahrgang, 23 mars 1992 - n° 15 (pp. 138-148), 30 mars 1992 (pp. 150-166), 6 avril 1992 (pp. 158-170) ; http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-13687666.html ; http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-13682673.html ; http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-13687666.html
(8) Lepsius, Johannes, Deutschland und Armenien 1914-1918 : Sammlung diplomatischer Aktenstücke [Allemagne et Arménie 1914-1918 : recueil d'archives diplomatiques], Tempelverlag, Potsdam, 1919 ; réédition : Donat, Brême, 1986.
(9) Une édition en ligne est disponible en allemand, en anglais et en turc sur le site mis en place par Wolfgang Dust : www.armenocide.de. L'édition papier de 2005 a été traduite et publiée en anglais en 2014, grâce à un financement et à une coopération de l'institut Zoryan, basé à Toronto et Cambridge (Massachusetts). Voir Gust, Wolfgang (éd.), Der Völkermord an den Armeniern 1915/16 : Dokumente aus dem Politischen Archiv des deutschen Auswärtigen Amts, Zu Klampen Verlag, Springe, 2005. 675 pp. et Gust, Wolfgang (éd.), The Armenian Genocide : Evidence from the German Foreign Office Archives, 1915-1916, Berghahn, New York, Oxford, 2014, 786 pp.
(10) http://www.ushmm.org/wlc/en/article.php?ModuleId=10005219
(11) Dokumentations und Kulturzentrum Deutscher Sinti und Roma (Centre pour la documentation et la culture des Sinti et Roms allemands), Bürgerrechtsbewegung (Mouvement des droits civiques), http://www.sintiundroma.de/sinti-roma/buergerrechtsbewegung.html
(12) Paroisse arménienne apostolique de Berlin et Colonie arménienne de Berlin (éd.), Armenische Frage - Türkisch behandelt: Dokumentation einer antiarmenischen Hetzkampagne in Berlin-West sowie über die vom Europa-Parlament verabschiede Resolution zur Armenischen Frage [La question arménienne traitée à la manière turque : documentation d'une campagne de haine anti-arménienne à Berlin-Ouest et résolution de la question arménienne], publié par le Parlement européen, Donat Verlag, Brême, 1988, p. 17.
(13) http://www.aga-online.org/documents/attachments/aga_02.pdf
(14) En pratique, cela signifie que le ministre allemand des Affaires étrangères, par l'intermédiaire de son ambassade à Ankara, porta la pétition à l'attention de son homologue turc.
(15) Commission des pétitions du Bundestag : recommandation de décision. Voir http://www.aga-online.org/documents/attachments/aga_07.pdf
(16) La TARC mit fin à ses travaux en 2004 par la publication d'un rapport du Centre international pour la justice de transition (International Center for Transition Justice - ICTJ), qui aboutissait à la conclusion prudemment formulée que les « événements de 1915 » correspondaient à la définition du génocide retenue par les Nations unies. Voir http://www1.american.edu/cgp/TARC/
(17) En 2006, le premier ministre Erdogan demanda aux fonctionnaires de l'État turc de remplacer la formule « sözde Ermeni soykirim » [« prétendu génocide arménien », ou « génocide imaginaire »] par la formule plus neutre d'« événements de 1915 » [1915 olaylari]. Voir Dixon, J. M., « Defending the Nation ? Maintaining Turkey's Narrative of the Armenian Genocide », South European Society and Politics, Vol. 15, n° 3, septembre 2010, p. 477.
(18) Voir la motion « Remembering and commemorating the expulsions and massacres of the Armenians in 1915 - Germany must make a contribution to reconciliation between Turks and Armenians », http://www.aga-online.org/documents/attachments/BundestagResolution_en.pdf
(19) « Cela exprime les regrets pour le rôle peu glorieux qu'a joué l'Empire allemand qui, malgré des informations très fournies sur l'expulsion et l'annihilation planifiées des Arméniens de l'Empire ottoman, n'a même pas ne serait-ce qu'essayé d'arrêter les atrocités. »
(20) http://www.aga-online.org/news/attachments/Kleine_Anfrage_Die_Linke_Drucksache_17_687.pdf
(21) Meisner, Matthias, « Regierung versteckt sich hinter Historikern: Das deutsche Außenministerium will die millionenfache Ermordung von Armeniern weiterhin nicht als Völkermord einstufen » [Le gouvernement se cache derrière les historiens : le ministère allemand des Affaires étrangères s'obstine à ne pas reconnaître comme un génocide le meurtre de millions d'Arméniens], Der Tagesspiegel, 1er mars 2010, http://www.tagesspiegel.de/politik/armenier-regierung-versteckt-sich-hinter-historikern/1837724.html
(22) http://dipbt.bundestag.de/dip21/btd/17/017/1701798.pdf
(23) http://www.aga-online.org/news/attachments/Antwort_Bundesregierung_Kleine_Anfrage_Linksfraktion_01062010.pdf
(24) Robel, Yvonne, Verhandlungssache Genozid : Zur Dynamik geschichtspolitischer Deutungskämpfe, Fink, Paderborn, 2013, p. 244.
(25) http://www.aga-online.org/news/attachments/AGA_Wahlpruefsteine_2013_Erinnerungspolitik_CDU.pdf
(26) Handreichung: Völkermorde und staatliche Gewaltverbrechen im 20. Jahrhundert als Thema schulischen Unterrichts [Directives : génocides et crimes étatiques violents du 20e siècle comme sujet d'éducation scolaire], LISUM, Ludwigsfelde-Struveshof, 2005, p. 58.
(27) Rosenfelder, Andreas, « Wir sollen uns schämen ? Wie groß ist die Furcht der deutschen Kommunalpolitik vor den Türken ? Gedenksteine in Kreuzesform, die von Armeniern errichtet und von Türken zerkratzt werden, sind nicht jedem Bürgermeister willkommen » [Devrions-nous avoir honte ? Jusqu'où va la peur des Turcs, chez les élus locaux allemands ? Les stèles en forme de croix, érigées par des Arméniens et abîmées par des Turcs, ne sont pas bienvenues pour tous les maires], Frankfurter Allgemeine Zeitung, 28 juillet 2005, http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/gedenken-wir-sollen-uns-schaemen-1254854.html
(28) « Kein Interesse an Holzmann AG-Sklaven ; Völkermord an den Armeniern - Bundesregierung sieht sich nicht sonderlich in der Aufarbeitungspflicht » [Aucun intérêt pour les esclaves de Holzmann AG ; génocide des Arméniens - Le gouvernement fédéral n'estime pas nécessaire de procéder à une réévaluation], Neues Deutschland, 29 décembre 2014, http://www.neues-deutschland.de/artikel/956755.kein-interesse-an-holzmann-ag-sklaven.html
(29) Lettre au Dr Gerayer Koutcharian, Conseil central des Arméniens d'Allemagne.