Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les Arméniens et le droit au recours

L'auteur a rédigé cet article en sa qualité d'enseignant et non en tant qu'expert indépendant pour l'ONU.

Fondements juridiques


Dans son rapport de 2014 à l'Assemblée générale des Nations unies, le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice et de la réparation, Pablo de Greiff (1), a souligné que des approches passées du droit international reconnaissaient déjà l'obligation des États d'offrir des réparations pour des actions internationales illicites. Ces questions restaient néanmoins au niveau interétatique (2). Par exemple, l'article 3 de la quatrième convention de La Haye de 1907 mentionnait l'obligation des États d'offrir des réparations suite à des violations des règles de La Haye sur la guerre terrestre (3), mais ne disait rien sur les droits des victimes individuelles.
Au cours du siècle dernier, le droit international humanitaire s'est fortement développé. Aujourd'hui, plusieurs textes encadrent le droit des victimes de violations des droits de l'homme à présenter des recours et des demandes de réparations devant les instances judiciaires internationales et au sein des forums internationaux. Comme le souligne de Greiff, « conséquence du processus normatif international, le fondement en droit international d'un droit au recours et à la réparation a été d'abord consacré au sein des instruments internationaux liés aux droits de l'homme, aujourd'hui largement acceptés par les États ». Contentons-nous de rappeler l'article 8 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, l'article 6 de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, l'article 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et l'article 39 de la Convention sur les droits de l'enfant, ainsi que les procédures du Comité des droits de l'homme, du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, du Comité contre la torture et du Comité des droits de l'enfant. Dans le droit pénal international, l'article 75 du Statut de Rome établissant la Cour pénale internationale (entré en vigueur en 2002) réaffirme le droit des victimes à « des formes de réparation, telles que la restitution, l'indemnisation ou la réhabilitation ».
Dans son observation générale n° 31, le Comité des droits de l'homme a réaffirmé que l'obligation légale des États d'accorder des réparations aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés conditionne l'efficacité des processus de réparation nationaux : « S'il n'est pas accordé réparation aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés, l'obligation d'offrir un recours utile (...) n'est pas remplie » (4). Cette prise de position a été confirmée par la jurisprudence de plusieurs comités d'experts des Nations unies, qui reconnaissent le droit au recours comme un droit de l'homme attaché à chaque personne (5).
Les organes des traités des Nations unies, mais aussi l'ancienne Commission sur les droits de l'homme et l'organe qui lui a succédé, le Conseil des droits de l'homme, ont élaboré des normes destinées à éclairer les législations et les pratiques nationales. Certaines de ces déclarations et résolutions ont été transmises à l'Assemblée générale de l'ONU pour adoption, notamment les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l'homme et de violations graves du droit international humanitaire (ci-après les Principes fondamentaux). Adoptés par consensus en 2005 (6), ils sont particulièrement pertinents dans le cadre des revendications arméniennes, non pas parce qu'ils auraient introduit de nouveaux droits, mais parce qu'ils confirment des dispositions préexistantes.
Au paragraphe 10, la section VII des Principes fondamentaux dispose : « Les recours (...) comprennent le droit de la victime aux garanties suivantes, prévues par le droit international :
(a) accès effectif à la justice, dans des conditions d'égalité ; (b) réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi ; (c) accès aux informations utiles concernant les violations et les mécanismes de réparation. »
Paragraphe 15, section IX : « Le but d'une réparation adéquate, effective et rapide est de promouvoir la justice en remédiant aux violations flagrantes du droit international des droits de l'homme ou aux violations graves du droit international humanitaire. La réparation devrait être à la mesure de la gravité de la violation et du préjudice subi. »
Paragraphe 16 : « Les États devraient s'efforcer de créer des programmes nationaux pour fournir réparation et toute autre assistance aux victimes. »
Paragraphe 17 : « S'agissant des plaintes des victimes, l'État assure l'exécution des décisions de réparation prononcées par ses juridictions internes à l'égard des particuliers ou des entités responsables du préjudice subi et s'applique à assurer l'exécution des décisions de réparation ayant force de chose jugée prononcées par des juridictions étrangères, conformément à son droit interne et à ses obligations juridiques internationales. À cette fin, les États devraient prévoir, dans leur législation interne, des mécanismes efficaces pour assurer l'exécution des décisions de réparation. »
Paragraphe 19 : « La restitution devrait, dans la mesure du possible, rétablir la victime dans la situation originale qui existait avant que les violations flagrantes du droit international des droits de l'homme ou les violations graves du droit international humanitaire ne se soient produites. »
Enfin, le paragraphe 20 dispose : « Une indemnisation devrait être accordée pour tout dommage résultant de violations flagrantes du droit international des droits de l'homme et de violations graves du droit international humanitaire, qui se prête à une évaluation économique, selon qu'il convient et de manière proportionnée à la gravité de la violation et aux circonstances de chaque cas, tel que : (a) le préjudice physique ou psychologique ; (b) les occasions perdues, y compris en ce qui concerne l'emploi, l'éducation et les prestations sociales ; (c) les dommages matériels et la perte de revenus, y compris la perte du potentiel de gains ; (d) le dommage moral ; (e) les frais encourus pour l'assistance en justice ou les expertises, pour les médicaments et les services médicaux et pour les services psychologiques et sociaux. »


Le traité de Sèvres et la Convention sur le génocide


La codification des droits est une étape préalable aux revendications. Mais il est également nécessaire de mettre en place les instances judiciaires compétentes. Certains commentateurs ont affirmé que les plaintes des Arméniens n'étaient pas recevables parce qu'il n'existait pas de tribunal compétent et parce que les normes invoquées ne pouvaient faire l'objet d'une application rétroactive. Ils font notamment allusion à la Convention sur le génocide, adoptée le 9 décembre 1948, plus de trente ans après le génocide arménien. Il s'agit bien entendu d'un argument fallacieux, puisque les crimes de génocide et contre l'humanité constituent une catégorie spéciale d'actes illicites internationaux, pour lesquels il ne peut être formulé d'objection ratione temporis.
Il faut de plus rappeler que la Convention sur le génocide a été rédigée et adoptée précisément à la lumière à la fois du génocide arménien et de la Shoah, tous deux antérieurs à la Convention. Il ne viendrait à l'idée de personne de remettre en cause la légitimité des revendications des survivants et des descendants de victimes de la Shoah parce que les atrocités nazies auraient été commises avant le 12 janvier 1951, date d'entrée en vigueur de la Convention sur le génocide. Il faut rappeler que les droits des Arméniens et des victimes de la Shoah ne dérivent pas de la Convention sur le génocide. Mais à l'inverse, la Convention sur le génocide renforce les droits préexistants des Arméniens et des Juifs à être reconnus comme victimes et à se voir accorder des réparations et des compensations.
Les articles 144 et 230 du traité de Sèvres, signé le 10 août 1920 par quatre représentants du Sultan ottoman Mehmet VI, reconnaissaient les droits des survivants de la campagne d'extermination des minorités chrétiennes de l'Empire, y compris les Arméniens, les Grecs du Pont et les Assyro-Chaldéens. Ils stipulaient l'obligation de l'État turc d'enquêter sur ces crimes et d'en punir les coupables. L'article 144 disposait notamment :
« Le Gouvernement ottoman reconnaît l'injustice de la loi de 1915 sur les propriétés abandonnées (Emval-i-Metrouké) ainsi que de ses dispositions complémentaires, et les déclare nulles et de nul effet dans le passé comme dans l'avenir. Le Gouvernement ottoman s'engage solennellement à faciliter, dans toute la mesure du possible, aux ressortissants ottomans de race non turque, chassés violemment de leurs foyers soit par la crainte de massacre, soit par tout autre moyen de contrainte depuis le 1er janvier 1914, le retour dans leurs foyers, ainsi que la reprise de leurs affaires. Il reconnaît que les biens immobiliers ou mobiliers, qui pourront être retrouvés, et qui sont la propriété desdits ressortissants ottomans ou des communautés auxquelles appartiennent ces ressortissants, doivent être restitués le plus tôt possible, en quelques mains qu'ils soient retrouvés. »
Plus loin, l'article 230 précisait :
« Le Gouvernement ottoman s'engage à livrer aux Puissances alliées les personnes réclamées par celles-ci comme responsables des massacres qui, au cours de l'état de guerre, ont été commis sur tout territoire faisant, au 1er août 1914, partie de l'Empire ottoman. Les Puissances alliées se réservent le droit de désigner le tribunal qui sera chargé de juger les personnes ainsi accusées, et le Gouvernement ottoman s'engage à reconnaître ce Tribunal. »
Même si la Société des nations n'a jamais institué de tribunal international pour juger les auteurs turcs du génocide des Arméniens et des autres minorités chrétiennes, de nombreux procès ont eu lieu à Istanbul, sous le droit turc, en 1919, avant même que le traité de Sèvres ne soit signé. Les autorités turques ont mené ces procès contre les dirigeants ottomans impliqués dans le génocide conformément au Code pénal ottoman. Plusieurs ont été reconnus coupables et trois d'entre eux ont été exécutés.
Le traité de Sèvres n'a cependant jamais été mis en oeuvre du fait du coup d'État conduit par un général turc, Mustafa Kemal. Non content de renverser le Sultan, il guerroya également contre les Grecs et les Britanniques, les repoussa hors d'Anatolie et négocia un nouveau traité de paix avec les Alliés, assurant l'impunité à des milliers de fonctionnaires, d'officiers et de soldats turcs impliqués dans le génocide des Arméniens, des Grecs et des autres minorités chrétiennes.
À n'en pas douter, ce génocide a été bien pire que le nettoyage ethnique survenu dans la Yougoslavie en décomposition des années 1990, crime dans lequel l'Assemblée générale des Nations unies a vu une « forme de génocide » dans sa résolution 47/121 de 1992. Les assassinats d'Arméniens ont pris une ampleur bien plus grande que le massacre de Srebrenica, que le Tribunal pénal international pour l'ancienne Yougoslavie et la Cour pénale internationale ont qualifié de génocide.
Ce qui est en jeu n'est évidemment pas la punition infligée aux architectes du génocide arménien et à leurs complices, puisque aucune personne pénalement responsable n'est plus aujourd'hui en vie. Le point crucial à l'heure actuelle est le droit des Arméniens à un foyer, qui implique le droit au retour d'une part et le droit à la restitution et à la compensation d'autre part (7). Dans ce contexte, il convient de citer le rapport final du rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme et les transferts de population, Awn Shawkat Al Khasawneh (désormais juge à la CPI).
La déclaration jointe au rapport, qui a été formellement adoptée par la Commission des droits de l'homme et par la Commission économique et sociale, affirme dans son article 8 : « Chacun a le droit de retourner dans son pays d'origine de son plein gré, dans la sécurité et dans la dignité, et de s'installer dans son lieu d'origine ou dans un lieu de son choix. L'exercice du droit de rentrer dans son pays n'exclut pas le droit de la victime à des recours adéquats, y compris la restitution de biens dont elle a été dépossédée à l'occasion ou à la suite de transferts de population, l'indemnisation en compensation de tout bien qui ne peut pas lui être restitué et toute autre forme de réparation prévue en droit international » (8).


Droit naturel et principes généraux du droit


Le meurtre est un péché depuis que Caïn a tué Abel, bien avant les premières tentatives des hommes de loi de codifier le droit pénal, et avant le roi Hammourabi et les autres codes de l'Antiquité. Plus fondamentalement, le meurtre est un crime au regard du droit naturel, qui précède et est supérieur au droit positif. Les crimes contre l'humanité étaient des crimes bien avant qu'une note britannico-franco-russe ne condamne les massacres d'Arméniens en 1915, qualifiant ces meurtres de « crime contre l'humanité et la civilisation », dont seront tenus responsables « tous les membres du Gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres ». Le mot n'existait pas encore, mais le génocide était un crime avant que Raphael Lemkin n'invente le terme en 1944.
D'après l'article 38(1)(c) du statut de la Cour pénale internationale, les principes généraux du droit sont une source de droit principale. En plus des traités, des protocoles et des chartes, les principes de droit immanents sont donc sources de droit. Parmi ces principes est notamment reconnu ex injuria non oritur jus, qui établit pour règle qu'aucune nouvelle loi ne peut émerger d'une violation du droit, et qu'aucun droit ne peut non plus en découler. C'est un principe fondamental de justice - et de bon sens. L'illégitimité de l'« enrichissement sans cause » - ou le fait que le voleur ne peut jouir des fruits de son crime - est un autre principe général. Enfin, il est admis selon un autre principe que le droit doit s'appliquer de bonne foi, de manière uniforme et non sélective. Il n'existe pas de droit international à la carte.
La prescription n'existant pas en droit international pour les cas de génocide et de crimes contre l'humanité, le droit des Arméniens à des réparations ne peut donc pas avoir expiré. Je pense avoir définitivement invalidé cette fausse piste dans mon livre The Genocide Against the Armenians 1915-1923 and the Relevance of the Genocide Convention (9). Les Arméniens sont donc tout à fait fondés à faire valoir leur exigence de réparation - sous la forme de restitution de leur héritage culturel et religieux, qui couvre 2 538 églises et 451 monastères -, de compensation - pour la destruction de leurs biens mais aussi pour l'immense souffrance morale infligée -, de satisfaction - sous la forme de recherches des charniers et des dépouilles de leurs parents assassinés -, d'excuses officielles du gouvernement turc et d'une reconnaissance de leur statut de victimes de génocide. Ce droit aux divers degrés de réparation peut et doit être invoqué par les descendants des survivants du génocide arménien, que ce soit en Arménie même ou dans la diaspora.
À cette fin, la volonté politique des gouvernements du monde entier est indispensable. Ils doivent prendre toutes les mesures législatives et judiciaires adéquates pour mettre en oeuvre les normes du droit international. Pour que cette volonté politique prenne corps, il faut mobiliser la société civile dans tous les pays, former le public au travers des universités, des lycées et des médias, et en appeler au principe suprême de dignité humaine dont dérivent tous les droits humains. La discrimination des victimes de génocide est inacceptable ; elle porte en elle une nouvelle violation de la dignité humaine.


Responsabilité des États


La Commission du droit international des Nations unies a élaboré des principes généraux de responsabilité de l'État, dont l'article 31 dispose :
« 1. L'État responsable est tenu de réparer intégralement le préjudice causé par le fait internationalement illicite.
2. Le préjudice comprend tout dommage, tant matériel que moral, résultant du fait internationalement illicite de l'État. »
La Turquie ne peut se dérober à sa responsabilité d'État en prétendant qu'elle ne succède pas à l'Empire ottoman. La Serbie a tenté en vain de faire valoir cette approche en ce qui concerne les crimes commis en République fédérale de Yougoslavie. Il faut donner crédit à la République fédérale d'Allemagne de ne pas avoir fait appel à une supposée tabula rasa et à une naissance immaculée du pays, sans lien avec le passé, pour tenter d'échapper à ses responsabilités dans la Shoah. Une autre raison invalide cet argument : les actes génocidaires de l'Empire ottoman se sont poursuivis sous Kemal Atatürk - contre les Arméniens, mais également contre les Grecs du Pont et de Smyrne, les Assyro-Chaldéens et d'autres minorités chrétiennes au sein de la République turque. Des massacres ont non seulement été perpétrés contre les minorités chrétiennes, mais des actions concertées ont été menées afin d'en effacer le souvenir, d'éradiquer toute trace de l'existence de ces populations en Asie mineure, pour des millénaires. Cette politique délibérée de génocide culturel s'est traduite par la destruction d'églises, de cimetières et de symboles - un héritage culturel inestimable, qui devrait être aujourd'hui reconstruit et reconnu comme patrimoine arménien mais aussi, par l'Unesco, comme patrimoine de l'humanité. Cette violation permanente des normes du droit international et des droits de l'homme est bien souvent éludée par les médias. Les autorités turques ont réellement pratiqué la politique romaine de damnatio memoriae, à savoir la destruction du souvenir des victimes, comme si ces dernières n'avaient jamais existé.
L'article 34 sur la responsabilité de l'État dispose que « la réparation intégrale du préjudice causé par le fait internationalement illicite prend la forme de restitution, d'indemnisation et de satisfaction, séparément ou conjointement, conformément aux dispositions du présent chapitre » (10).
Plus concrètement, dans le cas de l'Arménie, où un patrimoine culturel millénaire a été victime de destructions gigantesques, la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels et ses protocoles fournissent quelques lignes directrices.
En matière de compensation, l'article 36 précise qu'un État est obligé « d'indemniser le dommage causé par ce fait dans la mesure où ce dommage n'est pas réparé par la restitution ».
L'article 37 fixe, lui, les règles en matière de satisfaction : « L'État responsable d'un fait internationalement illicite est tenu de donner satisfaction pour le préjudice causé par ce fait dans la mesure où il ne peut pas être réparé par la restitution ou l'indemnisation. La satisfaction peut consister en une reconnaissance de la violation, une expression de regrets, des excuses formelles ou toute autre modalité appropriée. »
Il n'est pas inutile de rappeler que le président Bill Clinton a présenté en 1993 des excuses aux habitants de Hawaï pour les crimes et les mauvais traitements infligés lors du renversement du gouvernement légitime du royaume hawaïen un siècle auparavant, en 1893. De même, le premier ministre australien Kevin Rudd a présenté des excuses aux Aborigènes d'Australie, le 13 février 2008, pour les nombreuses injustices qu'ils ont subies. D'immenses étendues du territoire australien leur ont été restituées, et ils les administrent désormais en coopération avec les autorités de Sydney. Même le président Barack Obama a signé un document - peu diffusé - d'excuse aux Américains indigènes, le 19 décembre 2009.
Ainsi, même les « inégalités historiques » peuvent être en partie rectifiées, avec un peu de bonne volonté. De fait, au cours des dernières décennies, les gouvernements qui se sont succédé en Allemagne ont exprimé des regrets aux peuples polonais, tchécoslovaque, belge, néerlandais, français, israélien, etc. en lien avec l'Holocauste. L'Allemagne a en plus procédé à des réparations significatives, prenant la forme de restitution et de compensation à destination des victimes du génocide ou de leurs descendants.
Pour obtenir réparation, les Arméniens devraient également en appeler à la solidarité internationale et à l'obligation erga omnes de ne pas entériner les conséquences de crimes contre l'humanité ou de génocides. L'article 10 de la Déclaration des Nations unies sur le transfert de population d'août 1997 dispose :
« Lorsque des actes ou omissions interdits en vertu de la présente Déclaration sont commis, la communauté nationale dans son ensemble et les États en particulier sont dans l'obligation : a) de ne pas admettre comme légale la situation ainsi créée ; b) si la situation persiste, de veiller à ce qu'il soit immédiatement mis fin à cet acte et à ce que ses conséquences néfastes soient effacées ; c) de ne pas accorder aide, assistance ou soutien, financiers ou autres, à l'État qui a commis ou qui est en train de commettre un tel acte, de façon à lui permettre de perpétuer ou de renforcer la situation créée par ledit acte » (11).


Droit à la vérité, droit à l'histoire et à l'identité personnelles


La réalité historique des discriminations systématiques, des persécutions, des déportations et du meurtre d'un million et demi d'Arméniens entre 1915 et 1923 est bien établie. Ces faits sont généralement reconnus comme le premier génocide du XXe siècle. Ces persécutions et massacres avaient eu des précédents avec l'élimination de quelque 200 000 Arméniens en 1894-1896 et les massacres ultérieurs d'Adana en 1909, qui ont coûté la vie à 30 000 innocents.
Nous le savons tous, l'Histoire ne suit pas les lois mathématiques, et les normes de droit ne se confondent pas exactement avec leur application. En la matière, la volonté politique des nations les plus puissantes est indispensable. Or cette volonté est assez souvent le résultat de considérations géopolitiques ou économiques, déterminées par des intérêts vitaux qui empêchent une application uniforme du droit. Ainsi, une exhortation aussi claire que les termes du traité de Sèvres du 10 août 1920 ou que ceux de la sentence arbitrale du président Woodrow Wilson du 22 novembre 1920 n'entraîne pas automatiquement la mise en oeuvre du principe général de droit ubi jus, ibi remedium (où il y a du droit, il doit aussi exister un recours). Là encore, les conditions qui permettront d'allouer une réparation aux victimes doivent être réunies. Les préalables sont notamment l'adoption de la législation adéquate dans les juridictions nationales et la mise en place des instances judiciaires compétentes, qui pourront recevoir les demandes d'examen et se prononcer sur le fond.
La voie de la reconnaissance et de la réparation est semée de nombreuses embûches. La muraille du silence a été la première d'entre elles. Aujourd'hui, en 2015, la réalité macabre du génocide arménien est malgré tout reconnue par un nombre croissant de gouvernements et de parlements, et même parfois par des décisions judiciaires. D'autres obstacles sont plus subtils. Le mur de la désinformation - érigé et entretenu par des négationnistes turcs bien organisés - continue à troubler de nombreux non-Arméniens. La désinformation instille le doute, qui tend à paralyser même les personnes bien intentionnées : incapables de déterminer qui dit vrai, elles s'appuient sur une fausse logique et en concluent que la vérité doit se situer à mi-chemin entre les récits turc et arménien.
Entre autres difficultés, citons les multiples tentatives turques visant à détourner l'attention des questions centrales et à laisser de côté ce qui ne peut pourtant être ignoré : l'absence d'Arméniens dans l'est de la Turquie ; l'évident anéantissement de 4 000 ans de présence arménienne en Asie mineure ; la destruction d'églises et de monastères, de villages et de cimetières, de monuments et de symboles.
Les autorités turques s'appuient par ailleurs sur l'argument fallacieux de l'« intervalle de temps » et sur l'excuse bancale selon laquelle dans tous les conflits armés des civils se retrouvent pris sous le feu. Les autorités ottomanes auraient seulement voulu « évacuer » les Arméniens des zones de combat, et beaucoup ne seraient pas morts assassinés, mais plutôt de maladie ou victimes de mauvaises conditions climatiques. Ces explications correspondent exactement aux inepties négationnistes que ressassent les défenseurs des nazis qui cherchent à nier, à atténuer ou à banaliser la Shoah. Heinrich Himmler parlait lui-même d'« évacuation » plutôt que de meurtre des Juifs, dans des documents internes. Les euphémismes sont un des outils du négationnisme.
J'encourage les Arméniens à mieux utiliser les mécanismes du Conseil des droits de l'homme, et notamment l'Examen périodique universel auquel tous les pays, y compris la Turquie, sont soumis. Les procédures spéciales du Conseil offrent aussi des voies de recours, dont le nouveau mandat de Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice et de la réparation. Les communications en lien avec le négationnisme turc et le refus de restitution et de compensation peuvent être adressées au Rapporteur, accompagnées d'une demande d'enquête et des recommandations pertinentes. La Turquie étant partie au Pacte international sur les droits civils et politiques et à son protocole optionnel sur les plaintes individuelles, il est intéressant d'apprendre à utiliser ces instruments.
La création d'un fonds destiné aux victimes du génocide arménien et à leurs descendants, dont la gestion pourrait être confiée aux Nations unies, marquerait par ailleurs un premier pas vers la réparation. Le bureau du Haut-commissaire aux droits de l'homme administre déjà plusieurs fonds, comme celui pour les victimes de la torture ou pour les peuples indigènes. L'expérience acquise en la matière pourrait fournir un cadre pour un Fonds arménien des Nations unies.


Conclusion


Les génocides et les crimes contre l'humanité étant imprescriptibles, les demandes arméniennes de restitution et de compensation demeurent valides à ce jour. Le plus important, néanmoins, est que les Arméniens disposent du droit de voir reconnu leur statut de victimes de génocide. Ils ont le droit à la vérité et à la mémoire. Cette reconnaissance est un droit fondamental de l'homme et une condition sine qua non pour la réconciliation. Pendant des décennies, les Arméniens ont été victimes du silence. Or c'est une question de justice que de perpétuer le souvenir des victimes par l'information et l'éducation. Comme le soulignait Ovide, gutta cavat lapidem. La goutte d'eau finira par transpercer la pierre. L'obtention d'une reconnaissance et de réparations par les Arméniens sera une victoire du droit international et des droits de l'homme.

(1) A/69/518.
(2) Cour permanente de justice internationale, affaire de l'usine de Chorzów, 1927. CPJI (Série A, no 9 à 21).
(3) http://avalon.law.yale.edu/20th_century/hague04.asp#iart3
(4) Observation générale n° 31 sur la nature de l'obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, adoptée le 21 mars 2004. http://www1.umn.edu/humanrts/gencomm/hrcom31.html
(5) Möller Jakob et de Zayas Alfred, United Nations Human Rights Committee Case-Law, N. P. Engel, Kehl, 2009.
(6) Résolution 60/147 du 16 décembre 2005.
(7) De Zayas Alfred, « The Right to the Homeland, Ethnic Cleansing and the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia », Criminal Law Forum, Vol. 6, pp. 257-314.
(8) E/CN.4/Sub.2/1997/23.
(9) De Zayas Alfred, The Genocide Against the Armenians 1915-1923 and the Relevance of the 1948 Genocide Convention, Haigazian University Press, Beirut, 2010. Également disponible en version espagnole, El Genocidio contra los Armenios, Catálogos S.R.L., Buenos Aires, 2009.
(10) http://legal.un.org/ilc/texts/instruments/english/commentaries/9_6_2001.pdf
(11) E/CN.4/Sub.2/1997/23.