Au sommet d'une montagne isolée, près de l'actuelle frontière irako-turque, les membres d'une petite communauté ethno-religieuse assiégée de tous côtés par des combattants déterminés à l'anéantir ont pris la fuite pour sauver leur vie. Certains d'entre eux ont pu, grâce à l'aide fournie par des soldats bienveillants, franchir une autre frontière pour se réfugier dans une zone temporairement sûre. Mais beaucoup sont morts en chemin. La nature et l'ampleur de leurs souffrances dépassent l'entendement.
Ce récit vous semble familier ? C'est normal : on a beaucoup parlé, l'année dernière, du calvaire subi par les Yézidis dans leurs hauteurs du nord de l'Irak. Près d'un siècle plus tôt, non loin de là, dans la région attenante d'Hakkari, les chrétiens nestoriens avaient connu le même sort. Lors de cet épisode oublié de la Grande Guerre, quelque 25 000 personnes, soit probablement un tiers de cette communauté, ont été assassinées ou sont mortes de faim, de maladie et de froid. Comment devons-nous appréhender cette tragédie ? Existe-t-il des parallèles entre cette époque et aujourd'hui ? La décimation des nestoriens présageait-elle des événements qui allaient suivre ? Ou bien l'existence de la Convention onusienne pour la prévention et la répression du crime de génocide signifie-t-elle que les éruptions de violences ethniques semblables à celles qui se sont produites lors du conflit de 1914-1918 sont bien moins possibles aujourd'hui ?
Ce qui est sûr, c'est que nous devons prendre les plus grandes précautions avant de commencer à établir des comparaisons ou d'affirmer, dans une vision « whig » de l'Histoire, que le monde serait devenu meilleur. En examinant le destin que la communauté d'Hakkari a connu après la Première Guerre mondiale, nous pouvons en effet conclure que, pour de nombreuses minorités, la situation n'a fait qu'empirer. Cela dit, il existe indéniablement des liens entre les cas de génocide, ou de quasi-génocide, survenus pendant la Grande Guerre et ceux qui se sont déroulés à l'époque contemporaine. Le rappel de l'épisode d'Hakkari soulève en tout cas un problème immédiat : dans quelle mesure connaissons-nous les événements génocidaires de 1914-1918 et leurs conséquences ? Interrogées sur les génocides survenus lors des guerres mondiales, même des personnes plutôt bien informées ne pourraient probablement parler que du nazisme et de l'Holocauste. Et il ne faudrait pas croire que tous les experts répondraient nécessairement avec plus de justesse. Ainsi, l'un des plus célèbres historiens militaires britanniques, John Keegan, a un jour affirmé que la Grande Guerre n'a pas donné lieu à des génocides (à une seule exception près) et même qu'elle n'a provoqué « aucun déplacement systématique de populations, aucune famine délibérée, aucune expropriation et peu de massacres ou atrocités ». Selon lui, « malgré les efforts que diverses machines de propagande étatique ont déployés pour prouver l'inverse », ce conflit fut, « si l'on laisse de côté la cruauté propre à tout champ de bataille, une guerre étonnamment civilisée ».
Si seulement Keegan disait vrai ! La seule exception qu'il reconnaît est la destruction en 1915-1916 des Arméniens - et encore, il l'attribue plus à la politique impériale des Ottomans qu'à la guerre elle-même. Pour ce qui me concerne, j'estime que toute une série d'atrocités se sont déroulées dans le courant de la guerre. Citons le torpillage du Lusitania, le recours en première ligne au gaz moutarde, les assassinats en représailles de combattants désarmés et de civils, comme en Belgique au début des hostilités ou à la suite de l'Insurrection de Pâques de Dublin en 1916. Je pense, aussi, que le mot « génocide » peut être appliqué à au moins quatre épisodes de la Grande Guerre.
Une litanie de génocides
Le premier cas est le génocide arménien, auquel on pourrait également rapporter les attaques ayant visé d'autres groupes ethno-religieux de l'Empire ottoman durant la guerre : les nestoriens, d'autres communautés chrétiennes syriaques et, plus tard, dans une certaine mesure, les Grecs et les Kurdes. Le dénominateur commun de tous ces crimes est le rôle central du régime qui les a perpétrés, le Comité Union et Progrès (CUP), ce qui peut indiquer l'existence d'une politique formulée au préalable à l'égard de ces populations, et qui aurait été mise en application dans le tourbillon mortel de la guerre. Cent ans plus tard, reconnaître au niveau étatique, surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne, que ce qui est arrivé - même aux Arméniens - doit être qualifié de génocide revient à pénétrer dans un champ de mines : le sujet est évité, voire purement et simplement nié. Au moins, aujourd'hui, le Medz Yeghern (la grande catastrophe) arménien ou le Sayfo (l'année de l'épée) syriaque suscitent de plus en plus de travaux sérieux de chercheurs.
Autre cas que l'on peut qualifier de génocide : la destruction des Serbes par les Autrichiens à la suite de l'effondrement militaire de Belgrade en 1915. Chacun sait que la Grande Guerre a commencé par la décision prise par l'Autriche après l'assassinat de Sarajevo de détruire la Serbie indépendante, une décision qui fut de prime abord contrariée par la résistance acharnée des Serbes. Quand cette résistance finit par être vaincue du fait d'un rapport de forces écrasant en faveur des Autrichiens, de très nombreux Serbes essayèrent de fuir par les montagnes vers la sécurité relative qu'ils espéraient trouver à Corfou, alors contrôlée par les Britanniques, mais furent attaqués en chemin non seulement par les Autrichiens et les Allemands mais aussi par les Bulgares et les Albanais. On estime que, sur une population totale de 4,5 millions de personnes, près d'un quart - essentiellement des non-combattants - ont été tués ou ont péri pendant la guerre. Il y a sans doute des éléments contradictoires dans cette histoire. Par exemple, alors que certains Serbes ethniques sujets de la Double Monarchie ont été déportés et parfois massacrés comme leurs compatriotes en Serbie même, d'autres continuèrent à servir dans les armées impériales autrichienne et hongroise. Mais cette contradiction peut nous rappeller qu'un génocide est rarement le fruit d'un plan préconçu pensé dans les moindres détails. Ce phénomène tend à évoluer à vue, partant souvent d'un objectif plus limité puis connaissant une poussée exterminatrice plus collective au fur et à mesure que les imprévus et les crises s'accumulent.
Ces derniers éléments se retrouvent indiscutablement dans nos troisième et quatrième cas : l'attaque des troupes tsaristes contre les peuples nomades de la région de Sémiretchié, dans ce qui était alors le Turkestan russe (un territoire aujourd'hui partagé entre le Kazakhstan et le Kirghizstan) ; et l'attaque française, pratiquement au même moment, contre les nombreuses communautés ethniques résidant dans des zones qui se trouvent actuellement dans le nord du Burkina Faso et dans le sud du Mali (ce qu'on a parfois appelé la guerre du Bani-Volta). Ces deux épisodes commencèrent par une résistance à la conscription militaire qui évolua en une insurrection plus générale contre le système colonial et se soldèrent par l'élimination impitoyable de communautés entières. Les estimations du bilan humain sont floues. Au Turkestan, il y aurait eu 100 000, voire un demi-million de morts, certains districts ayant été totalement vidés de leurs habitants kirghizes, kazakhs et dounganes. On ne dispose pas de chiffres exacts concernant les tueries ouest-africaines, qui se sont déroulées dans un black-out médiatique total imposé par l'armée. Ce qui est sûr, c'est que les Français ont tiré énormément de munitions sur les villages suspects, ce qui a forcé de nombreux habitants terrifiés à fuir la région. Les batailles en elles-mêmes auraient fait 30 000 victimes ; ce bilan ne tient pas compte du déplacement des populations et de la famine qui ont suivi et dont le bilan a été beaucoup plus élevé.
Bien sûr, le plus frappant dans ces exemples, c'est qu'ils sont presque totalement oubliés, du moins en Occident. Il y a plusieurs raisons à cela. Arnold Toynbee, qui a établi le premier dossier détaillé des massacres d'Arméniens, a déclaré de façon acerbe, quelques années plus tard, que si les Britanniques se montraient prompts à expliquer la destruction des Arméniens par l'ascendance nomade des Turcs ottomans, ils étaient en revanche peu nombreux à se préoccuper des nomades exterminés en Asie centrale. L'analyse de Toynbee sous-entend qu'il existe un état d'esprit « occidento-centré » qui possède ses propres critères solipsistes déterminant qui est digne d'être considéré comme une victime et qui ne l'est pas. Il nous faut cependant nous arrêter sur un cas presque « final » de génocide survenu pendant la Grande Guerre qui, bien que très familier aux esprits occidentaux, a été largement et de façon assez surprenante négligé - sans doute parce qu'il pâlit de la comparaison avec le génocide hitlérien commis dans la même région vingt-six ans plus tard. Il s'agit de la déportation par le régime tsariste de quelque 750 000 Juifs lors de la grande retraite de l'armée russe de Pologne et de Lituanie face à une attaque conjointe des troupes allemandes et autrichiennes. Cet événement s'est produit pratiquement au même moment que la déportation des Arméniens par les Ottomans lors de l'avancée russe. Les Juifs ne furent pas les seuls à en souffrir : d'autres peuples, et spécialement les Allemands ethniques, connurent le même sort. Mais comme il était interdit aux Juifs de quitter la « zone de résidence » et d'entrer sur le reste du territoire russe, le risque était réel de voir la déportation se muer en un processus relevant de l'annihilation - notamment du fait de la perception paranoïaque des Russes, qui voyaient les Juifs comme une cinquième colonne téléguidée par les Allemands.
S'ils ont pu éviter ce sort, c'est en bonne partie parce que les diplomates britanniques ont discrètement demandé à Petrograd de réfréner l'armée. Ce qui peut, a priori, être apparenté à une intervention humanitaire avant l'heure. Nous y reviendrons.
Des points communs ?
Que peut-on dire de ces événements si on les considère comme un ensemble ? S'ajoutent-ils à quelque chose qui aurait commencé avec la Grande Guerre ? Encore une fois, il faut traiter de ces sujets avec précaution. Le génocide arménien est parfois présenté comme le premier du XXe siècle. Mais c'est une erreur. Il s'est produit après une série de génocides survenus au tournant du siècle, y compris un premier assaut, moins total, des Ottomans contre les Arméniens, mais aussi plusieurs écrasements, par des empires occidentaux, de rébellions de peuples autochtones, dont le plus notable fut la destruction par les Allemands des Hereros et des Namas en 1904-1905. De ce point de vue, l'attaque française contre la mosaïque multi-ethnique de peuples ouest-africains apparaît comme la conclusion d'une séquence génocidaire coloniale. Au Turkestan, les terribles violences réciproques entre les peuples autochtones et les colons russes soutenus par le gouvernement et l'armée apparaissent comme une transposition en Asie centrale des événements survenus au milieu du XIXe siècle dans l'Ouest sauvage américain. Cela dit, une composante du conflit au Turkestan était différente : l'accusation que derrière la rébellion se trouve une conspiration islamique djihadiste. Il est intéressant de souligner que cette même explication a été avancée par les Français pour justifier la guerre du Bani-Volta. Dans les deux cas, il n'existe pas de preuves allant en ce sens. Mais les puissances coloniales de l'époque étaient promptes à voir partout de supposées trahisons des peuples musulmans - une tendance qui remonte à la mutinerie indienne de 1857 contre les Britanniques. Il est vrai que l'appel à la guerre sainte lancé fin 1914 par le cheikh al-Islam (la plus haute autorité religieuse du Califat ottoman) a contribué à alimenter la panique que ressentaient les Alliés à l'idée que les sujets musulmans de leurs empires pourraient s'y montrer sensibles. Mais comme nous l'avons déjà suggéré, les Juifs en Russie, les chrétiens arméniens, grecs et autres en Turquie, voire l'importante communauté allemande en Grande-Bretagne ont tous été soupçonnés d'espionnage pendant la guerre - un phénomène qui n'est pas sans évoquer la « peur du Rouge » qui s'est emparée d'une partie de la population des pays occidentaux du temps de la guerre froide ; sans même parler des divers plans fourbis par leurs gouvernements respectifs et visant à les exproprier, à les incarcérer ou au moins à les exclure de la vie politique.
À travers ce prisme, il est peut-être possible de comprendre comment ce que nous pourrions appeler la psychopathologie collective de la Grande Guerre a catalysé une nouvelle phase de l'histoire des génocides modernes. L'engagement dans une guerre totale, à la vie à la mort, signifiait que, dans leur détermination à défaire l'ennemi, les dirigeants des grandes puissances étaient prêts à outrepasser tous les principes relatifs aux droits humains. Toute sorte de technologie militaire diabolique ou de ruse stratégique était jugée légitime. Mais, par le même mécanisme mental, des groupes ethniques ou ethno-religieux vivant à l'intérieur des frontières nationales ou impériales et suspectés de saper le moral de la nation ou, pis, de saboter directement l'effort de guerre sont également devenus un ennemi intérieur et, par conséquent, l'objet de toutes les mesures considérées comme nécessaires pour mettre en échec leur supposée trahison.
Dès lors, ce n'est sûrement pas une coïncidence si la grande vague de violence génocidaire s'est déroulée pendant la deuxième année de la guerre, en 1915, quand toutes les parties avaient épuisé les forces initiales qu'elles avaient lancées dans la bataille et étaient arrivées au bout de leurs attaches émotionnelles. De même, ce n'est pas une coïncidence si c'est dans les empires orientaux les plus engagés dans la bataille - l'Autriche-Hongrie, la Russie et l'Empire ottoman - que les leaders militaires et politiques ont passé leur frustration et leurs peurs sur les Arméniens, les Serbes, les Juifs et d'autres peuples encore. Mais si ce constat suggère l'existence d'une démarcation entre, d'une part, un Est génocidaire et, de l'autre, un Ouest qui ne le serait pas (ce qui est d'ailleurs immédiatement contredit par l'exemple colonial français), un paradoxe émerge de l'entrelacement de la guerre et du génocide. Pour dire les choses brièvement, les empires archaïques, à savoir la Russie et l'Empire ottoman, cherchaient à ressembler davantage à leurs homologues occidentaux, plus modernes. Comment ? En essayant, il est vrai dans un contexte de crise, d'évoluer par la violence en États-nations plus cohérents et plus homogènes. Cet objectif était clairement impossible à atteindre étant donné le caractère multi-ethnique de ces entités, surtout dans les régions périphériques, là où les assauts génocidaires les plus dévastateurs se sont produits. Au moins un million d'Arméniens, pas moins de la moitié de la quantité totale résidant dans l'Empire ottoman, l'ont payé de leur vie - que ce fût intentionnel ou dû à une sorte de radicalisation progressive.
C'est pourquoi il semble trop simple d'attribuer de tels événements uniquement au caractère archaïque de ces vieux empires. Si l'on considère les communautés comme le faisait Wilson, c'est-à-dire comme des nations potentielles en herbe, alors on peut estimer que le génocide est le revers de ce processus et que, traduit dans l'idée de l'autodétermination nationale, il en apparaît comme un élément moteur, voire normatif. Toutes les parties au conflit persécutèrent leurs propres minorités et jouèrent un jeu très cynique en encourageant des groupes supposés subversifs du côté de l'ennemi. De ce point de vue, le soutien tacite des Russes aux Arméniens ottomans, aux nestoriens et aux Kurdes a peut-être rendu ceux-ci plus vulnérables à une vengeance du CUP, qu'ils aient été désireux de jouer le jeu des Russes ou non. Mais les Français et les Britanniques s'en sont également mêlés, les premiers se plaçant surtout du côté des Arméniens, les seconds plutôt de celui des Grecs. Dans la foulée de la guerre, ces interventions ont massivement contribué à ce que lord Curzon allait qualifier de « dé-mélange des peuples » en Asie mineure. Aujourd'hui, nous appellerions un tel phénomène « nettoyage ethnique ».
De ce point de vue, la guerre a sans nul doute eu une influence majeure sur une facette du monde moderne dont nous avons été souvent les témoins, à savoir la mobilisation de groupes ethniques par les grandes puissances dans leur propre intérêt géopolitique. Toynbee avait pressenti ce qui allait se produire bien avant : durant les conflits en Asie mineure, il a noté que les puissances étaient promptes à sacrifier des pions dès que ceux-ci devenaient une gêne, ne se préoccupant guère de ce qui leur arrivait une fois qu'ils avaient quitté l'échiquier. D'un autre côté, Toynbee avait également remarqué que les leaders des ethnies étaient pour leur part prompts à mordre à l'appât, même si les conséquences devaient en être fatales pour ceux au nom desquels ils affirmaient s'exprimer.
Voilà qui offre une vision plutôt troublante des objectifs de ceux que nous préférons souvent considérer simplement comme des groupes de victimes. Les violences commises en 1915, par exemple, par les Bulgares et les Albanais contre les Serbes ne se sont pas produites hors de tout contexte : elles constituaient une revanche consécutive aux exactions des armées et des paramilitaires serbes contre « leurs » peuples lors des guerres balkaniques précédentes. À leur tour, ces violences ont engendré plusieurs séries de nettoyages ethniques réciproques - et cela, jusqu'aux guerres des années 1990. Mais si l'on suit la logique de Toynbee, alors on doit se méfier du stéréotype selon lequel tout cela doit être attribué à quelque antique tribalisme balkanique : il faut aussi y voir une réaction des élites politiques à l'idée de nationalisme, cette « influence hautement contagieuse de l'Occident ». Ainsi, le CUP, responsable indiscutable du génocide des Arméniens, se percevait lui aussi comme une victime du contrôle financier exercé par l'Occident, ce qui justifiait à ses yeux la saisie des maisons, des terres et des entreprises des Arméniens, ces derniers étant considérés comme coupables par association, méritant donc que leurs biens soient réquisitionnés dans l'intérêt du développement économique de l'État. Comme le dit l'adage, comprendre n'est pas pardonner. Un génocide ne se résume jamais exclusivement aux assassinats ; un tel phénomène implique aussi des projections à court, moyen et long terme de la façon dont la société peut être remodelée, notamment par la confiscation au bénéfice des génocidaires de tout ce qui avait appartenu à leurs victimes. Mais la réalité de la Grande Guerre, c'est que tout le monde jouait à des jeux à somme nulle.
Énigmes juives
Ce qui nous ramène à l'aspect juif de la question. Nous nous souvenons comment les Allemands ont de façon lancinante répété l'accusation selon laquelle les Juifs auraient joué un rôle important parmi ceux qui les avaient « poignardés dans le dos » à la fin de la guerre. Ce que nous tendons à oublier, c'est à quel point la conviction s'est répandue parmi les belligérants que les Juifs seraient une sorte d'entité internationale toute-puissante capable de déterminer collectivement son destin ultime. Ce n'était pas seulement une obsession allemande. De nombreuses preuves indiquent qu'en 1917 les Britanniques, persuadés que les Juifs se trouvaient derrière la révolution russe et étaient donc capables de provoquer une victoire allemande en incitant la Russie à se retirer de la guerre, jugèrent qu'il était possible de les « retourner » en leur offrant quelque chose qui ferait appel à leur ethno-nationalisme. L'effet immédiat de cette conviction fut la déclaration Balfour, la promesse britannique de faciliter l'établissement d'un foyer national juif en Palestine. Vues à travers le même prisme, les intercessions de Whitehall en 1915 visant à empêcher la déportation des Juifs russes n'apparaissent plus comme relevant d'une préoccupation humanitaire mais de la crainte de « contrecoups », financiers ou autres.
Conséquence essentielle de cette perception : au moment de la Conférence de Paris en 1919, les traités des minorités reflétèrent plus que tout autre document les phobies des Alliés concernant les Juifs. Ces traités offraient à toutes les minorités numériquement importantes résidant au sein des États-nations d'Europe centrale et orientale - lesquels restaient dominés par des majorités, qu'ils aient été agrandis ou réduits à l'issue de la guerre - un certain degré d'autonomie en matière d'éducation ou de langue visant à faire pièce à l'homogénéisation culturelle voulue par les États. Les Alliés, littéralement obsédés par les Juifs, avaient rédigé ces traités avant tout pour ces derniers - moins dans le souci de les protéger contre l'animosité de leurs voisins que dans le but de les convaincre de ne pas saboter la construction de cette « nouvelle Europe ». Le fait que ces dispositions n'avaient guère d'effet réel en matière de protection de la vie des Juifs s'est manifesté par l'incapacité des Alliés à mettre fin aux violences antisémites en Ukraine, la région où ces exactions ont été le plus nombreuses après la guerre. Par une sombre ironie de l'Histoire, après que les armées ukrainienne et polonaise eurent commis les pires atrocités à l'égard des Juifs, c'est l'Armée blanche russe - conduite par ces mêmes généraux qui n'avaient pas réussi à mener à bien leur assaut contre les Juifs en 1915 - qui, à sa seconde tentative et n'étant plus entravée par ses sponsors occidentaux, finit par mener une attaque cette fois bien plus génocidaire.
Conséquences lemkiniennes
Si les traités adoptés en 1919 peuvent être perçus comme une extension du mythe de la « conspiration juive internationale » qui s'était développé pendant la guerre et qui allait connaître le dénouement que l'on sait avec l'Holocauste, peut-on dire également que la guerre a engendré des tendances contraires, allant dans le sens de la prévention d'un génocide à long terme ?
Là aussi, ce que nous voulons croire est démenti par les faits. Sans aucun doute, les assauts à visées exterminatrices lancés contre des peuples entiers - en particulier contre les Arméniens - ont incité l'avocat juif polonais Raphael Lemkin, pendant l'entre-deux-guerres, à multiplier les efforts afin de définir une formule mettant ce genre d'agissements internationalement hors la loi. Mais s'il fallut une autre guerre mondiale et la destruction de son propre peuple pour que le concept de « génocide » inventé par Lemkin se trouve au coeur d'une Convention créée par les Nations unies, ce qui a au départ incité l'avocat à se lancer dans cette tâche tient autant au bouleversement politique consécutif à l'effondrement en 1918 des vieux empires multi-ethniques qu'à la montée du fascisme ou du racisme. En éliminant les structures communes entre l'État et ses sujets, les traités des minorités n'ont pas fourni de véritable substitut à ce que, par exemple, une Autriche réformée devenue une fédération de nations aurait pu offrir aux peuples les plus vulnérables, à savoir un cadre post-impérial alternatif dans lequel les diverses communautés n'auraient pas seulement existé mais se seraient épanouies. Mais ce ne fut jamais le but des traités des minorités. Ils n'étaient rien d'autre qu'une mesure bouche-trou, visant à terme à une assimilation totale (au besoin par la force) des minorités dans la vie nationale des majorités, d'une façon déterminée par ces mêmes majorités. Seules quelques rares personnes clairvoyantes ont compris ce qu'il adviendrait si ce projet venait à échouer : des transferts massifs de populations, voire des massacres directs. La Convention de 1948 sur le génocide semble avoir été une itération internationale de l'injonction séculaire « tu ne tueras point (collectivement) », mais elle ne contenait pas de corollaire positif de cette injonction, qui aurait proclamé aux peuples minoritaires : « Tu t'épanouiras. » Cette idée a été fermement rejetée quand les Alliés répudièrent tout retour au système des minorités à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais, en pratique, elle avait déjà été exclue à la fin de la Première. Le véritable legs de cette guerre pour l'histoire subséquente du génocide ne se trouve pas dans la création d'instruments légaux visant à prévenir ou à punir ce crime, mais dans la décision que le nouvel ordre international dominé par l'Occident reposerait sur le concept d'auto-détermination nationale.
On le constate si l'on revient au destin des nestoriens d'Hakkari. Quatre ans à peine après la conférence de Paris, lors du traité de Lausanne signé en 1923 entre les Alliés et la République turque nouvellement reconnue, aucun engagement ne fut pris pour les droits des minorités et le nom même des Arméniens fut omis des protocoles, comme s'ils avaient cessé d'exister. Le destin des survivants d'Hakkari sous la protection supposée des Britanniques dans le cadre de leur nouveau mandat irakien ne fut guère meilleur. Quand en 1932 les Britanniques ont donné l'indépendance à un Irak souverain, aucune garantie des « droits des minorités » ne fut offerte aux nestoriens ou à quelque autre communauté non arabe. Le résultat, un an plus tard, en fut l'« affaire assyrienne », quand craignant l'extinction la communauté Hakkari s'est déclarée nation - ce qui a été rapidement suivi par des représailles de l'armée irakienne qui s'apparentaient à un génocide.
Ce fut l'un des événements qui incitèrent Lemkin à développer sa grande idée pour que de telles tragédies ne se reproduisent plus jamais. La Grande-Bretagne est bien intervenue pour mettre fin aux massacres, mais certainement pas par sympathie envers les nestoriens. Au contraire. Comme l'écrivit le Haut commissaire britannique au secrétaire aux colonies en juin 1932 : « Si les demandes des Assyriens étaient satisfaites, elles seraient suivies de revendications similaires de la part des autres communautés - les Kurdes, les Yezidis, les Chaldéens, les chiites et même les habitants de Bassora. » Ce qui, concluait-il, conduirait à l'« extinction finale de l'autorité de Bagdad ».
Quel aura été l'effet de la Grande Guerre sur l'histoire des génocides ? La reconnaissance qu'il n'y a pas de place dans le monde moderne pour des communautés ethniques cherchant à avoir une existence autonome en dehors d'un État-nation. Tout pas en ce sens, même aux yeux de ceux qui prétendaient parler au nom de la communauté internationale, était devenu une hérésie.