Le 24 mai 1915, le ministre français des Affaires étrangères, par l'entremise de son ambassade à Washington, demanda aux États-Unis, via leur ambassade à Constantinople, de transmettre un message à la Sublime Porte. Il condamnait « ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation » et avertissait « tous les membres du gouvernement ottoman » que les gouvernements alliés les tiendraient personnellement responsables de « tels massacres » commis à l'encontre des Arméniens. La déclaration était co-signée par les gouvernements britannique et russe. À la fin des hostilités, en vertu de l'article 230 du traité de Sèvres, le gouvernement turc s'est engagé à livrer les « responsables des massacres qui, au cours de l'état de guerre, ont été commis sur tout le territoire faisant, au 1er août 1914, partie de l'Empire ottoman ».
Du temps des Lumières, des écrivains comme Voltaire ou Beccaria avaient déjà évoqué des notions très proches de celle de « crime contre l'humanité ». Dans un discours devant l'Assemblée nationale, Robespierre avait qualifié Louis XVI de « criminel envers l'humanité ». Avec la déclaration de 1915, l'expression « crimes contre l'humanité » fait son entrée dans un document international. À l'époque, on ne parle pas de « génocide » parce que le mot n'a pas encore été inventé. Mais il est probable que, s'il avait existé en 1915, il aurait été employé par la France et ses alliés dans cette déclaration ainsi que dans le traité de Sèvres.
Le mot « génocide » apparaît pour la première fois en tête de chapitre d'un livre de Raphael Lemkin intitulé Le Règne de l'Axe en Europe occupée, publié en 1944 par la Fondation Carnegie. L'ouvrage fit immédiatement sensation, ce qui lui valut deux mois plus tard la couverture du cahier livres du New York Times. Dans les années 1930, Lemkin avait soumis une proposition semblable à la Société des nations, plaidant pour la reconnaissance des crimes de vandalisme et de barbarie. Le premier implique la destruction du patrimoine culturel et des biens d'une minorité tandis que le second se réfère à la violation de l'intégrité physique de ses membres. Les deux notions ont été par la suite englobées par Lemkin dans le concept plus large et plus complet de génocide.
En juin 1945, le « génocide » est invoqué par les rédacteurs de la Charte de Nuremberg. Quelques mois plus tard, le terme figure dans l'acte d'accusation des principaux criminels de guerre déférés devant le Tribunal militaire international. Dans une résolution adoptée en décembre 1946, lors de sa première session, l'Assemblée générale des Nations unies affirme que le génocide est « un crime du droit des gens que le monde civilisé condamne, et pour lequel les auteurs principaux et leurs complices, qu'ils soient des personnes privées, des fonctionnaires ou des hommes d'État, doivent être punis, qu'ils agissent pour des raisons raciales, religieuses, politiques ou pour d'autres motifs ».
Cette résolution avait donné mandat pour la préparation d'un traité sur le génocide. Deux ans plus tard, le 9 décembre 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide est adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale de l'ONU. Son préambule reconnaît que « à toutes les périodes de l'Histoire, le génocide a infligé de grandes pertes à l'humanité ». Lorsque, en 1951, la Cour internationale de justice fut pour la première fois appelée à rendre un avis consultatif sur la Convention, le gouvernement américain déposa des conclusions écrites dans lesquelles on pouvait lire : « Le génocide a été pratiqué durant toute l'histoire de l'humanité. La persécution des chrétiens par les Romains, le massacre des Arméniens par les Turcs, l'extermination de millions de juifs et de Polonais par les nazis sont des exemples particulièrement frappants de crimes de génocide. C'est ce que l'Assemblée générale des Nations unies avait à l'esprit quand elle s'est penchée sur le problème du génocide » (1).
Bien des années plus tard, au Royaume-Uni, lorsque des militants de la cause arménienne firent campagne pour que le Parlement adopte une résolution condamnant le génocide de 1915, les juristes du Foreign Office émirent un tout autre avis : « La Convention des Nations unies de 1948 sur le génocide, dont l'application en tout état de cause n'est pas rétroactive, fut rédigée en réponse à l'Holocauste, écrivirent-ils. Le terme peut s'appliquer à des tragédies survenues par la suite, comme celle du Rwanda, mais il ne saurait s'appliquer de manière rétroactive » (2).
Le porte-parole du gouvernement Geoff Hoon déclara par la suite au Parlement : « La Convention des Nations unies sur le génocide est entrée en vigueur en 1948. Il n'était donc pas possible, au moment où les faits ont eu lieu, de qualifier juridiquement ces massacres de génocide aux termes de la Convention. »
Le gouvernement britannique s'est servi de l'argument de la non-rétroactivité pour éviter de reconnaître les massacres de 1915 comme constitutifs d'un génocide. Plus que d'un exercice de rigueur juridique ou de précision doctrinale, il s'agit là d'un froid calcul realpoliticien et d'une offensive de charme en direction de la Turquie. L'argumentation du Foreign Office ne portait pas sur le fond : il ne s'agissait pas de savoir si la définition adoptée en 1948 pouvait correspondre à des événements qui s'étaient déroulés avant cette date, mais plutôt d'affirmer que le mot en lui-même - le mot en « G », comme on l'a appelé depuis - ne pouvait pas être employé. L'idée selon laquelle un terme défini par un traité ne pourrait pas être utilisé pour décrire des problèmes qui ont surgi avant l'adoption de ce traité est totalement absurde. En 1915, par exemple, la Grande-Bretagne, la France et la Russie ont parlé de crimes contre l'humanité perpétrés par la Turquie alors même qu'il faudra attendre 1945 pour que cette notion soit définie par un traité, dans l'article 6 de la Charte de Nuremberg. Dès lors que ces gouvernements pouvaient qualifier les atrocités commises par les Ottomans de crimes contre l'humanité, pourquoi n'auraient-ils pas aussi pu utiliser le terme génocide ? Malheureusement, il ne se trouva aucun parlementaire assez malin pour avoir l'idée de poser au porte-parole du gouvernement la question : le Royaume-Uni était-il en train de renier sa propre déclaration de 1915 ? Personne n'osa demander non plus si le gouvernement britannique considérait également que le terme génocide ne pouvait pas s'appliquer à la Shoah.
Il ressort clairement de la résolution de l'AG de 1946 que le mot génocide peut être employé dans un sens juridique avant l'adoption de la Convention de 1948. Et même si, comme certains l'ont suggéré, la Convention de 1948 peut être interprétée comme ne s'appliquant qu'à des faits à venir, il ne fait aucun doute que la résolution de 1946, elle, concernait non seulement le présent et l'avenir, mais aussi le passé. Il suffit de lire son préambule : « On a vu perpétrer des crimes de génocide qui ont entièrement ou partiellement détruit des groupements raciaux, religieux, politiques ou autres. » Pour les auteurs de cette résolution, l'objectif était essentiellement déclaratoire. Il s'agissait d'empêcher ceux qui auraient été accusés de tels crimes d'avancer l'argument selon lequel le génocide n'était pas interdit par le droit international, même si aucun traité ne le précisait.
La question de savoir si la Convention de 1948, et pas seulement le mot génocide, peut être appliquée de manière rétroactive est plus compliquée. Dans son article 9, ladite Convention reconnaît la compétence de la Cour internationale de justice pour juger des États qui auraient perpétré un génocide ou qui auraient failli à leurs obligations pour prévenir et punir un tel crime. Si la Convention est rétroactive, alors la Cour peut statuer sur des faits antérieurs à sa ratification par tel ou tel État ainsi que sur des différends liés à des événements qui se sont produits avant 1948.
Comme c'est le cas en droit interne, les traités internationaux sont juridiquement présumés ne pas s'appliquer rétroactivement. Cela ne signifie pas qu'à titre exceptionnel certaines lois internes et certains traités internationaux ne puissent pas s'appliquer à des événements passés, soit que la loi ou le traité le prévoie explicitement, soit que cette possibilité soit implicite. Par exemple, il est clair que la Charte de Nuremberg, adoptée en août 1945, visait des crimes perpétrés avant cette date. En revanche, le statut de Rome de la Cour pénale internationale dispose, dans son article 11, que ce tribunal ne pourra connaître que de crimes commis dans l'avenir. La Convention sur le génocide de 1948 n'aborde pas ouvertement le problème de l'application dans le temps. L'absence d'une clause excluant la rétroactivité s'explique sans doute par l'embarras des membres de l'Assemblée générale qui auraient, d'une certaine manière, donné l'impression de s'immuniser contre des génocides perpétrés dans le passé. D'après les travaux préparatoires à la Convention, les États membres des Nations unies avaient la conviction de définir un crime qu'ils ne commettraient jamais et qu'ils n'avaient même jamais commis.
La non-réactivité des lois est un principe fort et quasi absolu en matière de responsabilité et de poursuites pénales. Mais dans le domaine du génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre, le droit international autorise une plus grande souplesse. L'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme interdit toutes poursuites pénales rétroactives, à une exception près : « Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. » Bien que les responsables nazis jugés à Nuremberg aient été condamnés pour crimes contre l'humanité en rapport avec des actes visant à la destruction des Juifs d'Europe, l'application de la définition du génocide à la Seconde Guerre mondiale n'est guère discutable. Eichmann, par exemple, a été condamné par la justice israélienne pour des crimes relevant de l'article 2 de la Convention sur le génocide.
Le seul véritable obstacle à l'ouverture d'une procédure pénale pour un génocide perpétré avant 1948 est la durée de la vie humaine. Aucun système judiciaire ne permet, en effet, de juger un accusé qui n'est plus vivant, ne serait-ce que parce que ce serait aller à l'encontre du droit de chaque individu à se défendre lui-même. Ce qui n'empêche pas la société de porter son propre jugement et de condamner des personnes décédées depuis longtemps. Si tel n'était pas le cas, nous serions obligés de conclure à l'innocence d'Hitler. Il est mort avant de pouvoir être traduit en justice ; ce qui ne veut pas dire, pour autant, qu'il ne doive pas être considéré comme coupable de crime de génocide. De la même manière, le fait que les responsables des atrocités de 1915 contre la population arménienne de l'Empire ottoman n'aient pas pu être jugés et sanctionnés ne contredit en rien l'accusation de génocide.
Les arguments pathétiques mis en avant par le gouvernement britannique pour refuser d'employer le mot génocide au nom de considérations temporelles sont par conséquent irrecevables. Non seulement le terme peut être utilisé pour décrire les atrocités de 1915, mais son usage entraîne également des conséquences juridiques. Car l'interdiction du génocide et les obligations liées à sa prévention et à sa répression n'existent pas uniquement en vertu de la Convention de 1948 ; elles résultent aussi du droit international coutumier. Comme la Cour internationale de justice l'a noté dès 1951, « les principes qui sous-tendent la Convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme contraignantes pour les États, même en l'absence d'obligation conventionnelle » (3). Si la Convention ne s'applique pas, pour des raisons d'application dans le temps ou pour toute autre raison, il se peut que la Cour internationale de justice n'ait pas compétence pour statuer sur des litiges. Mais cela ne signifie pas que, là où la Convention ne s'applique pas, les obligations juridiques qu'elle énonce soient purement et simplement ignorées.
Cela soulève le problème plus vaste de l'application des concepts juridiques de génocide, crimes contre l'humanité et violations graves des droits humains fondamentaux à des événements qui se situent dans un passé éloigné. Une grande partie du débat sur la rétroactivité porte sur les demandes d'indemnisation financière et de restitution de biens. Ces demandes ont souvent été satisfaites. On se rappelle, notamment, les réparations versées par l'Allemagne aux survivants du génocide nazi. Certains soutiennent qu'il s'agit d'une forme de compensation tandis que d'autres insistent sur le fait que cela découle d'une obligation légale. Il est impossible de déterminer jusqu'où on peut remonter dans le temps pour introduire une demande d'indemnisation ou de restitution de biens liées à des accusations de génocide, de crimes contre l'humanité et de violations graves des droits de l'homme. Les crimes internationaux sont imprescriptibles, mais cette règle ne vaut que dans le cadre d'une procédure pénale. À l'évidence, il ne saurait en aller de même pour les demandes d'indemnisation et de restitution de biens.
Dans un arrêt rendu en 2013, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme a débouté les victimes polonaises du massacre de Katyn (4). Selon elle, la Russie n'était pas tenue de coopérer aux enquêtes sur les atrocités, qui datent du printemps 1940, car celles-ci ont eu lieu avant l'adoption de la Convention européenne des droits de l'homme en novembre 1950. Entre les lignes, on comprend que la Grande chambre se déclarerait incompétente pour connaître du génocide arménien, de la Grande famine en Irlande, du colonialisme ou de la traite des Noirs.
Tous les juges de la Grande chambre n'étaient cependant pas sur cette position. Certains étaient prêts à se pencher plus profondément sur les heures sombres de l'histoire européenne. Il arrive que les opinions dissidentes fassent progresser le droit et finissent par s'imposer. Confortant les perspective d'avancées juridiques sur ce terrain, on assiste à l'émergence d'un droit à la vérité. Celui-ci se manifeste à travers des décisions de justice, mais aussi dans des résolutions ou des documents émanant d'institutions comme le Conseil des droits de l'homme de l'ONU. On dit que la vérité est un droit pour les victimes aussi bien que pour leurs héritiers et leurs descendants. En réalité, ses bienfaits s'étendent bien au-delà. La vérité historique est comme la lumière du soleil : elle élimine les germes infectieux qui prolifèrent dans les zones d'ombre politiques pendant des décennies, voire des siècles.
S'agissant du génocide des Arméniens, il importe de faire une distinction entre l'application du droit à des problèmes spécifiques (les demandes d'indemnisation et de restitution de biens, les poursuites pénales ou le droit à la vérité) et la pertinence de la terminologie juridique internationale qui n'a été développée qu'après les massacres. Quant aux objections britanniques à l'usage du terme « génocide » pour décrire les terribles événements d'avril et de mai 1915, c'est un parfait exemple d'opportunisme politique dissimulé sous un vernis légaliste. Ce que ce bref article a tenté de montrer, c'est à quel point ces arguties juridiques peuvent être spécieuses.
(1) Reservations to the Convention on the Prevention of Genocide (Advisory Opinion), [1951] Pleadings, Oral Arguments, Documents 23, « Written statement of the Government of the United States of America », p. 25.
(2) « Parliamentary Question Background Document relating to a written question from Lord Buffen tabled on 23 January 2001 - Draft response for Baroness Scotland », cité in Geoffrey Robertson, Was There an Armenian Genocide ?, 9 octobre 2009, para. 65.
(3) Reservations to the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Advisory Opinion), [1951] ICJ Reports 16, p. 23.
(4) Janowiec and Others v. Russia [GC], nos. 55508/07 and 29520/09, ECHR 2013.