Dans un monde en proie à de vastes bouleversements politiques, la communauté internationale et les États ont bien du mal à résoudre des problèmes qui, à première vue, n'offrent pas un caractère d'urgence, mais dont tout le monde reconnaît la grande importance.
La prévention du génocide est l'un de ces problèmes. La nation arménienne, qui a survécu au premier génocide du XXe siècle, éprouve une grande responsabilité morale pour apporter sa contribution aux efforts internationaux en matière de prévention des crimes contre l'humanité. Nous nous sommes fortement impliqués dans ces actions et continuerons à le faire à l'avenir.
L'ère des génocides n'appartient pas à un passé révolu. La prévention doit requérir l'attention constante du monde civilisé et concentrer tous ses efforts, sans subordonner cette noble cause humanitaire à aucun calcul géopolitique.
Personne ne peut se sentir en sécurité tant qu'un groupe ethnique, où qu'il se trouve, vit sous la menace d'une tentative d'extermination. Toutes les mesures possibles devraient être prises, en amont, afin d'empêcher qu'un climat génocidaire ne se transforme en actes de violence irréversibles.
Partout, les témoignages sur le génocide arménien abondent, particulièrement là où vivent les Arméniens. Le peuple arménien a traversé les horreurs de cette tragédie dans l'Empire ottoman. On a tenté de priver des millions d'Arméniens de leur droit à la vie, ainsi que de leur passé ; des milliers de monuments culturels et religieux ont été détruits et les survivants ont été chassés des terres qu'ils avaient habitées durant plusieurs siècles.
L'une des particularités du génocide arménien, c'est qu'il a eu lieu alors même que, à la conférence de Berlin de 1878, l'Empire ottoman s'était engagé auprès des grandes puissances « à réaliser, sans délai, les améliorations et les réformes qu'exigent les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité » (1). Pourtant, loin de voir leur sort s'améliorer, les Arméniens ont continué à être persécutés ; les massacres et les pogroms se sont multipliés. Avant le génocide, des massacres à grande échelle ont été commis par le sultan ottoman Abdul Hamid II entre 1894 et 1896 au cours desquels près de 300 000 Arméniens ont été tués. Sans parler des massacres d'Adana perpétrés par les Jeunes Turcs en 1909, où périrent près de 30 000 Arméniens.
À l'époque, aucune mesure efficace n'a été prise pour traduire devant la justice les auteurs de ces tueries. Cette atmosphère d'impunité a largement contribué à rendre possibles les massacres de 1915 commis à l'abri du paravent de la Première Guerre mondiale et qui coûtèrent la vie à près de 1,5 million d'Arméniens. Ainsi, la politique génocidaire de l'Empire ottoman a duré plus d'un quart de siècle et a culminé par ce que les Arméniens ont appelé « Mets Yeghern » (la Grande Calamité).
Dès le 24 mai 1915, les grandes puissances expriment leur préoccupation face aux massacres. Ce jour-là, les Alliés - la Russie, la France et la Grande-Bretagne - adoptent une déclaration spéciale, avertissant les membres du gouvernement ottoman impliqués dans les massacres d'Arméniens qu'ils seraient tenus personnellement responsables de « ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation ». C'est l'une des toutes premières fois que l'expression « crimes contre l'humanité » est utilisée au niveau international, bien avant que ce concept ne soit intégré au système juridique international contemporain. En 1929, Winston Churchill qualifie les massacres des Arméniens d'« holocauste », ajoutant que « ce crime a été planifié et exécuté pour des raisons politiques ; l'occasion s'est présentée d'éliminer du territoire turc une race chrétienne » (2).
Aujourd'hui, certains auteurs turcs expriment leur vision personnelle de l'Histoire, persuadés qu'ils détiennent la vérité - une « mémoire juste » dans laquelle devraient s'inscrire les souvenirs des autres peuples. C'est un exercice contre la mémoire et l'Histoire. L'étude de l'histoire souffre lorsque la mémoire est appliquée de manière sélective, lorsque « l'assassinat organisé de la race arménienne » (3) est présenté comme une affabulation des descendants des survivants. En fait, le génocide arménien fait partie intégrante de la mémoire et de l'histoire non seulement du peuple arménien, mais de l'humanité tout entière, y compris du monde musulman. Fayez El Ghossein (4), qui fut témoin des événements et qui a publié en 1916 un ouvrage intitulé Les Massacres en Arménie, a été l'un des premiers à faire référence au génocide arménien. Hussein ibn Ali al-Hachimi (5), le chérif de La Mecque, l'une des plus hautes autorités de l'islam, s'est élevé contre l'annihilation des Arméniens et a appelé ses sujets à les défendre de la même manière qu'ils défendraient eux-mêmes et leurs enfants. En 1919-1921, des personnalités turques telles que Refi Cevat (6), Ahmet Refik Altinay (7) et bien d'autres ont évoqué l'extermination à grande échelle des Arméniens. Plusieurs historiens musulmans ont qualifié les massacres des Arméniens de génocide, alors que Moussa Prince, historien arabe, a utilisé le terme « arménocide », en le considérant comme le « génocide le plus génocidaire » (8).
Des auteurs arabes, entre autres Fouad Hasan Hafiz et Samir Arbash, ont parlé du génocide arménien comme d'« une page sanglante de l'histoire de l'humanité du XXe siècle » (9).
L'absence de condamnation sans équivoque et l'élimination des conséquences du génocide arménien ont conduit, en 1921, le jeune philologue Raphael Lemkin à s'interroger : pourquoi les Arméniens n'ont-ils pas poursuivi les auteurs de la Grande Calamité ?, demanda-t-il à son professeur. À cette question le professeur répondit qu'il n'y avait pas de loi en vertu de laquelle ils pourraient être traduits en justice. Lemkin a alors décidé de se plonger dans le droit international et de consacrer sa vie à l'étude des crimes contre l'humanité. C'est lui, parmi d'autres, qui a ouvert la voie à l'adoption de la Convention de 1948. Lemkin a raconté que, lorsqu'il a forgé le terme de génocide, il avait aussi en tête la politique d'extermination de masse menée contre les Arméniens, même si c'est évidemment la Shoah qui a poussé la communauté internationale à adopter la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Mais les sept décennies suivantes ont prouvé que, malgré toute la bonne volonté du monde, il était impossible d'empêcher les génocides et les crimes contre l'humanité de se reproduire.
Un examen attentif des génocides du XXe siècle montre que, quel que soit l'endroit et quelle que soit l'époque, les auteurs des tueries ont été « assez habiles » pour identifier les méthodes de leurs prédécesseurs meurtriers et s'en inspirer. Le Comité Union et Progrès des Jeunes Turcs en Turquie, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands en Allemagne, le Mouvement révolutionnaire national pour la démocratie hutu au Rwanda ont tous eu recours à des organisations paramilitaires spéciales pour perpétrer les massacres, qu'il s'agisse de Teskilat-i Mahsusa, de la Schutzstaffel ou des Interahamwe (10). Chaque fois, on retrouve les mêmes pratiques génocidaires : le traitement des victimes ; l'expropriation des terres et des biens ; les moyens d'extermination. Certains indices suggèrent l'émergence d'un climat génocidaire : l'oppression ; la montée de l'intolérance et la diabolisation des représentants des minorités ethniques, religieuses et autres groupes et de leur patrimoine culturel ; les nettoyages ethniques limités. Chacune de ces situations exige des efforts de prévention immédiats, inconditionnels et collectifs de la part de la communauté internationale.
L'impossibilité de prévenir un génocide à un endroit crée les conditions de l'apparition d'un autre génocide ailleurs. On se souvient, à ce propos, du mot d'Hitler en août 1939 quand il a demandé de manière rhétorique : « Qui parle encore aujourd'hui de l'extermination des Arméniens ? » (11).
Les génocides ne se produisent pas selon un modèle unique. Afin de développer des mécanismes de prévention, nous devons comprendre dans le détail leur histoire, d'où ils viennent, comment ils sont mis en oeuvre et quelles en sont les conséquences. Nous devons aussi être prêts à tirer les leçons des erreurs du passé et à relever de nouveaux défis.
L'un des principaux textes contemporains consacrés à la prévention du crime de génocide est la résolution du Conseil des droits de l'homme des Nations unies du 22 mars 2013, votée à l'initiative de l'Arménie et coparrainée par 62 pays. Cette résolution énonce un certain nombre de mesures internationales destinées à prévenir les génocides, qui reposent sur trois piliers essentiels : l'alerte rapide ; la protection des droits de l'homme ; l'éducation et la sensibilisation des populations. Chaque pilier se décompose en plusieurs éléments.
Premièrement, il faut que la communauté internationale prenne conscience du risque de génocide le plus tôt possible afin de réagir rapidement, avant qu'il ne soit trop tard. Habituellement, les auteurs de génocide tentent de dissimuler leurs intentions aussi longtemps que possible. Mais il est très difficile de couvrir la préparation de tels crimes sur une longue période. La communauté internationale, et en particulier les organisations internationales, doit donc évaluer les origines du climat génocidaire menant à ce crime odieux et le prévenir efficacement.
Au cours de la dernière décennie, l'Organisation des Nations unies, les organismes régionaux ainsi que les ONG des droits de l'homme ont enregistré une nette amélioration des systèmes d'alerte rapide et d'évaluation. Il faut faire en sorte que ces progrès se poursuivent dans les années à venir. L'identification précoce et l'alerte en elles-mêmes ne suffisent pas si elles ne sont pas suivies par la mise en place de mécanismes concrets de dissuasion et de protection.
Deuxièmement, la prévention du génocide fait partie des mécanismes internationaux complexes de protection des droits de l'homme. C'est le moyen le plus simple et le plus efficace d'empêcher l'installation d'un climat génocidaire au sein d'une société. Des traditions juridiques et des valeurs morales solidement établies constituent le meilleur rempart contre ces crimes abominables. Le génocide est un crime impensable pour une société fondée sur la protection des droits de l'homme, sur les valeurs de respect mutuel, de tolérance et de non-violence. En d'autres termes, le génocide est mort avant d'être né dans une société à fortes traditions de protection des droits de l'homme. Et inversement : la protection des droits de l'homme est pratiquement inexistante là où le génocide se produit.
Le chaînon qui unit la protection des droits de l'homme et la prévention du génocide est la protection des droits des minorités ethniques ou religieuses. Dans la plupart des cas, le principal objectif des auteurs de génocide est l'extermination d'une minorité ethnique afin de l'empêcher, par exemple, d'exercer son droit à l'autodétermination. Afin de bannir de tels comportements, la communauté internationale doit aider les États qui abritent des minorités ethniques à maintenir une protection adéquate des droits de l'homme et, en particulier, à respecter les droits des minorités.
En outre, partout où cela est nécessaire, la communauté internationale doit soutenir la mise en oeuvre pacifique du droit à l'autodétermination des peuples. Comme l'a souligné l'expert indépendant Alfred de Zayas dans un récent rapport pour l'ONU, loin d'être une conséquence de l'autodétermination, il est fréquent que le conflit armé résulte au contraire de la violation de l'autodétermination (12).
Enfin, le troisième volet des mesures prévues par la résolution du Conseil des droits de l'homme de l'ONU porte sur la sensibilisation du public à travers l'éducation et la mémoire. Les jeunes générations doivent avoir une connaissance précise de l'histoire des tragédies du passé, des génocides du passé. La pleine reconnaissance et la condamnation des génocides commis hier sont l'un des outils les plus efficaces pour prévenir leur répétition demain. C'est l'une des clés de la réconciliation entre les peuples directement concernés par le génocide. Le droit des peuples à leur mémoire, leur droit à la connaissance de l'histoire des tragédies du passé à travers l'éducation et la mémoire jouent un rôle essentiel dans la manière de prévenir et de condamner le génocide.
Les experts considèrent aujourd'hui la négation du génocide comme l'une des étapes du génocide. Selon Genocide Watch, après la classification, la symbolisation, la discrimination, la déshumanisation, l'organisation, la polarisation, la préparation, la persécution et l'extermination, la négation constitue l'étape finale d'un génocide dont les effets dans le temps sont illimités (13). Elle est l'un des plus sûrs indicateurs de nouveaux génocides car, avec l'impunité, le déni ouvre la voie à la répétition de nouveaux crimes contre l'humanité. Indépendamment des intérêts géopolitiques ou autres, tous les membres de la communauté internationale doivent agir de concert pour la reconnaissance, la condamnation et la répression des génocides passés, spécialement à la lumière de la Convention de 1968 sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Comme le précise le préambule de la résolution de 2013, l'impunité en matière de crimes de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité favorise leur perpétration. Elle constitue aussi un obstacle majeur à la poursuite de la coopération entre les peuples et à la promotion de la paix et de la sécurité internationales. En luttant contre l'impunité pour de tels crimes, on contribue grandement à leur prévention. Les jours de commémoration du génocide doivent être des jours de deuil, non seulement pour les descendants des victimes, mais aussi pour les descendants des auteurs. Ces jours doivent être l'occasion de progresser vers la reconnaissance et la réconciliation. Il ne saurait y avoir de véritable réconciliation si l'on oublie le passé et si l'on abreuve les jeunes générations d'histoires négationnistes.
Dans le monde globalisé qui est le nôtre, il devient de plus en plus difficile pour un État de dissimuler à sa propre population la réalité du passé. La poursuite d'une politique de déni et de falsification des faits historiques ne fait qu'accroître l'incompréhension entre le gouvernement et la société.
Le monde civilisé doit résolument rejeter l'incitation à la haine, le racisme, la diffusion de l'intolérance, la négation du génocide et des crimes contre l'humanité, sous couvert de la liberté d'expression. De nos jours, l'un des outils du déni est la minimisation de la souffrance des victimes, la banalisation de l'ampleur des pertes humaines et l'équation entre la souffrance des victimes et celle des bourreaux. Depuis quelques années, cette forme de « négation douce » tend à gagner du terrain.
Telles sont les principales mesures qui sont envisagées pour assurer la prévention des génocides. Mais, quelles que soient les décisions qui seront prises, leur efficacité dépendra de la prise de conscience de l'absolue nécessité de prévenir la répétition du génocide et de la volonté des membres de la communauté internationale de prendre des mesures concrètes chaque fois qu'elles seront nécessaires. Nos efforts seront récompensés si nous appliquons et faisons respecter tous les outils disponibles de prévention. Comme il y a exactement un siècle, nous sommes, aujourd'hui encore, les témoins de nouvelles tentatives de génocides et de nouvelles tactiques de négation. La question de la prévention des crimes contre l'humanité reste plus que jamais impérative.
(1) Traité de Berlin, 13 juillet 1878, texte intégral en anglais disponible sur : http://trove.nla.gov.au/ndp/del/article/18830646
(2) Winston Churchill, The Aftermath, Londres, 1929, p. 158.
(3) Arnold Toynbee, Armenian Atrocities: the Murder of a Nation, Londres, 1915, p. 106.
(4) Fayez El-Ghossein, Mazabih fi Arminiya, Al-Masadir al-Arabiya Hawla Jarima Ibadati al-Arman, Beirut, 1988.
(5) Hussein ibn Ali al-Hachimi a demandé, dans un décret de 1917, au prince Fayçal et au prince Abd al-Aziz al-Jarba, les leaders arabes, « de soutenir le peuple arménien de toutes les manières et de les défendre de la même façon que vous défendriez vous-mêmes, vos enfants et votre propriété ». Le décret d'origine manuscrit est conservé dans l'Archive de la Cour royale hachémite de Jordanie.
(6) Refi Cevat, Gördüklerimizden ve Isittiklerimizden, « Alemdar », 20 Kânunuevvel 1918; Gördüklerimiz ve Isittiklerimiz, ZÖHRAB VE VARTKES EFENDILER DIYARIBEKIR YOLUNDA, « Alemdar », 22 Kânunusani 1919 ; Osmanlilar ve Mesuliyete Tesrik, « Alemdar », 18 Kânunusani 1919.
(7) Ahmet Refik, Iki Komite Iki Kital, Istanbul, 1998.
(8) Moussa Prince, Un génocide impuni. L'Arménocide, Heidelberg Press, Liban, 1967, pp. 26-27.
(9) Fouad Hasan Hafiz, Tarikh al-shaabi al-Armani munzu al badayati hatta al-yaum, al-Kahira, 1986, p. 297 ; Samir Arbash, Arminiya, Ard va shaab, Beyrouth, 1991, p. 165.
(10) Michael Mann, The Dark Side of Democracy, Explaining Ethnic Cleansing, Cambridge, 2005.
(11) The New York Times, 24 novembre 1945.
(12) Rapport intérimaire d'un expert indépendant sur la promotion d'un ordre international démocratique et juste, UN Doc. A/69/272, 7 août 2014, http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N14/497/95/PDF/N1449795.pdf?OpenElement. Voir aussi : déclaration d'Alfred-Maurice de Zayas, expert indépendant, sur la promotion d'un ordre international démocratique et juste, 69e session de l'Assemblée générale des Nations unies, New York, 27 octobre 2014, http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=15278&LangID=E#sthash.bEx7nJOC.dpuf
(13) Gregory Stanton (président de Genocide Watch), « The Ten Stages of Genocide », 2013, http://www.genocidewatch.org/genocide/tenstagesofgenocide.html