Les Grands de ce monde s'expriment dans

Turquie : les ressorts du déni

Le 24 avril est le jour où le génocide arménien est commémoré dans le monde entier. Il est aujourd'hui reconnu comme le premier génocide de grande ampleur du XXe siècle. On dit souvent qu'il fut aussi le premier génocide moderne dans le sens où la toute-puissance d'un État, dans un mélange de fureur et de calcul, a été mise au service de la destruction d'une partie de sa propre population. Les spécialistes parlent de génocides intérieurs et de génocides extérieurs. Les deux peuvent bien sûr coexister, comme dans le cas des Arméniens, présents à la fois en Turquie et sur le territoire de l'actuelle république d'Arménie, qui faisait à l'époque partie de l'Empire russe. Mais le gouvernement Jeunes Turcs qui déclencha le massacre des Arméniens n'a jamais reconnu le génocide et ses successeurs ont continué à nier sa réalité pendant un siècle.
Le terme génocide fait référence à la destruction d'un groupe, en totalité ou en partie, en raison de ses caractéristiques ethniques, religieuses, raciales ou nationales. Il s'agit de la destruction d'un groupe et non d'individus (le génocide implique le meurtre, mais ce n'est pas la même chose que de tuer un individu). Pour la plupart d'entre nous, c'est le pire crime qui puisse être commis, un crime contre un groupe de personnes particulières, mais aussi contre l'humanité : il anéantit la vie, la culture, les potentialités biologiques et abaisse l'idée même d'humanité. C'est aussi un crime contre l'espèce humaine dans la mesure où lorsqu'un groupe, quel qu'il soit, déclare qu'il a le droit de détruire d'autres groupes, ce sont tous les groupes qui sont menacés : personne ne sait qui sera le prochain.
La négation de génocides avérés et de crimes contre l'humanité est une insulte pour les survivants, leurs descendants et tous ceux qui se soucient de leurs semblables sans distinction d'identité ethnique, raciale ou religieuse. Cette négation n'est pas sans conséquences : elle entraîne un manque de respect pour les victimes des crimes les plus odieux contre des groupes humains dans le cas de génocide, et pour les souffrances d'innocents dans le cas des divers crimes regroupés sous l'appellation « crimes contre l'humanité ». De plus, c'est un signal envoyé à tous les apprentis criminels qui se sentiront encouragés à commettre des atrocités si l'envie leur en prend. La négation engendre le silence. Si les individus, les groupes et les États se laissent gagner par l'oubli et le négationnisme, leur indifférence laisse croire qu'on peut perpétrer des génocides et des crimes contre l'humanité en toute impunité. Commets un génocide et nie l'avoir commis : voilà la leçon qu'on peut en tirer. Avec le temps, le monde oubliera qu'il a eu lieu ou préférera ne plus y penser par commodité. Autrement dit, les intérêts des uns et des autres prendront le pas sur l'Histoire : la politique est avant tout affaire d'intérêts et de pouvoir, et seulement à la marge de vérité et de justice. Les génocides qui sont niés tendent également à être oubliés. On ne sait plus pourquoi ils se sont produits, qui est responsable et comment on peut empêcher de tels crimes. On finit par perdre de vue que le génocide est un phénomène récurrent et qu'on peut trouver les moyens de l'éviter ou d'en atténuer les conséquences. On en vient à ne plus considérer la prévention des génocides comme une question d'intérêt national. Or, au-delà des immenses souffrances qu'ils infligent aux victimes, ils provoquent des conflits locaux et régionaux (la guerre dévastatrice qu'a connue la République démocratique du Congo résultait, dans une large mesure, du génocide rwandais), jettent des flots de réfugiés sur les routes, nécessitent une aide humanitaire massive et interrompent les échanges commerciaux, d'où un appauvrissement des populations de la région. Sans compter les retombées internationales : la Turquie, par exemple, a menacé de quitter l'Otan, de rappeler ses diplomates et d'annuler des milliards de dollars de contrats avec tous les pays qui affirmeraient la réalité historique du génocide arménien.
George Orwell a dit que celui qui contrôle le passé contrôle l'avenir. Il n'est donc pas surprenant que le génocide et sa négation aillent de pair, et que cette stratégie du déni se retrouve chez tous ceux qui détruisent des groupes humains. Il n'en a pas toujours été ainsi : les anciens se vantaient d'avoir exterminé des peuples entiers et érigeaient des monuments à la gloire de leurs « victoires ». Mais, à l'ère moderne, il est devenu courant de nier la réalité des génocides tout en continuant à en commettre. Le fait qu'ils se soient soldés par quelque 70 millions de morts au cours du seul XXe siècle ne nous dissuade en rien. Ce qui est frappant, peut-être unique, dans le cas de la négation du génocide arménien, c'est que depuis 1915 il s'est écoulé un siècle, que cette négation est toujours aussi vivace, qu'elle a été pratiquée par tous les régimes turcs qui se sont succédé, qu'elle est financée et mise en oeuvre par un État (à la différence de la négation de l'Holocauste) et que cet État a dépensé des millions de dollars aux États-Unis et dans d'autres pays occidentaux pour embaucher une armée de lobbyistes et de communicants chargés de faire barrage à toute tentative de reconnaissance officielle, par le Parlement ou par l'exécutif.
Ceux qui nient le génocide possèdent un avantage : ils n'ont pas à prouver quoi que ce soit, juste à semer le doute et la confusion. Ce qui ne les a pas empêchés de mettre en avant un certain nombre d'arguments qui n'ont guère varié au fil du temps. Premièrement, ils prétendent que les événements présentés comme un génocide n'ont pas eu lieu, que très peu d'Arméniens « moururent » durant la période 1915-1917, et que la plupart d'entre eux sont en réalité morts du fait de la guerre ou de maladie. Toutes les preuves du contraire ne sont que rumeurs, propagande de guerre, mauvaise foi résultant d'un biais personnel ou affabulation pure et simple.
Non contente de contester les faits, la Turquie persista dans la dénégation en rejetant toute responsabilité dans la mort des Arméniens. Selon Ankara, la plupart de ces décès seraient à mettre sur le compte de la décomposition du pouvoir et non d'un acharnement contre les Arméniens. La guerre a engendré une situation de chaos ; les quelques atrocités et massacres qui eurent effectivement lieu ont été commis par des fonctionnaires trop zélés, des criminels de droit commun (qui ont été précisément relâchés à cet effet) ainsi que des Kurdes et autres groupes tribaux. En aucun cas la violence à l'encontre des Arméniens n'a été le fruit d'actes délibérés de la part de l'État turc ; les responsables sont les autres. Et si violence il y a eu, ce n'était que de la légitime défense face à un groupe humain engagé dans une guerre civile contre les Turcs. L'argumentaire turc repose donc sur trois éléments : la Turquie n'avait pas prise sur les événements ; les rares actes de violence contre les Arméniens ont été commis par d'autres ; le gouvernement et le peuple turcs n'ont fait que se défendre - les « victimes » sont, en réalité, les auteurs du génocide.
Dernier argument : le concept de « génocide » n'est pas applicable aux événements de 1915-1917. Les Arméniens n'ont pas été systématiquement éliminés selon un plan préparé à l'avance ; il n'y avait pas d'intention d'exterminer un peuple. En réalité, les contraintes du temps de guerre rendaient nécessaire le déplacement des Arméniens pour des raisons de sécurité militaire. Quelques Arméniens ont été tués et quelques autres sont morts durant le transfert, mais on ne saurait qualifier de génocide des meurtres commis par des criminels de droit commun ou des actes dictés par les impératifs militaires.
La négation porte sur trois éléments principaux : les faits, la responsabilité et l'applicabilité du crime de « génocide » à ce qui est arrivé. Dans un second temps, un autre thème a émergé, élargissant les possibilités de négation du génocide : la banalisation et la rationalisation. Ces notions apportent de l'eau au moulin des négationnistes et établissent une sorte d'équivalence morale entre les deux parties qui auraient chacune participé au génocide. D'où la conclusion qu'il n'y a eu ni victimes ni coupables. Mais la Turquie ne partage pas cette position : elle entend faire porter l'entière responsabilité du déclenchement des violences aux Arméniens et s'exonérer totalement. Mais elle a converti l'équivalence morale en douleur partagée : les Turcs et les Arméniens ont autant souffert les uns que les autres de la « Grande catastrophe » que fut la Première Guerre mondiale. Chaque groupe devrait compatir aux pertes de l'autre. Il y a un non-dit derrière tout cela : il ne faut surtout pas s'interroger sur les causes de cette souffrance et sur la différence entre un génocide et la dureté de la guerre - une guerre dans laquelle la Turquie est entrée volontairement.
D'autres arguments plaident dans le même sens : on trouve trace d'événements de ce genre tout au long de l'Histoire et certains furent bien pires. Des défenseurs de la cause turque prétendent, en effet, que les Turcs ont plus souffert et ont subi plus de pertes que les Arméniens. D'autres vont jusqu'à affirmer que, certes, un génocide est toujours une tragédie, mais qu'il s'inscrit dans un processus de développement : grâce au génocide arménien, la Turquie s'est retrouvée avec une population beaucoup plus homogène et une nation plus forte et plus unie. Ce sont les professeurs qui parlent de « développement ». L'homme de la rue, lui, dirait les choses de manière plus abrupte : « On se porte mieux sans "eux". »
La négation implique à la fois des arguments et des tactiques. Les arguments sont en nombre limité et ont relativement peu évolué au cours des années. Les tactiques de la négation, en revanche, sont changeantes, délibérées et varient au gré des circonstances - j'y reviendrai plus loin. Il est parfois difficile de faire la distinction entre tactiques et arguments. Selon le spécialiste américain Marc Mamigonian, la Turquie aurait ouvert un nouveau front dans son offensive négationniste : celui-ci est basé sur la montée du doute, sur la transformation du récit historique (de ceux qui disent qu'il y a eu un génocide et de ceux qui disent qu'il n'y en a pas eu) en une controverse à la fois historique et politique. L'objectif est de créer une nouvelle réalité (la négation comme construction), les deux « côtés » étant engagés dans un débat sans fin qui n'aboutira jamais à aucun consensus et qui nécessitera des recherches elles aussi sans fin pour établir les faits. Autrement dit, le but est de faire accroire qu'il est parfaitement légitime de nier le génocide et que la question de savoir si ce génocide a eu lieu ou pas doit être examinée dans le cadre d'un débat ouvert.
On est en présence, affirme M. Mamigonian, d'une « controverse fabriquée », largement inspirée du modèle mis au point par les agences américaines de relations publiques qui tentent de nier les dangers du tabac. Leur méthode consiste à insister sur la nécessité de poursuivre les recherches et à instiller le doute dans les esprits par tous les moyens. En fait, certaines de ces agences qui se battent depuis des années dans l'espoir de faire passer le tabac pour un produit inoffensif sont les mêmes qui ont conseillé la Turquie dans son entreprise de négation du génocide. Elles ont contribué à définir la notion de « controverse fabriquée » qui est aujourd'hui commune à de nombreuses formes de négation. L'auteur cite un responsable de l'industrie du tabac, dans un rapport rédigé en 1969 : « Le doute est notre produit car c'est le meilleur moyen de battre en brèche le "socle de connaissances" enraciné dans l'esprit du grand public. C'est aussi le moyen de susciter une controverse. » La méthode a fait ses preuves s'agissant du réchauffement climatique, des pluies acides ou d'autres sujets du même genre.
Les arguments sont restés plus ou moins les mêmes, mais les tactiques ont varié au gré des circonstances. Dans l'immédiat après-guerre, on a d'abord cherché des boucs émissaires : une mesure sécuritaire avait mal tourné à cause du comportement erratique d'une poignée de fonctionnaires, de Kurdes et de criminels de droit commun. Puis on a tenté d'éluder le problème par le silence, les efforts diplomatiques et les pressions politiques chaque fois que l'occasion se présentait. Dans les années 1930, par exemple, la Turquie a fait pression sur le département d'État américain pour empêcher les studios de la MGM de produire un film basé sur le livre de Franz Werfel, Les Quarante Jours du Musa Dagh, qui décrit divers épisodes du génocide dans un district situé à l'ouest d'Antioche sur la Méditerranée, loin du front russe.
Dans les années 1960, alors que les commémorations du cinquantième anniversaire du génocide battaient leur plein à travers le monde, on s'est efforcé d'influencer les journalistes, les enseignants et les responsables publics en leur racontant l'« autre versant de l'histoire ». Les spécialistes étrangers étaient incités à revoir le bilan du génocide, en présentant un décompte qui faisait largement porter le chapeau aux Arméniens ou alors en insistant sur la situation de guerre qui avait causé plus de pertes côté turc que côté arménien. Par la suite, la Turquie a réussi à faire disparaître toute allusion au génocide dans un rapport des Nations unies et a exercé avec succès des pressions sur les administrations Reagan et Bush, et toutes les suivantes, pour qu'elles n'avalisent pas les résolutions du Congrès qui désigneraient le 24 avril comme jour du souvenir du génocide arménien. Le gouvernement turc a également tenté d'exclure toute mention du génocide des manuels scolaires américains, et de faire en sorte qu'à l'université la question soit traitée exclusivement au sein des départements de sciences sociales comme une sous-partie des études sur la Shoah et les génocides. En Ontario, il a réussi à faire insérer une note après l'expression génocide arménien dans un cours du secondaire consacré au génocide arménien, à la Shoah et au Rwanda. Il était précisé que de nombreux historiens n'étaient pas d'accord pour considérer le cas arménien comme relevant de la catégorie du génocide - ce qui a fait dire à certains observateurs que le cours portait sur deux génocides et demi.
Le gouvernement turc a également tenté de perturber des colloques universitaires et des débats publics. Ainsi, en 1982, il a demandé qu'une conférence, qui devait avoir lieu à Tel-Aviv, soit annulée si jamais le thème du génocide arménien devait être abordé - demande assortie de menaces sur la sécurité des Juifs en Turquie.
Dans les années 1980, le gouvernement turc a soutenu la création d'« instituts » dont le but apparent était d'approfondir les recherches sur l'histoire et la culture turques. Au moins l'un d'entre eux a été utilisé à des fins négationnistes. Son directeur a écrit plusieurs lettres pour l'ambassadeur de Turquie à Washington afin de discréditer et de recadrer l'enseignement du génocide arménien. Plus récemment encore, une série d'actions en justice a été intentée contre des professeurs et des institutions, accusés de discriminations et de violations de la liberté d'expression à l'encontre de ceux qui mettaient en doute la réalité des « revendications arméniennes ».
Sans doute ces poursuites étaient-elles conformes au droit les professeurs ont tous été renvoyés) ; mais elles ont eu pour effet - et peut-être était-ce leur intention - de créer un climat d'autocensure. Le plus étrange dans tout cela, c'est qu'aux États-Unis les autorités turques se réclament de la liberté d'expression alors qu'en Turquie la reconnaissance publique de la réalité du génocide arménien est considérée comme un crime aux termes de l'article 301 du Code pénal. Initialement qualifié d'« insulte à l'identité turque », il relève désormais de l'« insulte à la nation turque ».
Des sanctions judiciaires sont régulièrement prises sur la base de cet article 301. Le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk en a fait l'expérience parmi d'autres. Mais dans le climat actuel de négation, les sanctions extra-judiciaires ne sont pas rares : Hrant Dink a été assassiné peu après avoir été mis en examen pour avoir affirmé l'existence du génocide arménien.
Dernière tactique des négationnistes : ils tentent de pénétrer les milieux universitaires afin de faire progresser leurs thèses. L'une de leurs méthodes consiste à créer des chaires turques dans les grandes universités américaines (et peut-être ailleurs) : personne ne peut s'y opposer dès lors que les conditions requises sont remplies. Mais souvent elles ne le sont pas : c'est précisément pour cette raison que des postes de professeur ont été refusés à UCLA et à Berkeley. Dans certains cas, les procédures académiques ne sont pas respectées : à Berkeley, il était prévu que le consul général turc siège à la commission de nomination et joue un rôle permanent dans les activités associées. Ailleurs - notamment à l'Université de Portland où la proposition a été malheureusement acceptée -, ces unités d'enseignement sont utilisées comme outils de propagande au service de la Turquie et de son image.
Dans certains cas, l'argent du gouvernement turc et celui des associations turques aux États-Unis ont servi à financer des conférences destinées à promouvoir le négationnisme ainsi que des programmes de doctorat. Ce qui permet à des étudiants d'expliquer régulièrement, à longueur de copies, qu'il n'y a jamais eu de génocide ou qu'il est trop tôt pour se prononcer et qu'il convient de poursuivre les recherches. Le poison du doute se répand à tous les niveaux. Jusqu'aux presses universitaires, incitées à publier des textes qui se demandent si ce qu'ont subi les Arméniens est bien un génocide. Y a-t-il suffisamment de preuves ? Peut-on en être sûr ? Ce qui nous laisse, une fois de plus, face au doute et à l'incertitude. Ce n'est pas tout : un grand éditeur britannique, indépendant de toute université, a récemment publié des travaux négationnistes d'abord sur le génocide arménien, puis sur le génocide rwandais. Que se passe-t-il ?
Même si cela paraît inhabituel, je souhaiterais terminer cette discussion sur une note personnelle. Il ne s'agit pas vraiment de « terminer la discussion », mais plutôt d'ouvrir des perspectives et d'entamer un dialogue. Nous avons tous pris conscience du crime des crimes de diverses façons : il est parfois difficile de se faire une idée précise du crime et de réfléchir à ses implications, mais l'écrivain tchèque Milan Kundera avait raison lorsqu'il disait que « le combat de l'homme contre le pouvoir, c'est le combat de la mémoire contre l'oubli ». Par « mémoire », Kundera entendait plus que le simple souvenir : ce souvenir-là s'accompagne d'une compréhension qui mène à l'engagement et à l'action.
Pour la plupart d'entre nous, le génocide est une notion abstraite. Parfois les spécialistes le réduisent à un ensemble de définitions et de statistiques qui font fi de la dimension humaine, de la souffrance, de la désagrégation du tissu social et des conséquences à long terme. Mais pour les survivants et leurs descendants, le génocide a une signification concrète, et la douleur se vit au quotidien, même des années après que leur peuple a été décimé. Le plus dur à supporter pour eux, c'est de savoir que le monde ne reconnaît pas la tragédie qu'ils ont vécue - qu'il ne la connaisse pas, qu'il l'ait oubliée ou, dans le cas des Arméniens, qu'il en nie l'existence.
Étudier le génocide, c'est étudier ce qui s'est passé, pourquoi c'est arrivé et comment on peut éviter que cela se reproduise à l'avenir. Mais c'est aussi prendre la mesure des dégâts sur les êtres humains et les populations, et évaluer les conséquences à long terme. Et cela devrait être aussi construire des ponts entre les groupes de victimes afin qu'ils puissent travailler ensemble dans l'espoir d'en finir, pour reprendre les termes de la Convention de l'ONU, avec l'« odieux fléau » du génocide. En fin de compte, une question demeure, une très ancienne question : « Qui est mon prochain ? »
Pendant des années, mon « prochain » a été pour moi celui qui était dans la gêne, celui qui était persécuté, celui qui avait besoin d'aide : peu importe qu'il fût de ma tribu ou non, de ma religion ou non. Puis, en 1985, j'ai assisté à un colloque à Boston sur le génocide arménien et ses enseignements, où j'ai rencontré des survivants, leurs enfants et leurs petits-enfants. Tous ont partagé avec moi leurs récits, portant témoignage d'une histoire fière et tragique. Là, le premier soir de ce colloque, je me suis assis à côté d'un groupe d'Arméniens qui se sont mis à entonner en arménien, une langue que je n'avais jamais entendue auparavant, des chansons de chez eux d'un ancien temps, des chansons tristes mais douces, venant du coeur et baignées de larmes. J'étais loin de me douter alors que, le 24 avril 1990, je me serais tenu devant le monument aux martyrs d'Erevan en Arménie et que, moi aussi, j'aurais pleuré. Mais il arrive un moment où les larmes de tristesse et de colère ne suffisent pas ; elles doivent devenir des larmes de détermination et d'action.