Cela fait presque cinq ans que j’ai pris la tête du Groupe ADP et c’est la première fois que l’occasion m’est donnée de pouvoir écrire de manière approfondie sur cette question majeure. La croissance mondiale est tirée par le développement des villes, où se localise désormais l’essentiel du pouvoir — qui passe tendanciellement de l’échelon étatique au local. Au sein des métropoles, les aéroports enregistrent parmi les plus fortes dynamiques. Ils représentent entre 4 et 7 % de l’emploi total des régions où ils se trouvent. En moyenne, un million de passagers additionnels sur les plateformes parisiennes que nous exploitons créent 4 100 emplois nets en Île-de-France. Entre 1995 et 2010, la croissance des emplois situés sur les plateformes parisiennes a été quatre fois plus dynamique que celle de l’emploi régional. Orly et CDG représentent 30 milliards d’euros de valeur ajoutée, soit 1,7 % du PIB français. Si l’on prend en compte le fait qu’au niveau mondial, le nombre de passagers devrait doubler d’ici 2034, passant de 3,5 à 7 milliards de personnes, on assiste bien à une dynamique fabuleuse.
Il n’est donc pas étonnant que le sujet de la ville aéroportuaire émerge progressivement. Certains pourraient se dire que les gestionnaires d’infrastructures ont, jusqu’à présent, trop délaissé ce sujet, occupé qu’ils étaient par l’exploitation quotidienne pour débattre de concepts aussi imposants que ceux-ci. D’autres auraient pu avancer, qu’à l’inverse c’est parce que le sujet était trop évident qu’on ne s’y attarda pas. Il y a une ville, il y a un aéroport. Il y a nécessairement une ville aéroportuaire. Avec toute son ambiguïté, à la fois en ville et hors de la ville. Ce serait oublier que les aéroports se sont historiquement construits loin des villes — comme le montre une fois encore l’exemple parisien : 1919, ouverture du Bourget, 550 hectares à 12 km de Paris ; 1961, inauguration d’Orly Sud, 1 528 hectares à 11 km de Paris ; 1974, -inauguration du terminal 1 de CDG, 3 257 hectares à plus de 23 km de Paris.
Il y a en réalité une difficulté qui tient au fait que le terme de « ville » est très chargé. Il a, dans toutes les langues, des connotations de logement, d’autosuffisance. Il évoque une totalité, pas un quartier ou un pôle. L’expression ville aéroportuaire suscite aussi des réticences compréhensibles en partie parce que chaque exemple résiste à sa propre généralisation tant il obéit à des dynamiques territoriales propres. En partie aussi parce que plusieurs échelles s’emboîtent : l’emprise foncière de l’infrastructure, ses abords plus ou moins immédiats, ou l’espace métropolitain global. En partie, enfin, parce que l’expression suppose de manière trompeuse un objet quasi autonome sans mettre l’accent sur le lien de subordination de l’infrastructure au reste de la métropole.
Une manière de s’en sortir est de s’émanciper du terme de « ville ». Le terme est ambigu, mieux vaut l’abandonner. La ville aéroportuaire n’est pas une ville. L’aéroport est le plus récent et le plus dynamique foyer de la croissance urbaine de la métropole. Au fond, il y a des infrastructures qui, progressivement, sont devenues un lieu majeur d’échanges. Autour d’elles, on trouve des zones impactées par l’aéroport. Zones qui se sont densifiées, devenant un pôle — et pas des moindres — dans une urbanisation -multipolaire. Zones dont on s’est aperçu, au fil du temps, qu’elles étaient formidablement créatrices de richesses, sans qu’on ne les ait ni forcément planifiées en amont, ni puissamment étudiées. Et c’est toute l’ambition de ce numéro spécial de Politique -Internationale :
1) Récentes, les places aéroportuaires ont été, jusqu’à ces dernières années, peu pensées par les acteurs comme par les -chercheurs ;
2) Elles partagent bien souvent avec les villes « historiques » les mêmes grandes fonctions et les mêmes grands problèmes ;
3) Une étude plus approfondie est nécessaire qui est le travail de la génération qui s’annonce.
La conceptualisation de la ville aéroportuaire est très récente
Les regroupements urbains se sont toujours construits autour des grands carrefours, dont les aéroports sont les derniers avatars
C’est là que transitent les ressources, la nourriture, l’énergie, les matériaux de constructions, et derrière, les hommes et les idées. La forme et le destin des villes ont été déterminés par le transport. Cela obéit à l’une des grandes lois universelles de l’humanité : la valeur se crée aux interfaces.
Il suffisait au départ parfois d’un pont sur un fleuve, ou d’un gué. Paris n’est à l’origine qu’un passage à peu près fiable sur la Seine vers l’actuel emplacement de l’île de la Cité. Mais il y a aussi les ports, fluviaux ou maritimes. La succession des villes dominantes dans l’Europe de la Renaissance suit ainsi les grandes routes maritimes : Venise, Gênes, Séville, Lisbonne, Amsterdam, Londres.
La ville est le résultat de ce processus cumulatif. Le quartier initial s’étend au gré de la succession de nouveaux carrefours dominants : il part du pont sur le fleuve, s’étend vers les gares puis le long des rocades jusqu’aux aéroports, qui sont les ultimes « Edge Cities » — espace urbanisé périphérique qui concentre entreprises, services, centre commerciaux et loisirs, pour reprendre l’expression de l’Américain Joël Garreau (1). L’aéroport n’est pas la ville elle-même. C’en est un pôle. Un pôle essentiel, au développement le plus récent, le plus fort. Au XXIe siècle, ce sont donc les aéroports qui vont façonner les villes, comme les autoroutes l’ont fait au XXe, les chemins de fer au XIXe et les ports -auparavant.
La conceptualisation de ce carrefour n’en est qu’à ses débuts
Il y a eu des aéroports qui ont été pensés avant tout comme de pures infrastructures. Avec tous les services rendus aux passagers bien sûr mais pas d’attention spéciale à l’interaction avec la ville. L’archétype, c’est le terminal 1 de CDG. Une infrastructure qu’on a voulu « patrimonialiser », comme l’explique Paul Andreu, alors architecte en chef d’ADP (2). Qu’on y regarde bien, son architecture est plutôt fermée. On a recréé un univers complet, rond, avec un parcours passager fait pour qu’il s’élève vers le ciel à mesure qu’il franchit les étapes jusqu’à l’embarquement. Splendeur du geste architectural. Majesté du geste esthétique qui perdure.
Il y a, aussi, plutôt dans une philosophie anglo-saxonne, des aéroports qui ont été conçus comme devant être ouverts sur la ville. C’est le cas d’Orly Sud, bâtiment urbain à distance du centre-ville. L’aérogare d’Henri Vicariot, le prédécesseur de Paul Andreu, propose, dès son ouverture en 1961, des terrasses, des cafés, un hôtel, une galerie d’art, un club de presse — et même un cinéma. Il recrée une urbanité parisienne à quinze minutes de Paris. Dans les années 1960, le bâtiment est plus visité que la Tour Eiffel ou le Mont-Saint-Michel. Mais s’il est à ce point approprié par son environnement, c’est autant pour les activités -économiques qu’il génère que pour le spectacle qu’il propose, celui du ballet des avions, celui du décollage des caravelles, celui de la modernité triomphante des Trente Glorieuses de l’Occident. Selon la chanson de Bécaud, on vient passer « un dimanche à Orly », devenu une attraction. Mais, quand l’aéroport se banalise en se démocratisant, quand il ferme définitivement ses terrasses après des attentats, on retrouve alors une infrastructure centrée sur les transports, qui n’attire alors plus les riverains.
Dans les deux cas, il reste un impensé. C’est celui de ce que l’on pourrait appeler la « place aéroportuaire ». La zone tampon, qui s’est développée de manière désordonnée, parfois hasardeuse, aux abords des pistes et terminaux. Une zone un peu sans appropriation. Un territoire soumis aux externalités de l’aéroport, externalités positives (développement urbain ou économique) comme négatives (nuisances environnementales ou sonores). Mais on s’est aperçu qu’étaient venus s’y localiser, soit de manière planifiée quand cela se situait sur l’emprise de l’aéroport, soit de manière plus spontanée, des hôtels, des bureaux, des zones de logistiques, des centres de congrès, des parcs de loisir ou des commerces. Et l’on s’est vite rendu compte que ces interfaces, ces interstices, entre les villes existantes et ces nouvelles infrastructures, avaient de la valeur. La révolution conceptuelle, c’est de penser cette zone.
À Roissy, il faut bien avouer que nous avons été comme rattrapés par la réalité. Rien de ce qui était anticipé en 1964, quand l’idée de créer le nouvel aéroport a été lancée, ne s’est passé comme prévu. Sur la plateforme comme à ses alentours. La succession des plans masse en témoigne. Sitôt CDG 1 inauguré, on abandonne vite l’idée de le reproduire. Pour des raisons de coûts d’exploitation. Pour des raisons d’investissements (il oblige à augmenter par tranche de 10 millions la capacité d’accueil, ce qui se révélera énorme en ces temps incertains faisant suite au premier choc pétrolier). Pour une question d’expérience passager aussi : CDG 1 est le reflet d’une urbanité à la française. C’est un monument. Mais l’enjeu est avant tout dans le cheminement du passager, pour la productivité des compagnies aériennes mais aussi parce qu’un passager qui se sent bien est un consommateur qui dépense plus. On préfère donc construire les terminaux 2 A, B, C et D : réduction des coûts pour les compagnies, réduction du temps de parcours des passagers entre le parking et l’embarquement, construction progressive d’infrastructures au fil et à mesure de l’augmentation du trafic. Avant les terminaux 2 E et 2 F, conçus, eux à la charnière du XXe et du XXIe, pour accueillir le hub d’Air France.
Il était trop tard en Europe ou aux États-Unis, déjà très urbanisés, pour planifier de zéro les quartiers autour des plateformes aéroportuaires. Mais c’était en revanche une vraie opportunité pour des pays en développement. L’exemple archétypal, c’est Dubaï. En 1968, on y compte 60 000 habitants. Ils sont plus de 2 millions aujourd’hui. La croissance de la ville est assez parallèle au développement d’Emirates, une synergie qui serait impensable en Europe. Dubaï World Central est un projet à 33 milliards de dollars autour de l’aéroport Al Maktoum. À Pékin, une société privée ad hoc a été spécialement créée pour aménager la zone autour du nouvel aéroport. À Séoul, New Songdo s’est créée sur une île artificielle à proximité de l’aéroport d’Incheon avec un prêt de 30 milliards de dollars. Inaugurée en 2009, elle est parfois décrite comme la plus ambitieuse ville nouvelle depuis Brasilia. On peut aussi citer le nouvel aéroport de Delhi.
John Kasarda est celui qui a le plus efficacement décrit ce mouvement. Grâce à lui, entre autres, un vocabulaire précis commence à se dégager, utile pour nommer et décrire les choses :
L’aéroport lui-même, est constitué des pistes et des -terminaux ;
L’airport city, désigne des activités situées à proximité immédiate des terminaux, souvent des hôtels, des centres de réunion, des commerces, des bureaux. Ce serait, à Paris, Roissypôle ou Cœur d’Orly ;
La cargo city, rassemble tout ce qui est fret et logistique ;
Le corridor aéroportuaire, relie la zone de l’aéroport au cœur de la ville — ce qui correspondrait à Paris aux autoroutes A1, A3 et A6 ;
Et, enfin, l’Aerotropolis, un peu ce que j’appellerais en français la place aéroportuaire : ce sont les développements urbains plus lointains, jusqu’à une trentaine de kilomètres, qui ne se seraient pas produits sans l’existence de l’aéroport. Disneyland par exemple. Pour Kasarda, grâce à cela, l’aéroport acquiert une très grande autonomie par rapport au reste de la ville.
Avec les villes les aéroports partagent les mêmes fonctions
et les mêmes problèmes
On le voit, il y a bien une certaine « urbanité » de l’aéroport, c’est-à-dire, selon la définition canonique du géographe français Jacques Lévy, une densité et une diversité d’acteurs, un agencement d’interactions multiples. Un aéroport, c’est une grande ruche, un nœud de connexions. C’est une économie de la -connectivité. Mais cette urbanité est quand même différente de l’urbanité des centres villes. Parce qu’il y manque une certaine centralité, un pouvoir politique. Parce que l’on n’est pas encore dans une urbanité à l’européenne dans le sillage de la philosophie des Lumières, avec un urbanisme pédestre dans un espace public ouvert, qui crée territorialement du lien social. Cela dit, si l’on se place au niveau générique, on voit que les aéroports répondent aux grandes fonctions urbaines.
Les aéroports répondent aux fonctions urbaines canoniques
Je voudrais repartir de la définition des fonctions urbaines de Le Corbusier, en forme de clin d’œil. Il vient d’être mis à l’honneur de l’UNESCO en 2016. Sa « Charte d’Athènes » de 1933, centrée autour de la « ville fonctionnelle », un principe relativement daté mais toujours efficace, définit quatre « fonctions » urbaines : le logement, le travail, les loisirs et les infrastructures (3). On les retrouve dans les zones aéroportuaires.
1) L’aéroport est par nature un nœud de transport multimodal. Nous sommes particulièrement bien dotés à Paris. Notre système aéroportuaire n’est pas saturé grâce à ses réserves foncières, contrairement à d’autres grandes villes comme New York, Londres ou Tokyo. Le Grand Paris propose à horizon 2025 un ambitieux projet métropolitain qui intègrera pleinement les aéroports en les faisant desservir par des lignes de métro automatiques et à haute capacité. Cela permet de continuer à susciter le développement d’un corridor aéroportuaire actif qui engendre près de 150 000 emplois.
2) S’agissant de l’économie, l’activité aéronautique en entraîne de nombreuses autres : la logistique, le commerce international, le tourisme de loisir et d’affaires, les voyages thérapeutiques. Bien desservi, l’aéroport et ses alentours sont un lieu favorable aux implantations d’entreprises, aux centres d’expositions et de congrès, aux centres commerciaux, venant stimuler le marché immobilier local. Avec sa devise Creating Airport Cities, -Schiphol en a été l’un des précurseurs avec Maurits Schaafsma. -Terminaux, parkings et immobiliers sont intégrés tant spatialement que conceptuellement, tant au sein de Schiphol Plaza que dans le quartier de Zuidas. La France n’est pas en reste. -Roissypôle est probablement l’une des plus grandes Airport City au monde. La surface utile commercialisable à fin 2015 sur les emprises foncières du groupe ADP s’élève à 1 125 600 m2, soit le tiers de la Défense, premier quartier d’affaires européen par l’étendue de son parc de bureaux (3,5 millions de m2). Aux États-Unis, Kasarda explique que les zones aéroportuaires accueillent un nombre d’emplois équivalent à la moitié de ceux qu’on trouve dans le CBD (Central Business District). Si, en Occident, ces quartiers se développent sur des infrastructures qui n’ont pas été conçues pour les accueillir au départ, en Asie et au Moyen-Orient, ceux-ci sont d’emblée pensés comme de redoutables machines de guerre économique, souvent associés à des Free Tax Zones.
Quelques grands facteurs expliquent le développement plus ou moins rapide de ces activités. La taille de la plateforme joue bien évidemment, sans être pour autant une condition suffisante (Tokyo ou New York City n’ont pas d’immense Airport City). Le fait qu’une compagnie y ait installé son siège et son hub est un plus car elle y loge la maintenance et ses bureaux administratifs. La qualité de la connexion terrestre est cruciale, notamment pour la localisation des bureaux. La position géographique a aussi son importance. Très éloignés, les aéroports de Stockholm ou -Denver ne rassemblent guère que des activités strictement aéroportuaires. A contrario, la proximité peut être un risque d’étouffement, comme à Los Angeles. La qualité de la gouvernance est un levier majeur pour permettre des décisions pérennes, globales, réactives. Il y a enfin, sixième et dernier point, le statut de l’aéroport. Au sein de sociétés privées à capitaux privés, l’incitation à diversifier les recettes se fait plus prégnante que s’il s’agit d’une structure publique.
3) Les loisirs se développent tant dans les terminaux qu’à leurs abords.
Les terminaux ne sont plus réduits à proposer des duty-free. Ils deviennent de vraies rues commerçantes, comme la rue du luxe au hall M du 2 E qui rassemble toutes les grandes griffes de la mode. Dubaï déploie une galerie de shopping sur 1 km de long. Francfort soigne 36 000 patients par an dans ce qui est la plus grande clinique d’aéroports au monde avec le Dubaï Healthcare Center. Changi à Singapour propose des saunas, des cinémas et une forêt tropicale pour papillons. Schiphol héberge un casino et une galerie d’art du Rijskmuseum, tout comme CDG avec son musée éphémère. La chapelle de l’aéroport de Stockholm célèbre 500 mariages par an. Nous avons inauguré en 2016 à CDG un « centre de correspondances longues » où les passagers peuvent prendre une douche et faire une sieste quelques heures. Les plateformes enrichissent leurs offres de service. Nous changeons de métier et de modèles d’affaires. À Paris, les commerces représentent un tiers de notre chiffre d’affaires et la moitié de notre -résultat. D’une entreprise d’ingénieurs, nous devenons également une société de services.
Les Airports Cities développent également les loisirs. À Paris, nous devrions avoir en 2024 le gigantesque complexe -Europacity le long de l’autoroute A1. Si Disney Land s’est installé à Marne la Vallée, c’est en partie lié à l’existence du hub de CDG. New Songdo propose une base de loisirs aquatiques en bordure de l’-aéroport coréen d’Incheon.
4) Le logement, enfin, n’est nullement exclu de ces développements, dès lors qu’il n’est pas situé dans l’axe des pistes. -D’autant plus que les avions ont fait d’énormes progrès en matière de réduction des nuisances sonores.
Comme les villes traditionnelles, les aéroports font face à des enjeux typiquement « urbains »
1) La mobilité tout d’abord. Les capacités routières peuvent être un frein, tant pour le développement urbain si elles sont comme des cicatrices au milieu des territoires, que pour les plateformes si elles sont engorgées. 70 % des passagers utilisent encore ce moyen pour rejoindre Roissy. Mais un peu partout, ces espaces deviennent de moins en moins périphériques et de mieux en mieux reliés avec le reste de la métropole. À Milan, le Malpensa Express. À Londres, le Heathrow Express. à Paris, d’ici 2024, le Grand Paris Express avec la créations de lignes de métro automatiques et haute capacité desservant aussi bien Roissy (ligne 17) qu’Orly (lignes 14 et 18) tandis que le Charles de Gaulle Express viendra, nous l’espérons, achever de changer la donne en reliant l’aéroport à la gare de l’Est en moins de 20 minutes.
2) L’environnement ensuite. Il y a bien sûr des nuisances sonores et une pollution atmosphérique inhérente à l’activité des avions. Mais la diffusion des meilleures pratiques apporte déjà certaines réponses. Ces cinq dernières années, CDG a accueilli plus de passagers avec moins de mouvements d’avions. Le trafic a augmenté de 2,8 % en 2014 alors que les vols ont baissé de 1,5 %. La fluidité des transferts ou la diminution du temps de roulage ont des impacts réels sur la consommation de carburant. Les avions sont de moins en moins bruyants. Il suffit de se mettre au bord des pistes. Un A380 qui décolle, cela n’a rien à voir avec un avion d’il y a cinq ans. Ces innovations permettent d’envisager des habitations plus près des pistes ou un aménagement des heures de survol.
3) Le développement économique, enfin. Au niveau mondial, il faut avoir en tête que les aéroports sont en concurrence. -Certaines autorités jouent sur l’image pour créer une -différenciation : les grands gestes iconiques constituent une forme de branding territorial. Un écart de compétitivité est vite sanctionné : chaque hub fait face à une concurrence d’au moins trois autres sur plus de 50 % de son marché origine-destination (4) et les coûts de relocalisation supportés par les compagnies aériennes au moment du transfert d’une partie de leur activité d’un aéroport vers un autre se réduisent constamment.
Certains pays, notamment en Asie et au Moyen-Orient, ont réussi à adopter une politique très offensive dans laquelle la zone aéroportuaire est une arme de la guerre économique. Ils s’appuient sur des aéroports neufs et des compagnies aux tarifs très concurrentiels. À l’inverse, en Europe et aux États-Unis, les aéroports ont ancré une perception parfois négative dans les consciences collectives. L’enjeu est bien que nous prenions conscience au contraire de ce considérable potentiel économique. Il y a urgence. Nous avons besoin d’un haut niveau de consensus entre l’aéroport et la Cité pour tirer pleinement parti de ce potentiel.
Évidemment, développer la zone aéroportuaire ne sera possible que si la zone est exemplaire en matière de développement durable : respect de l’environnement, équilibre social (il faut que la richesse produite profite aux riverains), gouvernance harmonieuse et claire, cadre de vie agréable pour les employés... Bien plus que dans des centres villes très patrimonialisés, les zones aéroportuaires sont les endroits rêvés pour inventer la ville durable de demain : des zones bien desservies, en plein essor économique et urbain. Elles devraient être des laboratoires préférentiels de l’invention de la ville du futur.
C’est à nous tous, penseurs et acteurs, de concevoir de manière globale ces nouveaux espaces
Nous devons nous y atteler dès à présent car la création de ces villes aéroportuaires intégrées s’inscrit dans le temps long. Il faut dix ans pour former un architecte spécialiste des infrastructures aéroportuaires. Tous les huit-neuf ans, nous sommes obligés de repenser l’univers d’un terminal. L’évolution prévue du trafic aérien fait qu’il y aura d’énormes besoins partout dans le monde. La réflexion académique en est encore à ses débuts même si on sent que les travaux commencent à se développer avec une série de thèses récentes de grande qualité sur ces sujets, notamment en France (5). Haut lieu de l’aéronautique mondiale, depuis les Farman, Mermoz et Saint-Exupéry jusqu’à l’aventure Airbus, et patrie d’une vieille école de géographie, la France est un territoire tout indiqué, parmi d’autres bien sûr, pour relever ce défi d’une recherche internationale de haut vol sur ces questions.
Les sujets sont légion, et plusieurs sont esquissés dans ce numéro. Il y a toute la dialectique de la planification et de l’appropriation. L’histoire dira comment évolueront ces futures Airport Cities totalement planifiées a priori, souvent très dépendantes d’une conjoncture mondiale qui sait parfois être capricieuse. Pour durer, leur enjeu sera probablement d’avoir un minimum d’appropriation par les riverains et de développement spontané. Leur danger, ce serait aussi d’en rester à une forme de « ludification », qui en ferait une vaste aire de jeu. Une copie de la ville. Un ersatz de métropole muséifiée pour le passager long courrier en correspondance à qui l’on donnerait l’impression d’être dans un centre-ville quand il en est encore loin. L’enjeu, c’est de donner un avant-goût sans que cela soit faux. L’exemple de Vancouver est intéressant. Ses concepteurs ont recréé une ambiance qui fait que dès que l’on est dans le terminal international, on se sent dans la ville avec des statues des premières nations canadiennes ou des cascades. C’est une porte d’entrée valorisée et pas uniquement fonctionnelle, avec une revendication d’authenticité. En Europe ou aux États-Unis, l’accent gagnerait forcément à être placé sur les actuelles tentatives de ré-enchantement des « vieilles infrastructures ». Car nous devons faire évoluer les anciens terminaux en fonction des besoins anticipés des clients, des compagnies et des riverains.
Autre piste peut-être : mieux comprendre les usages de ces territoires. Dans les aéroports, on parle moins d’habitants que d’usagers, qui développent des habitudes d’emblée internationalisées. Les frequent flyers ont leurs habitudes avec une forme d’appropriation partout où ils se déplacent. Il n’en demeure par moins qu’il y a une forme de « chez soi » qui se recrée un peu partout. C’est tout l’enjeu des lounges, des salons privés, d’arriver à créer une sorte de privacy, au sein de ces espaces intermédiaires, mi publics mondialisés mi privés.
Une chose est sûre, nous n’en sommes qu’aux premières phases du développement et de la conceptualisation de ce pan entier de l’urbanité du futur. A nous, acteurs et chercheurs, de le saisir au bénéfice des usagers !
(1) Joël Garreau étudie en particulier le quartier de Tysons Corner à Washington.
(2) Paul Andreu et Nathalie Roseau, Paris CDG-1, Éditions B2, 2014.
(3) Ces concepts ont été largement adoptés par les urbanistes pour reconstruire les villes européennes après la Seconde Guerre mondiale ou bâtir les villes du nouveau monde comme Brasilia. « L’avènement de l’ère machiniste a provoqué (…) un mouvement réfréné de concentration dans les villes (…). Le chaos est entré dans les villes. Le dimensionnement de toutes choses dans le dispositif urbain ne peut être régi que par l’échelle humaine. (…) Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler. Les plans détermineront la structure de chacun des secteurs attribués aux quatre fonctions clefs et ils fixeront leur emplacement respectif dans l’ensemble. (…) C’est en faisant intervenir l’élément de hauteur que solution sera donnée aux circulations modernes ainsi qu’aux loisirs, par l’exploitation des espaces libres ainsi créés. » Le Corbusier, Charte d’Athènes, 1933.
(4) Redondi, Malighetti, Paleari, 2011.
(5) Lucie-Emmanuelle Drevet-Demettre, Quand l’aéroport devient ville : géographie d’une infrastructure paradoxale, université Michel de Montaigne — Bordeaux III, 2015.
Jean-Baptiste Frétigny, Les mobilités à l’épreuve des aéroports : des espaces publics aux territorialités en réseau. Les cas de Paris Roissy-Charles-De-Gaulle, Amsterdam Schiphol, -Francfort-sur-le-Main et Dubaï International, université Paris I, 2013.
Pierre Ageron, L’intermodalité-voyageurs au prisme de la mondialisation : vers la structuration d’un méta-réseau intégré, université de Grenoble, 2013.
Nathalie Roseau, Aerocity : quand l’avion fait la ville, -Éditions Parenthèses, 2012.