Les Grands de ce monde s'expriment dans

Aéoroport et diplomatie

Au cours de sa vie, Fra Angelico peignit trois annonciations sur bois, thème récurrent et presque hypnotique de la première partie de la Renaissance italienne. Conservées séparément, elles ont une originalité commune : le décor, au gré des recherches stylistiques, s’enrichit et donne un sens de plus en plus profond à la scène principale, bien loin des à-plats dorés qui nappaient les personnages d’inspiration byzantine. Quand on scrute la version conservée au musée diocésain de Cortone, tout y est raconté : Adam et Eve chassés du paradis, le jardin clos, la maison de Marie et sa colonne symbolisant le lien entre ciel et terre, créateur et créature. Le tableau est représentatif de cette invention, en Italie, de l’arrière-plan et de la perspective qui nous fait entrer dans l’ère moderne. On ne peut plus, après cette éclosion, représenter un sujet sans son contexte, sans donner à voir l’immense complexité du monde dans lequel il s’inscrit. Le décor n’est plus annexe, il est plus qu’une clé de lecture, il est un enjeu.

On peut songer à cet exemple tiré de l’histoire de l’art pour aborder de manière plus prosaïque le sujet qui nous anime. -Beaucoup partageront sans doute l’idée que les aéroports ont été une scène du jeu diplomatique. Dans sa scénographie (pas une seule visite officielle qui ne débute sans la photo du chef de l’État sur le tarmac ou ne se termine par une déclaration à la presse dans l’aérogare), dans ses habitudes (l’inconscient collectif connait trop bien, en les enviant souvent, ces files réservées aux diplomates qui franchissent les frontières en l’espace d’un instant) comme parfois dans sa violence, avec les attentats. Mais derrière cette image se joue aussi en filigrane, à y regarder de plus près, une nouvelle mais réelle émergence de leur rôle sur la scène internationale : aux côtés des compagnies aériennes, multipliées et -privatisées, ils viennent incarner de nouveaux pavillons nationaux dont ils constituent une arme dans la mondialisation ; ils développent de nouveaux modèles d’affaires leur permettant de financer leurs investissements ; ils s’affirment dans les instances internationales en tant qu’interlocuteurs reconnus. Tout comme les décors de Fra Angelico, ils ne sont plus seulement des murs devant lesquels d’autres viennent jouer la grande pièce diplomatique. Ils deviennent des enjeux des relations internationales. 

L’aéroport, décor habituel des relations internationales 

Les deux principaux acteurs des relations interétatiques sont le diplomate et le soldat. Tous les deux ont une relation spéciale à l’aéroport : les premiers y passent sans cesse, les autres le -protègent. 

Aéroports et diplomates : la symbolique des visites d’État et des pavillons d’honneur

De souvenirs de diplomates, l’ancien pavillon d’honneur d’Orly en est rempli. Celui qui avait très vite été surnommé l’« isba » en mémoire de Nikita Khrouchtchev, premier dirigeant à en franchir le seuil au bras du Général de Gaulle en 1960, a été remplacé presque soixante ans plus tard par un bâtiment baptisé par le passage du président arménien. C’est presque toujours dans un aéroport, sur le tarmac, avec les pistes en arrière-plan, que débute une visite d’État. C’est là que les premières photos sont prises, par des journalistes qui assistent non pas à une montée des marches mais bien à une descente d’escalier. Jean-Paul II l’avait admirablement compris qui, en signe de respect et d’ouverture pour ses hôtes, baisait le sol sur lequel il venait de poser le pied. La presse se plait à mesurer à cette occasion la puissance d’un État à la taille de l’avion de son dirigeant — que l’on songe à la prégnance d’Air Force One dans les imaginaires et aux fantasmes qu’avait généré en son temps l’achat d’« Air Sarko One », le renouvellement de l’avion présidentiel français en 2010. 

Les dénominations des aéroports témoignent de cette proximité avec l’acmé du pouvoir. Les principales plateformes portent souvent le nom de grandes figures nationales, qu’il s’agisse des piliers d’une dynastie (Roi Khaled à Riyad, Queen Alia à Aman), des fondateurs d’un régime (de Gaulle à Paris, Vaclav Havel à -Prague, Imam Khomeiny à Téhéran, Adolfo Suarez à Madrid), d’icônes politiques (John Fitzgerald Kennedy à New York), -culturelles (Chopin à Varsovie) voire, plus récemment, sportives (Cristiano Ronaldo à Madère). « Roissy est le symbole d’une France nouvelle », déclarait d’ailleurs Pierre Messmer, Premier ministre d’un Georges Pompidou trop malade pour venir présider lui-même à l’inauguration en 1974 de ce qui s’appelait encore « Paris Nord ». Alors, cette volonté démonstrative, elle peut passer par une architecture démesurée, comme à Achgabat dont l’aéroport, ouvert en 2016 dix ans après la mort du Turkmenbachy, reproduit la forme d’un faucon paré d’or pour accueillir tout au plus 105 000 touristes par an, soit moins que le département de la Sarthe. 

Dès qu’un État se crée, la sécurisation — voire la création — d’un aéroport fait partie de ses priorités. Le réchauffement de relations bilatérales se traduit souvent par le rétablissement d’une ligne aérienne directe — ce fut encore le cas récemment avec la réintégration dans la communauté internationale de Cuba et de l’Iran. Dans la capitale du Haut-Karabakh contesté entre -l’Arménie et l’Azerbaïdjan, il existe à Stepanakert un aéroport miniature, neuf et jamais utilisé, attendant l’improbable atterrissage de son premier avion en provenance d’Erevan, sans cesse annoncé et sans cesse repoussé — un retard imputable aux représailles que ne manqueraient pas de déclencher Ankara et Bakou en fermant leur espace aérien à tout vol arménien. 

C’est que les aéroports sont le produit de la grande histoire diplomatique. En approchant le bâtiment subtilement incurvé de l’aéroport de Macao, on découvre l’inscription « Aeroporto -Internacional de Macau » qui rappelle que ce sont les colons portugais qui avaient initié, en 1995, quatre ans avant la rétrocession à la Chine, la construction de cette plateforme à la piste interminable conquise sur la mer. Quoique éculée, la formule de pont entre l’Orient et l’Occident prenait ici son sens : un nom portugais, une immense mosaïque inspirée des azulejos, une succession d’événements faisant découvrir la culture locale comme le Dragon Boat Festival, le tout au milieu de baies vitrées retraçant l’histoire de la cité.

S’ils sont toujours les produits des relations internationales, les aéroports en sont aussi parfois les otages. Celui de Nicosie était le plus important de Chypre avant que son exploitation commerciale ne cesse sitôt l’invasion turque de 1974. C’est aujourd’hui une zone-tampon, sorte de no man’s land des Nations unies où les Grecs et les Turcs ne sont plus autorisés. Mais le pont aérien de Berlin entre juin 1948 et mai 1949 en est peut-être le symbole le plus évident. Tempelhof, en son temps le plus grand bâtiment jamais construit, résonna comme la porte d’entrée du monde libre quand toutes les circulations routières, ferroviaires et fluviales furent coupées par les Soviétiques. 2 000 tonnes de nourritures et produits en tout genre furent convoyées chaque jour, nécessitant une logistique millimétrée : un atterrissage toutes les trois minutes, trente minutes de stationnement au sol, des couloirs aériens utilisés à sens unique, une seule possibilité d’atterrissage pour chaque pilote faute de quoi il lui fallait rentrer en cas d’échec avec tout son chargement. 2,34 millions de tonnes furent livrées en moins d’un an, soit le volume annuel de fret transitant par Francfort de nos jours. Les autorités allemandes n’ont pu se résoudre à détruire ce totem désormais inutilisé et en ont fait un espace public non construit rendu au quotidien des Berlinois. 

Aéroports et soldats : des buts de guerre et des cibles d’attentats

C’est que les aéroports sont aussi les repères des soldats. Ils ont, dès leurs créations, constitué de nouveaux buts de guerre. Les pistes désormais oubliées de Croydon à Londres furent l’une des premières cibles de l’aviation allemande pendant la bataille d’Angleterre. Ils sont tout autant centraux pour les coups d’État qu’a connus le continent africain que dans les stratégies d’opérations de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU. Les aéroports de Gao, Tombouctou et Tessalit constituèrent des priorités pour les forces françaises au Mali — le détachement du commando parachutiste de l’air n° 10 qui s’y est illustré a d’ailleurs fait de la saisie des plateformes aéroportuaires sa spécialité. 

Mais là où cette visibilité internationale des aéroports est la plus retournée contre eux-mêmes, c’est dans le cas des attentats. L’année 2016 en offre à cet égard une triste illustration avec pas moins de deux plateformes prises pour cible en Europe, à Bruxelles-Zaventem et Istanbul-Atatürk. Si l’on suit tous les actes commis à Orly depuis son ouverture, on retrouve un concentré assez représentatif de toute l’histoire terroriste du XXe siècle. Il y a bien-sûr le terrorisme d’inspiration révolutionnaire (Action directe en 1980), patriotique (comme quand un groupuscule arménien attaque les guichets de Turkish Airlines en 1983 dans le cadre de la reconnaissance politique du génocide de 1915) ou islamiste (telle que l’agression du 18 mars 2017 contre une militaire de l’opération Sentinelle). Mais il y a aussi tous les actes de ceux qui veulent poursuivre le combat sur une scène plus visible que celle de leur région d’origine. On peut classer ici les commandos de Carlos proches du FPLP qui tirent au lance-roquette depuis les terrasses sur un avion d’El Al en 1975 ou l’atterrissage en 1983 d’un Boeing 747 d’Iran Air dont six moudjahidines opposés au régime avaient pris le contrôle.

Un régalien qui passe tendanciellement de la compagnie à l’aéroport 

L’aéroport a toujours été un lieu privilégié d’incarnation de l’État dans sa politique internationale. C’est là que débute en effet le contrôle souverain des individus et des objets. Une frontière, souvent la première du pays, que l’on ne franchit pas si aisément. Certes au départ, on trouve l’aéroport ville, urbain, ouvert, lumineux, accueillant avec ses boutiques. Mais à l’arrivée, c’est l’aéroport fermé, sombre, qui ne libère que moyennant papiers, visas, fouilles. Roissy-Charles-de-Gaulle est le seuil où s’initient 88 % des demandes d’asile faites en France. Une salle d’audience du TGI de Bobigny y sera délocalisée en 2017 en bordure des pistes pour juger les étrangers en situation irrégulière. En coulisse, absents des plans fournis aux passagers, sont aménagés des espaces divers de rétention de migrants, des postes de police, des structures d’hébergement — des endroits à la dimension quasi carcérale évidente, plus ou moins documentés. En s’inscrivant dans une certaine fiction juridique, les aéroports incarnent un peu des utopies au sens premier du terme. Tout comme les ambassades. L’idée qui fait que dès que vous pénétrez dans l’enceinte d’une ambassade vous vous retrouvez subitement dans un autre pays est au fond très semblable à celle qui dispose que tant que vous n’avez pas quitté la zone internationale d’un aéroport, vous n’êtes pas arrivé dans le pays. Certains films en jouent astucieusement, ceux d’espionnage presque toujours ou d’autres plus récents tels que Le Terminal avec Tom Hanks, librement inspiré d’un habitant au long cours de Roissy. La réalité sait aussi les rejoindre avec le rocambolesque qui sied, comme quand le danseur Rudolf Noureev échappe d’un bond au KGB au Bourget, en 1961, pour « passer à l’Ouest », selon la formule consacrée.

Bien connue, cette conception de la souveraineté prend une tournure nouvelle avec le mouvement de libéralisation qui touche les opérateurs du transport aérien. Les États sont moins présents dans les stratégies des constructeurs — l’évolution de la gouvernance d’Airbus ces dix dernières années en témoigne. Alors qu’elles étaient les porte-drapeaux de l’orgueil national, les compagnies obéissent désormais plus à des logiques purement -privées avec leurs privatisations successives et la libéralisation des droits de trafic. Soumises à une concurrence féroce et sommées de se moderniser, elles ont engagé des alliances capitalistiques (-British Airways et Iberia dans IAG, Air France et KLM) ou se font tout bonnement racheter (Alitalia par Etihad en 2016). Non délocalisables, les aéroports restent finalement les maillons les plus régaliens de la chaîne. Ils entrent certes aussi dans un mouvement historique de privatisation parce que les États sont de moins en moins enclins à financer seuls les investissements colossaux nécessaires à l’explosion du trafic (1) (les aéroports totalement ou partiellement privatisés accueillent déjà 41 % du trafic mondial et même 75 % des passagers en Europe (2)). Mais les privatisations à 100 % restent rares car les États ont un vif intérêt à garder un minimum de contrôle sur leur principale frontière et décident du taux de redevances, de la qualité de la desserte terrestre, du niveau de présence des forces de l’ordre, de la délivrance des permis de construire ou d’exploiter.

On passe donc tendanciellement d’un modèle ancien, fondé sur la Convention de Chicago de 1944 (un État, une compagnie nationale) à un monde où la souveraineté aérienne s’appuie davantage sur une alliance État-aéroport principal, voire État-aéroport-compagnie. Si les pays développés, où la libéralisation est plus avancée, peinent à exprimer cette stratégie intégrée, certains pays émergents savent le faire avec une efficacité redoutable. L’exemple le plus frappant, c’est Dubaï, qui se fonde sur l’alignement -d’Emirates et de l’aéroport Al Maktoum — une synergie qui fait rêver les professionnels aux États-Unis ou en Europe où cette souveraineté s’incarne davantage dans une filière industrielle émergente de conception-exploitation aéroportuaire à travers de grandes alliances initiées par quelques hubs de classe mondiale (Changi à Singapour, Charles-de-Gaulle à Paris ou Fraport à Francfort). 

Forts de ce changement de paradigme, les grands aéroports adoptent une posture bien plus offensive. Ils s’étaient développé des décennies durant à l’ombre des compagnies aériennes, presque comme des auxiliaires, complexés de leurs statuts et -s’excusant sans cesse des temps d’attente, des conditions météorologiques, des difficultés d’accès, du manque de pistes, des nuisances sonores… Pour les plus grands d’entre eux, ils abordent désormais les sujets (3) dans l’optique de défendre l’intérêt du passager. Pour preuve, ils se sont enfin organisés au sein du système OACI, créé pour la normalisation internationale du transport aérien et donc au départ « décider de la couleur des feux de piste ». Cette -coordination fut tardive : l’Airports Council International (ACI) n’est consolidé qu’en 1991 à partir d’associations diverses, bien après la puissante association des compagnies aériennes, IATA. Mais cette création témoigne de la prise de conscience tant d’un intérêt commun de ceux qui « restent à terre » que de la nécessité de peser face à ceux qui « sont en l’air ». La voix des aéroports, via l’ACI Europe, est reconnue par la Commission européenne, tant pour la régulation du Ciel unique que pour ses négociations avec des pays tiers. En France, les aéroports ont été pour la première fois formellement consultés en 2016 par la DGAC pour l’élaboration du mandat de négociation des droits de trafic France-Chine. Silencieuse, c’est une petite révolution dans ce genre de négociations — très classiques au point qu’elles constituent le premier cas d’école enseigné aux recrues de l’Institut diplomatique et consulaire français. Il reste certes encore du chemin à parcourir (les aéroports n’ont pas accès à la table des négociations contrairement aux compagnies) mais les aéroports font entendre une nouvelle petite musique, comme sur la question de la compétitivité des infrastructures qui était jusqu’alors mise sous le boisseau. On peut y voir une certaine reconnaissance de leur noblesse, concomitante de leur capacité récente à trouver un modèle économique minimal pour financer leurs investissements (4) et symbolique de cette mondialisation qui ne cesse de voir s’affirmer de nouveaux acteurs en parallèle des États. 

Les aéroports, signaux faibles de la forme future de la mondialisation 

Les aéroports sont parmi les premiers concernés par les grandes questions aujourd’hui au cœur des relations internationales mêlant considérations très globales et enjeux très locaux. À commencer par la lutte contre le réchauffement climatique : l’accord de Paris sur le climat de 2015 a été conclu au Bourget ; l’aéroport de Vienne fut le premier cas mondial d’interdiction d’agrandissement d’une plateforme aéroportuaire parce qu’elle contrevenait aux objectifs autrichiens de réduction des émissions de gaz à effet de serre (5) ; en Inde du Sud, l’aéroport de Cochin aux allures de fort colonial fut le premier au monde à fonctionner uniquement grâce à l’énergie produite par l’immense champ de panneaux solaires qui l’entoure. La profession tout entière cherche à faire la démonstration de sa maîtrise via une catégorisation standardisée à travers le Global Reporting Initiative et le développement du label Airport Carbon Accredication par l’ACI. Pour en gravir les échelons, les aéroports doivent associer les entreprises présentes sur la plateforme mais aussi prendre en compte les flux de voyageurs et employés. C’est le gage de leur acceptabilité face à des risques incarnés par le détournement du sigle programmatique ZAD, zone d’aménagement différé en zone à défendre, et que l’on retrouve aussi bien en Corée du Sud, au Brésil, en Grande-Bretagne qu’en France. 

Même si l’expression est éculée, ils sont les acteurs de cette mondialisation en tant que vecteurs de la métropolisation de la planète. Dès 1966, Peter Hall avait vu juste en établissant très tôt l’équation : « les villes mondiales sont dotées de grands aéroports internationaux » — une tendance à la concentration (6) qui ne fait que se renforcer : 94 % du trafic long courrier passe par 42 mégapoles aériennes. En 2033, il y aura 91 mégapoles aériennes dont 26 avec plus de 50 000 passagers long-courrier par jour (7). Parce qu’ils sont des armes efficaces pour aller capter le gisement du tourisme international (8) et la croissance du transport aérien (+ 8,4 %/an en Asie, + 4,7 %/an en Europe, + 3,9 %/an en -Amérique du Nord sur les vingt prochaines années (9)), on comprend pourquoi les autorités nationales et municipales y accordent une importance accrue et engagent des stratégies diversifiées. Pour certaines plateformes davantage « outsider », celles-ci passent par un naming orienté sur l’attractivité de la région. On fait ainsi attention de bien mettre en avant la marque territoriale la plus connue (-Marseille-Provence, Tarbes-Lourdes-Pyrénées, Nice-Côte d’Azur, Gérone-Costa Brava). Le marketing est également un enjeu : on veille à ce que le design rappelle l’hinterland desservi. L’aéroport de Denver, ouvert en 1995 au milieu des montagnes, déploie un toit fait de toiles de tentes rappelant les campements d’Indiens et l’identité de la région — y compris quand elle fut violente comme en témoignent la gigantesque sculpture du mustang bleu à l’air démoniaque surnommé « Blucifer » ou les fresques angoissantes de Léo Tanguma montrant cadavres, villes en flammes et exode. Autre ambiance, l’aéroport de -Carrasco se fond à merveille dans le décor de la pampa uruguayenne avec ses formes rassurantes rappelant les calmes dunes du littoral de cette petite Suisse latino-américaine. À Madrid, le terminal 4 fait la fierté du gestionnaire de Barajas, truffé d’œuvres de maîtres (10) et conçu lui-même comme une œuvre d’art par Antonio Lamela et Richard Rogers avec son voluptueux plafond ganté d’un beau jaune castillan. Dernier moyen pour tirer son épingle du jeu : développer la ville aéroportuaire en s’assurant de la bonne connectivité terrestre (des aéroports prennent des parts dans les Express lines qui les desservent comme à Londres ou Paris), de l’intermodalité (la gare ICE de Francfort propose des dessertes fréquentes vers Bâle, Amsterdam, Bruxelles, Vienne, Zurich…), d’une panoplie de commerces et d’aménagements immobiliers. Les aéroports quittent leurs activités historiques pour se renforcer sur des métiers non strictement aéronautiques. Et ce développement tourné vers l’environnement, le tourisme et les services anticipe probablement assez bien les grandes évolutions du monde à venir. 

L’Aéroport, paradis du diplomate ?

Pour l’amateur de relations internationales, les aéroports sont donc des lieux particulièrement chargés : ils offrent des scènes privilégiées au jeu diplomatique ; ils incarnent le régalien dans le transport aérien ; on y voit les signaux faibles de la forme que prendra la mondialisation, avec un anglais qui y règne en maître, des discussions de normes aux conséquences considérables sur les opérateurs et des codes qui expriment une nouvelle mais stricte segmentation sociale internationale, de la First évoquant le luxe des voyages d’antan à la classe économie renvoyant à la prolétarisation du transport aérien, contrepartie de sa massification. 

Mais comme lieux de confrontation directe à l’altérité (11), les aéroports représentent aussi, pour ces mêmes spécialistes, un rêve : montrer que la mondialisation peut être « heureuse ». La Convention de Chicago y fait d’ailleurs clairement référence en stipulant que le transport aérien doit « grandement aider à créer et à préserver entre les nations et les peuples du monde l’amitié et la compréhension ». Des propos qui frappent par leur proximité avec le Projet de paix perpétuelle (12). C’est qu’à son niveau, le transport aérien est un lieu où se réalise cette « société cosmopolitique » présentée par Kant comme un « principe régulateur » en tant que preuve concrète d’un sens commun qui incite à obéir aux mêmes lois et à former une communauté plutôt qu’à vivre selon des rapports de force. Les aéroports sont des espaces où -s’expérimente cette vie publique mondialisée, faite de lounges standardisés, d’habitudes de consommation globalisées, de procédures normalisées. Ils relèvent de tout un imaginaire de la connexion, d’un accès possible à des lieux et à des individus normalement distants géographiquement mais ici rapprochés, occasion de confronter et rapprocher les points de vue dans un Love Actually plein d’effusions interculturelles. C’est la marque d’une mondialisation qui se complexifie et dont les décors que sont nos aéroports, à l’instar de ces arrière-plans de Fra Angelico, donnent, sans la remplacer, du sens à la scène principale.

(1) Les dernières estimations de l’IATA, l’association internationale du transport aérien, indiquent que nous devrions voir plus de 7 milliards de passagers aériens, soit le double du trafic actuel, en moins de 20 ans — ce qui fait une croissance annuelle moyenne de 3,8 %.

(2) Rapport ACI, mars 2017. 

(3) Les sujets de régulation, d’amélioration du confort des passagers (déploiements de pharmacies dans les zones réservées par exemple, facilitation des procédures de détaxe ou de passages des frontières) sont appropriés par les exploitants qui se sentent -responsabilisés.

(4) Les compagnies aériennes, acteurs les plus exposés du secteur aéronautique, évoluent sur un marché mondial de plus en plus concurrentiel, soumis à une fluctuation constante de la demande, très dépendant des cycles économiques, du prix du pétrole et de la situation géopolitique. Elles affichent la rentabilité la plus faible du secteur (ROIC inférieur à 5 % en moyenne). Le secteur aéroportuaire, très capitalistique, est caractérisé par un rentabilité faible mais plus régulière (ROIC à 6 % en moyenne entre 2004 et 2011 — source étude McKinsey IATA juin 2013), avec des résultats très contrastés en fonction de la taille des plateformes.

(5) La construction et l’exploitation de la piste auraient abouti à une hausse d’environ 2 % des émissions nationales de gaz à effet de serre liés aux transports, alors que l’Autriche s’est engagée à diminuer de 2,25 % d’ici 2020 l’impact de ce secteur indique le tribunal de Vienne dans une décision rendue publique le 9 février 2017. 

(6) Le monde va passer de 3,6 milliards d’urbains en 2010 à 5 milliards en 2030 ; les cent villes les plus riches, qui concentrent près de 40 % du PIB mondial, vont rassembler les deux tiers du développement économique mondial dans les quinze prochaines années.

(7) Source : Airbus Forecasts.

(8) En 1950, 25 millions de touristes voyageaient à travers la planète. Aujourd’hui, un milliard. En 2030, deux milliards selon l’organisation mondiale du tourisme (OMT). Alors qu’un Indien réalise seulement 0,07 voyage en avion par an, ce chiffre est de 0,3 pour un Chinois, 1,2 pour un Européen et 1,6 pour un Américain. 

(9) Source : IATA, février 2016.

(10) L’enlèvement d’Europe par Fernando Botero, des mosaïques de Juan Marquez, la Ruisselante Solaire de Joan Miró ou des pièces plus contemporaines comme Les Trois femmes de Barajas de Manolo Valdés.

(11) Jean-Baptiste Frétigny, l’aéroport, espace ouvert et fermé, Questions internationales, no 78, mars 2016.

(12) « L’espèce humaine est une foule de personnes qui ne peuvent se passer de coexistence pacifique et, ce nonobstant, ne peuvent éviter de se contrarier sans cesse les unes les autres ; qui, par suite, se sentent déterminées à former une société cosmopolitique ; laquelle idée, inaccessible en elle-même, n’est pas un principe constitutif, mais un principe régulateur. » Préambule du Projet de Paix Perpétuelle, E. Kant, 1795.