Les Grands de ce monde s'expriment dans

« Embouteillages à prévoir ! »

Antoine Jacob — Le trafic aérien en Europe ne cesse d’augmenter. Quels sont ceux qui, selon vous, ont en profitent le plus ?

Siim Kallas — Depuis la libéralisation progressive du transport aérien, achevée en 1997, le nombre de destinations en partance de l’UE a été multiplié par quatre environ. Je dirais donc que les premiers à bénéficier de cette expansion sont les citoyens. Aujourd’hui, tout le monde a la possibilité de voyager à travers le continent et au-delà. Le marché étant devenu hautement compétitif, les prix des billets d’avion sont désormais abordables. La côte turque, les émirats, toutes ces destinations plus lointaines sont, elles aussi, accessibles à toutes les bourses grâce à la
libéralisation. 

Les compagnies à bas prix (« low cost ») figurent également parmi les vainqueurs. Leur part de marché dans l’UE s’approche peu à peu des 50 %. C’est considérable lorsqu’on se rappelle qu’elles n’ont commencé leur activité qu’avec la libéralisation du secteur. Les transporteurs traditionnels ont beaucoup souffert. Il y a quelques années, l’inquiétude était grande. Heureusement pour eux, la situation s’est à peu près stabilisée. Mais la rentabilité du secteur reste faible en raison du coût du carburant, des exigences écologiques, etc. Les compagnies traditionnelles ont dû réduire la qualité de leurs services pour rester compétitives. Je risque de ne pas me faire que des amis en disant cela mais, d’un point de vue personnel, je trouve qu’avec l’expansion du transport aérien de passagers la qualité du service a baissé. Les compagnies n’offrent plus des prestations aussi variées qu’autrefois. Je suis désolé, mais si j’ai les moyens de voler en classe business, j’aimerais pouvoir le faire et bénéficier des services adéquats. Je regrette un peu cet « âge d’or »… 

A. J. — Quels sont les autres secteurs qui profitent le plus de cette croissance ? 

S. K. — L’industrie du tourisme est à l’évidence l’une de ceux-là, grâce au flux croissant de touristes. Les constructeurs aéronautiques aussi, bien sûr, qui ont vu leurs carnets de commande s’étoffer au fil des années. J’ajouterai également le secteur de la sécurité dans les aéroports. Dans mon souvenir, environ 30 % des coûts de gestion d’un aéroport sont liés à la sécurité. Ce phénomène est devenu très contraignant pour les usagers, mais c’est le prix à payer. On ne peut pas l’éviter dans le monde actuel où la menace d’attentat est omniprésente. Et puis, d’un autre côté, cette montée en puissance de la sécurité est positive en termes d’innovation technologique et d’emploi. 

A. J. — La possibilité de voyager plus facilement au sein de l’UE renforce-t-elle, selon vous, le sentiment d’appartenance des citoyens à l’Union ?

S. K. — Je n’en suis pas si sûr. Se sent-on vraiment plus européen parce qu’on vole sans problèmes vers telle ou telle destination, le temps d’une semaine ou d’un week-end ? Franchement, je n’en suis pas convaincu. 

A. J. — Dans ses prévisions de fin 2016, l’Association internationale du transport aérien (IATA) estimait que le trafic aérien européen devrait continuer à croître d’environ de 2,5 % par an en moyenne jusqu’en 2035, pour atteindre 1,5 milliard de passagers. Cette projection vous semble-t-elle réaliste ? Est-elle souhaitable ? 

S. K. — Souhaitable sans doute, mais je peux vous garantir qu’il y a aura des embouteillages ! C’est comme avec les voitures. Il y a vingt-cinq ans, en Estonie, nous avions moins de cent automobiles pour mille habitants. Maintenant nous en sommes à environ six cents. D’un côté, nous avons la possibilité d’acheter de nouvelles voitures ; de l’autre, les bouchons s’amplifient à Tallinn et dans d’autres villes du pays. C’est pareil pour l’aviation. Du temps où j’étais à la Commission européenne, le problème de la saturation du ciel est devenu de plus en plus aigu. Si un incident survenait de nos jours, les conséquences seraient incomparablement plus graves qu’auparavant. Nous avons alerté les États membres en leur demandant de prendre cette question plus au sérieux. Je me rappelle une année où nous avons mis en garde les États contre une hausse des retards de 50 % à attendre durant l’été, parce qu’il allait tout simplement être impossible de garantir que tous les avions prévus sur le papier puissent voler sans encombres. Le pire n’a finalement pas eu lieu, parce que tout le monde s’est mobilisé pour éviter ces gigantesques embouteillages aériens. Mais le risque est bien réel. 

A. J. — Que faudrait-il faire pour minimiser ce risque ?

S. K. — L’un de nos principaux soucis, c’était la gestion du trafic aérien. Une gestion à l’ancienne contre laquelle, il faut bien le dire, je n’ai rien pu faire à la Commission… Bien sûr, nous pouvons délocaliser une petite partie du contrôle aérien vers l’Inde, par exemple, mais c’est impossible lorsque autant de vols européens et de fuseaux horaires sont concernés. Pourtant, d’un point de vue technologique, tout est prêt, avec Sesar, ce programme qui vise à fournir à l’Europe des systèmes performants de gestion du trafic aérien dans le cadre du projet Ciel Unique (Single European Sky). 

A. J. — Pourquoi estimez-vous avoir échoué sur ce point-là ?

S. K. — Il y avait une très forte opposition parmi les États membres. Les contrôleurs aériens sont extrêmement bien payés et très bien organisés. Ils forment un groupe de pression redoutable. De plus, dans certains des états membres, dont la France, ils jouissent d’un statut de fonctionnaire. Vous imaginez combien il serait difficile de changer les choses… Enfin, pour certains pays d’Europe continentale, le contrôle aérien est un élément important de la souveraineté nationale. A contrario, le Royaume-Uni est nettement plus flexible. Non pas que je sois un grand fan de ce pays, mais dans ce domaine, il faut reconnaître qu’il était plus facile de traiter avec lui. 

Un autre problème auquel on n’a pas trouvé de solution satisfaisante, c’est celui des aides publiques que voudraient accorder aux compagnies aériennes certains États membres situés géographiquement en périphérie, comme Chypre, le Portugal ou mon pays, l’Estonie. De telles aides étant interdites par la Commission, ces pays ne sont souvent pas reliés aux autres capitales de l’Union par des vols directs. Je me souviens, lorsque je siégeais encore à la Commission, avoir été invité très régulièrement à donner des conférences ici et là. L’un des critères déterminants que je prenais en compte avant de donner ma réponse était l’existence de liaisons directes ou non. Cela peut sembler anecdotique, mais le fait est qu’il est plus difficile d’inviter d’éminentes personnalités si la destination n’est pas desservie par un vol direct. Bref, comment faire pour favoriser de meilleures connexions ? J’avais écrit à Joaquin Almunia, qui était alors commissaire européen à la Concurrence, mais nous n’avions pas trouvé de solution. Des compagnies de « petits » États ont fait faillite en Belgique, en Lituanie, en Estonie ou en Grèce. C’est un sujet politiquement très délicat. D’autant que la question ne relève pas uniquement de la Commission européenne, mais aussi des États membres car, en principe, ils ont une obligation de service public. 

A. J. — Estimez-vous que les aéroports européens tirent bien leur épingle du jeu dans cette course en avant ? 

S. K. — Les aéroports font ce qu’ils peuvent mais, de fait, ils sont devenus de plus en plus surpeuplés, malgré les travaux d’expansion. Les passagers y ont perdu en confort. Je ne parle pas des zones de duty free, de shopping, etc., qui sont de plus en plus agréables et de plus en plus fournies. Le problème, c’est que les passagers doivent parcourir à pied des distances de plus en plus longues et se frayer un chemin au milieu d’une foule de plus en plus compacte. Soit dit en passant, dans un souci d’efficacité, il serait peut-être bon de privatiser certains services dans les grands aéroports d’États membres, comme est en train de le faire celui de Francfort par exemple. À Londres, je constate que c’est déjà le cas. 

A. J. — Y a-t-il tout de même des raisons d’être optimistes dans le tableau assez sombre que vous brossez ? 

S. K. — Oui, je crois que grâce aux nouvelles technologies et à celles qui n’ont pas encore été inventées, il sera possible d’améliorer la gestion du trafic aérien. L’espace aérien disponible pourra être utilisé de manière plus intelligente et plus efficace. Les trajectoires seront maximisées, les vols seront plus directs, les avions consommeront donc moins. Sans parler des économies d’énergie sur lesquelles travaillent les constructeurs aéronautiques. En ce qui concerne la capacité des aéroports à gérer le flux grandissant d’usagers, je constate qu’un fichier des données des -dossiers -passagers (PNR) — ces fameuses données personnelles très controversées au sein de l’UE — est enfin en cours d’adoption, après des négociations très compliquées avec les États-Unis. Pour moi, cette mesure, qui contribue à la lutte antiterroriste, n’est pas dangereuse pour les citoyens, quoi qu’on en dise. Ce fichier devrait faciliter les contrôles. Mais on ne peut pas, pour autant, se montrer trop souple dans ce domaine ; les contrôles seront toujours là. 

A. J. — Que pensez-vous de l’interdiction faite, depuis fin mars 2017, aux passagers de certaines compagnies du monde arabe et de Turquie de prendre leur ordinateur portable avec eux, en cabine, sur les vols à destination des États-Unis et de la Grande-Bretagne ? Pensez-vous que cette interdiction pourrait faire tache d’huile ? 

S. K. — Je ne l’espère pas. Il me paraît difficile de généraliser une telle mesure. Si vous prenez un vol intercontinental qui dure plus de neuf heures, pouvoir utiliser son ordinateur portable n’est pas seulement un privilège ; c’est un moyen normal de travailler ou de se distraire à bord. Supprimer cette possibilité me paraîtrait exagéré. Quant à savoir si cette mesure est réellement efficace, j’en doute. Mais il suffirait bien sûr d’un « accident » causé par un ordinateur embarqué en cabine pour que le contexte change. 

A. J. — Autre question : comment concilier développement du transport aérien et exigences écologiques ?

S. K. — C’est une question compliquée, je l’admets… L’aviation sera sans doute l’un des derniers secteurs d’activité à diminuer ses émissions de dioxyde de carbone. Des industriels, comme Rolls Royce, cherchent à réduire la consommation de carburant des moteurs qu’ils produisent, et donc les émissions de dioxyde de carbone. Même si ces progrès semblent minimes, ce n’est pas rien, étant donné la nature de cette industrie. 

Par ailleurs, il y a la lutte contre le bruit. C’est un sujet hautement sensible, qui mobilise les opinions publiques. Deux exemples : à Londres, l’aéroport d’Heathrow aurait vraiment besoin d’une piste d’atterrissage supplémentaire, en complément des deux existantes. Dans un aéroport aussi important, les décollages et les atterrissages sont réglés comme du papier à musique. Au moindre incident, les retards s’enchaînent, avec des répercussions qu’on mesure mal. Ce projet de troisième piste existe depuis des années, mais les riverains y sont farouchement opposés. Que faire ? Il n’y a pas de réponse simple. Autre exemple : je me suis rendu dans la ville de Leipzig, dans l’est de l’Allemagne, où se trouve un gigantesque « hub » logistique de la compagnie DHL, qui fonctionne la nuit. Avant, ce centre était à Bruxelles. Mais les écologistes et une partie de la population se sont battus pour interdire ces vols nocturnes. Résultat, DHL a fini par déménager à Leipzig il y a une dizaine d’années. Et voilà comment Bruxelles a perdu 3 500 emplois… 

A. J. — Vous semblez dire que l’environnement est un obstacle au développement du trafic aérien et des villes qui -l’accueillent…

S. K. — Disons que c’est un sujet très controversé. Des écologistes vont jusqu’à demander pourquoi on continue à voler… Pourquoi aller à Londres ou à Bruxelles pour faire du shopping ? Dans un sens, oui, on peut se poser la question. Mais ce qui est certain, c’est qu’il est impossible d’imposer une règle interdisant aux gens de prendre l’avion pour aller faire leurs courses dans une capitale d’un État voisin !

A. J. — Pour terminer, quelles seraient les conséquences d’un durcissement, voire d’une remise en cause, des règles de libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen ? 

S. K. — Ce serait déplorable, vous vous en doutez bien. Surtout que nous nous sommes déjà habitués à ne plus avoir à présenter nos passeports pour des contrôles lorsque nous voyageons en Europe. Si nous devions faire à nouveau la queue devant des guichets et ressortir nos passeports, en cas de suspension des règles de Schengen, la frustration serait forte, évidemment. D’autant que le nombre de passagers ne cesse d’augmenter. Il faudrait arriver encore plus tôt à l’aéroport… Après, la question est de savoir contre qui les usagers dirigeraient leur colère. Probablement contre les terroristes. Cela dit, si un nouvel attentat se produit à l’intérieur d’un aéroport, les gens demanderont plus de sécurité et voudront que leurs gouvernements agissent. Dans ce cas, les gens pourraient accepter plus facilement les contrôles de passeport. Ma fille, qui est députée européenne, me dit qu’à Strasbourg les contrôles ont été restaurés de manière quasi permanente. 

A. J. — Craignez-vous que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ait un impact négatif sur le transport aérien des Vingt-Sept ?

S. K. — Le Royaume-Uni a toujours été isolé. Il n’est pas dans l’espace Schengen. Votre passeport est contrôlé à l’arrivée dans les aéroports britanniques et au départ de l’Eurostar, avec des -procédures accélérées pour les détenteurs de passeport biométrique. Cela dit, je crois que le tourisme en provenance ou à destination du Royaume-Uni diminuera. Si des citoyens européens veulent faire une excursion quelque part en Europe, le temps d’un week-end, je peux imaginer qu’ils choisiront moins souvent Londres qu’avant. Il y a une sorte de frustration, voire de ressentiment, à l’encontre des Britanniques, en raison du Brexit, sur le mode : « Vous voulez vivre dans votre coin ? Très bien, faites-le mais ne comptez plus sur nous. ».