Politique Internationale — Quels parallèles peut-on dresser entre le monde de l’aéroport et le monde du numérique ?
Benoît Thieulin — On peut mettre pas mal de concepts liés aux connexions aéroportuaires en relation avec le développement du digital. Le fait que le mot hub ait un sens très fort dans ces deux mondes ne relève probablement pas du hasard. J’en veux pour preuve cette autre similitude : comme un réseau de télécommunications, un réseau aéroportuaire brouille les distances en rapprochant certains points. Et cela, jusqu’à recomposer un territoire qui fait fi de la géographie. Quand vous êtes dans un accélérateur à Dakar — ville connectée — vous êtes parfois plus proches de New York que d’un village de la Casamance. On ressent le même effet dans le monde des villes aéroportuaires avec une proximité de facto et une ressemblance des gens, des usages et des codes.
Tous les aéroports ont, par exemple, adopté le standard de la « ligne jaune » dans les files d’attente, afin d’éviter que la personne présente au guichet soit « collée » par celle qui la suit. C’est un trait commun qui rapproche les aéroports les uns des autres. Le monde digital et le monde aéroportuaire participent tous deux à la recomposition d’un nouveau type de territoire, par le jeu de l’accélération des échanges et des proximités qu’ils créent.
Les échanges aéroportuaires, comme les réseaux de communications mobiles, permettent enfin de mettre en place des réseaux par points, sans infrastructures techniques lourdes et continues. On le voit dans les pays émergents où les infrastructures physiques qui ont fait le monde d’hier ne sont pas forcément très présentes. On peut construire un aéroport au fin fond de l’Afrique sans autoroute, comme on peut mettre en place une connexion Internet dans un village de Côte d’Ivoire sans réseau électrique moyennant des investissements relativement faibles.
P. I. — L’aéroport est souvent vu comme un territoire d’expérimentations. Est-ce aussi le cas pour la transformation -numérique ?
B. T. — De nombreuses caractéristiques font de l’aéroport un laboratoire propice à l’expérimentation. Tout d’abord, il concentre des usagers d’horizons différents dans un lieu confiné pendant plusieurs heures. Lorsque nous voyageons vers un endroit inconnu, nous sommes en mode « découverte ». Et quand nous sommes en attente dans un espace clos, nous sommes en mode « consumériste ». La posture d’un usager du transport aérien est donc par nature soit de découverte, soit de consommation. C’est évidement un ressort très puissant pour tester de nouveaux services et usages.
L’aéroport possède aussi une appétence technologique, voire high-tech, qui favorise la transformation digitale. La révolution numérique actuelle est le fruit d’une alchimie entre des enjeux technologiques et des usages sociaux.
Par son côté hyper-compétitif et hyper-fluide, avec des échanges permanents, le monde aéroportuaire, comme celui du numérique, joue un rôle d’accélérateur de l’innovation. Le transport aérien est l’une des premières grandes places de marché qui se soient constituées sur Internet. Les comparateurs de prix y sont arrivés très tôt et les agences de voyages ont été l’un des premiers secteurs économiques à souffrir de la désintermédiation par le numérique.
Depuis le début de la vague terroriste, l’aéroport a enfin été confronté de plein fouet à des enjeux de sécurité, auxquels l’aviation civile a apporté une réponse essentiellement technologique.
P. I. — Quels sont les services développés ou expérimentés par le monde aéroportuaire (au sein de l’aérogare ou de la ville aéroportuaire) qui pourraient être étendus aux autres centres urbains ?
B. T. — L’aéroport est à l’avant-garde de la réflexion sur la gestion des flux. Tempelhof à Berlin, qui a été le premier aéroport à séparer les flux d’arrivée et de départ dans les années 1930, montre que ce besoin d’organisation s’est fait jour très en amont, sous l’effet d’une double contrainte : une concentration élevée de personnes et des enjeux de circulation forts. Puis les portiques ont fait leur apparition dans les gares. On peut également citer le système Parafe (Passage automatisé rapide aux frontières extérieures), mis en place dans les aéroports de Paris et Marseille à partir de 2009, qui a permis d’améliorer la digitalisation des contrôles. Il est clair que ces outils, testés dans le laboratoire qu’est l’aéroport, ont vocation à se généraliser.
Parmi les innovations plus grand public, il y a l’arrosage en wi-fi des aéroports. Mais la connexion à ces infrastructures me paraît tellement évidente que j’ai tendance à ne pas y voir une énorme innovation, même si les aéroports ont été précurseurs en la matière. Il y a aussi la dématérialisation des tickets ou l’enregistrement en ligne. Mais ce n’est peut-être pas le domaine où le transport aérien a été le plus en avance, notamment par rapport au train.
Connecter et dématérialiser sont les deux prérequis pour basculer dans un monde digital. On ne peut donc pas les regarder comme des innovations incroyables. Ce sont juste les premières marches.
P. I. — À court ou moyen terme, quels nouveaux outils ou services basés sur le numérique pourraient faire leur apparition dans le monde aéroportuaire, qu’il s’agisse d’innover ou de rattraper un retard ?
B. T. — Le développement le plus intéressant à suivre dans les prochaines années sera très certainement la gestion des flux. Ce lieu confiné et arrosé de wi-fi qu’est l’aéroport sera capable de faire de la gestion ciblée, individualisée, en quasi-temps réel, d’usagers sur un territoire. Il pourra les identifier et les localiser afin de leur offrir de la plus-value en termes de temps et de fluidité : il pourra les envoyer sur tel poste de contrôle plutôt que sur tel autre, les alerter au bon moment pour l’embarquement, etc.
Avant d’embarquer, vous devez franchir un certain nombre d’étapes : enregistrer vos bagages, passer les contrôles, etc. Aujourd’hui, ces formalités prennent plusieurs heures. L’objectif est d’alléger ces points de friction grâce à la dématérialisation, la personnalisation et l’hyper-ciblage. Tous ne seront pas supprimés mais, globalement, les passagers verront leur parcours réduit et simplifié. On dégagera ainsi des marges de temps qui pourront être consacrées à autre chose.
Chaque jour, des milliers de gens auront une heure ou deux à passer dans l’aéroport. La question est de savoir comment faire pour leur permettre de vivre des expériences intéressantes, curieuses, plaisantes au sein d’un environnement contraint en termes de temps et d’espace. La consommation est évidemment l’une des possibilités. Il y a quinze ans, on pouvait acheter du parfum, des cigarettes et du whisky. Aujourd’hui, on peut s’attabler dans un bon restaurant, se procurer un médicament ou un livre. Des réflexions sont actuellement menées sur une diversification des types d’usages : musées, lieux de rencontre, etc.
Nous en sommes encore à la préhistoire de ce mouvement. Alors que les aéroports sont devenus des villes miniatures, il est anormal qu’on ne puisse y profiter que d’une toute petite partie de ce qu’offre la « ville ».
P. I. — En matière de transformation digitale, les aéroports sont-ils tous au même niveau ? Leurs différences sont-elles liées au niveau technologique des villes qu’ils desservent ?
B. T. — Il est évident que les disparités technologiques s’expliquent parfois par des facteurs extra-aéroportuaires. Les aéroports de Corée du Sud ou de Chine, par exemple, sont plus en pointe que ceux d’Europe occidentale, et cela pour trois raisons principales.
Quand vous n’avez pas d’infrastructures et que vous vous en dotez, vous optez forcément pour les dernières innovations technologiques. Il est, en revanche, plus compliqué de moderniser un aéroport vieux de cinquante ans. Le terminal construit cette année à Shenzhen comprendra des perfectionnements dernier cri que Dallas mettra du temps adopter.
C’est aussi lié à la date d’entrée dans la société de consommation. Le rapport à la consommation n’est pas tout à fait le même en Corée du Sud ou en Chine, qui en ont adopté récemment les codes, qu’en Occident, où ils sont intégrés depuis deux ou trois générations. La propension à la curiosité liée à l’innovation est plus forte dans une société nouvellement consumériste.
Le troisième facteur est la démographie. Une population jeune est plus encline à essayer de nouveaux types d’usages qu’une population vieillissante.
À moyens relativement égaux, on observe néanmoins un nivellement très important — plutôt par le haut — des aéroports entre eux. Une nouvelle pratique apparue à Sydney se diffusera assez rapidement dans les autres aéroports grâce à l’hyper-connexion, l’hyper-fluidité et l’hyper-compétitivité des plateformes entre elles.
P. I. — La transformation numérique contribue-t-elle à la mondialisation du transport aérien ?
B. T. — Ces trente dernières années de mondialisation ont vu l’accélération du développement de certains pays, notamment en Asie et au Moyen-Orient. Ce qui a eu pour effet de faire entrer des populations de façon massive dans le flux aérien, sans qu’elles aient eu le temps de digérer les codes culturels et sociaux nécessaires pour profiter pleinement de l’expérience du transport aérien.
Avec l’explosion du trafic, des masses de passagers, qui ne possèdent ni la culture ni la langue des endroits où ils arrivent, se retrouvent comme des extraterrestres. Le nombre de Chinois qui voyagent hors de leurs pays sans parler un mot d’une langue étrangère est ainsi bien plus élevé que le nombre d’Européens qui découvraient le transport aérien dans les années 1960.
Même si l’aéroport est un sas de décompression avec des codes très standardisés, on ne peut pas faire de signalétique en dix langues. Certes, le chinois commence à faire son apparition un peu partout, mais la question va se poser pour d’autres langues. Sans oublier que la signalétique est le minimum que l’on puisse offrir à des gens qui découvrent une nouvelle culture, d’autres usages et qui ne sont pas préparés à une telle aventure.
Le numérique va venir en accompagnement de ces populations. Il peut aider à gérer leur accueil de manière conviviale, personnalisée, qualitative avec de la traduction adaptée, du guidage pas à pas, de la prévention, etc. Ce problème, qui atteint des proportions inédites, représente un gisement d’innovations très important, en particulier dans les aéroports.
P. I. — La transformation numérique peut-elle avoir un impact négatif sur l’expérience passager ?
B. T. — C’est un sujet qui ne concerne pas que les aéroports. La dématérialisation contribue à automatiser des services ou des procédures — donner un coup de tampon, valider un billet, etc. — qui peuvent être des points de référence pour un usager un peu désorienté dans un parcours complexe, mais dont la valeur ajoutée reste faible. Ces gains de productivité sont une chance, car ils permettent d’affecter des ressources ailleurs.
La digitalisation et la dématérialisation peuvent déboucher sur une déshumanisation totale. Il faut donc penser à l’accompagnement. Typiquement, les services d’enregistrement numérique en borne permettent un service fluide et rapide, mais en général une hôtesse se tient à côté pour former les gens à cette grammaire qu’ils ne connaissent pas. Même si l’usage des tablettes ou des portables nous entraîne à ce genre d’exercice, certaines personnes peuvent rencontrer des difficultés. Sans compter que des problèmes peuvent surgir, comme un ticket non reconnu. Mais, globalement, malgré ces petits désagréments, les perspectives sont encourageantes et je ne suis pas très inquiet pour les aéroports.
Les questions liées à surveillance me paraissent plus sensibles. Par nature, l’aéroport est déjà un lieu de surveillance. L’innovation digitale — y compris celle qui vise à faire gagner du temps, comme l’identification faciale sans point de contrôle — va mettre le passager dans une position d’hyper-surveillance. À tout moment, on saura où vous vous trouvez.
C’est une opportunité incroyable pour améliorer les usages et les services, sur les parcours passagers et en inventer de nouveaux. Mais elle a un corollaire terrible : il y aura peu d’endroits au monde où nos faits et gestes seront à ce point scrutés. Cette surveillance continue permettra de savoir en permanence qui vous êtes et ce que vous êtes.
Cela doit nous conduire à une réflexion éthique sur les limites à fixer, sur les retours faits aux usagers à propos des données -collectées, etc. Par exemple, combien de temps va-t-on conserver les données collectées ? Comme je suis épié en continu — pour des raisons normales de lutte contre le terrorisme —, on va savoir que j’ai passé quinze minutes dans un musée ou que j’ai effectué tel achat. Je peux raisonnablement estimer qu’au moment où je décolle, l’essentiel de ces données doivent être effacées. De même, je n’ai pas nécessairement envie que l’opérateur aéroportuaire puisse utiliser ces informations dans un but de ciblage -commercial.
Nous devons encadrer ce qui est fait et savoir ce qui est fait. Non seulement parce que nous ne sommes jamais à l’abri d’une dérive vers une société de contrôle fort, mais aussi parce que l’ambiguïté et le non-dit sont eux-mêmes des freins à l’adoption des nouveaux usages.
Si nous voulons jouer la carte de l’aéroport laboratoire jusqu’au bout, nous devons immerger les usagers dans un environnement d’observation poussée tout en nous engageant à dire ce que nous faisons et à poser des limites. C’est une condition absolument nécessaire pour mettre l’usager dans des conditions optimales afin qu’il puisse explorer tout le potentiel de l’innovation.
P. I. — Comment la transformation numérique des aéroports et de leurs territoires se traduit-elle en termes d’emploi ? Va-t-on vers une réorganisation du travail, la création de nouveaux métiers, la disparition d’autres, etc. ?
B. T. — L’humanité a deux défis devant elle : la transition écologique et la transformation numérique. Le monde connaît des changements d’une ampleur sans précédent. Ce que nous vivons est beaucoup plus qu’une révolution industrielle ; c’est une révolution culturelle et cognitive, probablement sans précédent depuis l’invention de l’imprimerie. Et, qui plus est, concentrée sur quelques générations seulement.
Partant de là, la révolution numérique est-elle purement schumpétérienne ? Est-ce qu’elle détruit autant qu’elle crée ? Je pense que non. Les débats académiques sont assez unanimes en ce sens. Nous n’allons pas forcément faire face à de la destruction d’emplois, mais à des reconfigurations du marché du travail.
De nombreuses fonctions seront supprimées, probablement pas de la même manière qu’au moment de la vague de robotisation des années 1970-80-90. À l’époque, c’étaient les cols bleus qui avaient souffert de l’irruption des machines dans le monde du travail. Désormais, ce sont les cols blancs. Cette catégorie regroupe des populations assez diverses. Un policier qui contrôlait une personne via la consultation d’une base de données, mais aussi en faisant jouer son sens de l’observation et son intuition, sera remplacé d’ici cinq à dix ans par de la détection faciale et des algorithmes. Et cela sera bien plus efficace. Les compagnies d’assurance utilisent des logiciels capables de détecter les déclarations de sinistres fausses ou erronées au téléphone, avec des taux de fiabilité impressionnants. L’automatisation, et pas seulement la dématérialisation, des services va permettre d’améliorer leur qualité.
En contrepartie, de nouveaux types de besoins et de services à plus forte valeur ajoutée apparaîtront. Et une translation s’opérera des anciens vers les nouveaux. C’est peut-être là où les aéroports tireront leur épingle du jeu mieux que d’autres. Dans ces mini-villes, où se concentrent un grand nombre de personnes, l’émancipation due au digital va susciter une vague de création de nouveaux usages.
L’aéroport n’est plus un endroit où l’on fait la queue pour embarquer dans un avion. Depuis cinquante ans, il s’est énormément sophistiqué et cette tendance est appelée à durer. Jusqu’au jour où il deviendra un lieu où l’on viendra pour travailler, échanger, s’informer, se divertir…