Politique Internationale — Qu’est ce qui distingue un aéroport d’un autre bâtiment de grande taille ou d’un autre lieu de passage, comme une gare ou un port ?
Paul Andreu — La principale caractéristique de l’aéroport, c’est que c’est un lieu de passage. On range les bâtiments en deux grandes catégories : ceux où nous nous tenons comme les maisons, les appartements, les bureaux ; et ceux que nous ne faisons que traverser. Par essence, les gares, les aérogares, les gares routières sont des bâtiments où l’on ne vit pas mais que l’on traverse. C’est le cas de tous ceux qui sont liés au transport, mais aussi à certains commerces. Il y a donc une architecture du mouvement et une architecture du séjour, qui s’opposent. Renzo Piano (1) m’a dit un jour : « Tu es l’architecte du mouvement », ce que j’ai pris pour un grand compliment.
Deuxième caractéristique : les aérogares sont devenus d’énormes bâtiments, parmi les plus grands bâtiments unitaires au monde, avec tous les problèmes techniques que cela implique. Ce sont des diplodocus qui vivent aux côtés d’une faune de plus petite taille.
Troisième caractéristique : l’aéroport mène à l’avion et à son domaine. C’est le lieu où l’on quitte le transport terrestre pour accéder au transport aérien. Au début de ma carrière, 3 % des gens effectuaient 97 % des voyages. Je ne connais pas les chiffres d’aujourd’hui, mais il est évident que le nombre de passagers a considérablement augmenté. Le transport aérien s’est généralisé, ce qui ne l’a pas empêché de conserver ce caractère très particulier. Il ne faut pas banaliser les points de passage et de rencontre que sont les aéroports, avec les rites qui y sont associés.
P. I. — Qu’est ce qui rend ce passage si particulier ?
P. A. — Au moment de la conception du Terminal 1 de Roissy (2), nous avions chargé un cabinet de sociologues ayant une approche psychanalytique de se pencher sur ce phénomène. Cette étude nous avait renvoyés au mythe d’Icare : il est interdit de voler. Nous ne sommes pas faits pour ça et nous bravons donc un interdit avec un double résultat : nous sommes très fiers de mener à bien cette ambition humaine et, en même temps, nous restons dans le tabou.
Cette grille de lecture permettait d’entrevoir une très large variété d’attitudes en fonction de la fréquentation. Le passager qui prenait rarement l’avion était dopé par le plaisir de la transgression. Il était de bonne humeur et ne faisait attention à rien, pas même à la signalisation. Le passager fréquent, au contraire, était très sensible aux aspects négatifs de cet interdit et avait peur d’une sanction. Même s’il le niait, il était plutôt nerveux, voire agressif. Je pense que cela reste vrai, bien que l’avion reste le moyen de transport le plus sûr au kilomètre parcouru.
Le transport aérien n’est pas anodin et ne le deviendra jamais tout à fait. Cette réalité est indissociable des aéroports, soit parce que nous en tenons compte, soit par ce que nous voulons frénétiquement l’oublier.
P. I. — Souvent vue comme futuriste, l’architecture aéroportuaire est-elle un genre à part ?
P. A. — Les aéroports sont des bâtiments qui ne disposent pas d’une longue histoire chargée de références. Nous pouvons les raccorder à d’autres éléments comme le chemin de fer ou les ports, mais ils restent relativement récents. Les premières aérogares ont à peine 100 ans. Dans le temps, je calculais que les aéroports avaient 70 ans et que j’en avais couverts 35 !
Lorsque nous avons conçu les premières aérogares, nous avons imité les constructions des terminaux maritimes. Le vieil aéroport du Bourget, comme un certain nombre d’aéroports aux États-Unis, est calqué sur un terminal de port. Nous avons même repris le vocabulaire : le quai, la jetée, etc. Puis l’aéroport est devenu un bâtiment bien plus spécifique du fait de son contact avec l’avion.
Après ça, il s’agissait de savoir si les aéroports étaient des bâtiments de services, fonctionnels, modifiables et aussi simples que possible, ou au contraire des portes vers les pays et les villes, chargées de symboles et de messages. De tout temps, les portes ont connu ce double aspect, avec un dialogue entre la -fonctionnalité absolument pure et le symbole. C’est exactement la même chose pour les aéroports.
P. I. — Peut-on distinguer de grandes tendances en matière -d’architecture aéroportuaire ?
P. A. — Toutes les évolutions techniques, mais aussi la plupart des évolutions architecturales comportent une phase primitive où l’on bricole à partir de ce que l’on a déjà. À cette phase succède habituellement une phase de création turbulente, durant laquelle on ne veut faire que du nouveau. Puis une phase de développement technique avec une fixation autour d’un concept raisonnable, que l’on a défini et qui se diffuse. Peu à peu, on s’éloigne de la recherche conceptuelle. Mais régulièrement, on bute sur une impossibilité ou on cède à un désir puissant et l’évolution reprend.
Lorsque l’automobile est née, on a inventé dix manières de fabriquer des moteurs. Finalement, seul un nombre extrêmement réduit de modèles ont perduré. Ce n’est que depuis quelques années, avec l’émergence de la voiture électrique, que l’offre se diversifie à nouveau.
Il s’est passé la même chose avec les aéroports. Leur architecture est devenue moins intéressante parce que le concept s’est généralisé. Aujourd’hui, presque tous les projets comprennent un nombre limité de niveaux, avec les arrivées et les départs bien séparés, sur une grande étendue, avec tous les avions au contact, des tapis roulants et, de temps en temps, un train automatique pour les transports internes. Finalement, l’architecture visible se limite au toit. La recherche devient donc très formelle et il est très rare que le concept reprenne le dessus. Le déchaînement créatif ne se fait plus que sur l’emballage. Ce n’est pas forcément négatif, mais c’est autre chose. Il va peut-être falloir revenir à un peu plus de réflexion.
P. I. — Quelles ont été les grandes étapes de cette évolution ?
P. A. — Il y a eu une période que j’ai adorée durant laquelle tout le monde cherchait quel concept adopter pour organiser ce passage du transport terrestre à l’aérien, faciliter le transit, diminuer la pénibilité, etc. Le maître mot était alors la « facilitation ».
L’arrivée des Boeing 747, en 1970, a bouleversé les aérogares, avec des masses compactes de passagers à traiter. Des problèmes de taille et d’organisation se sont posés. Tout le monde cherchait à réduire le temps passé dans les aérogares et à rendre cette attente plus agréable. Cette préoccupation s’est traduite notamment par la mécanisation des transports internes afin de faire face à l’éclatement des dimensions, avec des bâtiments qui passaient de quelques centaines de mètres à plus d’un kilomètre. À l’époque, nous estimions qu’un déplacement de 400 mètres était difficilement supportable. Aujourd’hui, nous considérons qu’il est presque normal de parcourir plus de 1 600 mètres. C’est un changement extraordinaire dans la conception.
Dans les années 1980, les aéroports sont devenus des hubs, ou du moins ont prétendu le devenir. Les avions se sont mis à arriver de tous les côtés en même temps, et les passagers à transiter d’un bord à l’autre. Il fallait donc pouvoir accueillir un grand nombre d’appareils au même moment avec des connexions faciles et rapides pour les voyageurs. Toutes les aérogares ont alors adopté ce modèle. Par la suite, ce mode de fonctionnement a été considérablement été alourdi par la sûreté, qui fut une modification fondamentale.
P. I. — Comment les différentes étapes que vous décrivez se sont-elles déroulées dans les terminaux de Paris-CDG ?
P. A. — Avec le Terminal 1 de Roissy, nous avons voulu rassembler une certaine quantité de trafic, diminuer au maximum la pénibilité pour les passagers et donner une image assez pure à cet ensemble en mettant les parkings, les passagers et les avions à la vue des gens. Il était important de montrer que cette aérogare avait quelque chose de dense, de signifiant.
Le problème était d’amener les compagnies à accepter ce modèle. Un déménagement n’est jamais simple. Des grands aéroports comme Montréal-Mirabel ne s’en sont jamais remis. Pour Aéroports de Paris, le discours a été de dire : « Nous vous offrons quelque chose de nouveau, dans une masse qui justifie que le centre de gravité des aéroports se déplace. » Air France a joué le jeu et participé très activement, ce qui a été déterminant.
L’histoire du Terminal 2 (3) est radicalement différente. Air France, qui en était le client principal et qui représentait la moitié du trafic de l’aéroport, n’envisageait pas de se répartir dans deux aérogares différentes. La compagnie voulait disposer d’une seule aérogare pour l’ensemble de son trafic et donner ainsi une image claire à l’intérieur de l’aéroport. D’un autre côté, ni Aéroports de Paris ni Air France n’avaient les moyens de construire une énorme aérogare de 20 ou 30 millions de passagers, ce qui n’aurait d’ailleurs pas été suffisant à terme.
Nous avons donc conçu une aérogare par éléments. Elle devait commencer avec un trafic de 10 millions de passagers avant de se développer au-delà de 30 millions (4). Le défi consistait à conduire le chantier en plusieurs phases cohérentes et à créer une organicité par adjonction d’éléments.
Certains aéroports, notamment les grands aéroports asiatiques et moyen-orientaux, ont sauté une étape et sont passés directement à d’énormes aérogares de 30 millions de passagers. C’est le cas de Singapour, où de très vastes aérogares ont été aménagées autour d’une unité centrale. Il est prévu de leur adjoindre un Terminal 5 qui sera aussi grand que tout ce qui a été fait jusqu’à présent (5). Pékin et Hong Kong sont également dans cette logique.
P. I. — Quelles sont les tendances pour les années à venir ?
P. A. — La tendance actuelle est à la recherche des grands volumes. Il y a deux raisons à cela : jusqu’à une certaine limite, dont nous pouvons discuter, il est plus agréable d’évoluer dans un grand espace. On peut aussi penser qu’un grand volume est plus adaptable, même si ce n’est pas toujours le cas
La facilitation n’est plus le problème. Il arrive même que des parcours soient allongés de 400 mètres ou que des tapis roulants soient supprimés afin de contraindre les passagers à traverser des zones commerciales. La rapidité n’est plus un dogme non plus, ne serait-ce que parce que les contrôles de sécurité sont devenus très contraignants. Ils ont gagné en efficacité, mais les files d’attente bouchonnent souvent. Il faut aussi laisser du temps disponible pour le shopping. C’est pourquoi les gens sont convoqués plus tôt à l’aéroport.
Ces changements s’inscrivent dans un mouvement global. Autrefois, les commerces servaient à faire passer le temps, et la consommation, essentiellement symbolique, portait sur des articles de mode, des produits de luxe et les fameuses détaxes. Maintenant, tout devient centre commercial : les aérogares, les gares, etc.
On m’a souvent reproché de réserver une place trop restreinte aux commerces en m’assurant que c’est que veulent les passagers avant tout. Admettons. C’est vrai, je ne suis pas pour l’envahissement des aérogares, tout comme je ne suis pas convaincu que les passagers ne soient pas avant tout intéressés par le confort et la rapidité des trajets. Mais je ne suis pas non plus pour dicter la vie des gens d’une manière ou d’une autre. Les bons bâtiments sont ceux où l’on grandit, où l’on développe ses propres sentiments, ses propres idées…
Ce qui viendra après ces diplodocus ? Nous verrons. Il n’y a pas de vérité, il y a une adaptation aux conditions du moment.
P. I. — Existe-il des différences marquées entre les continents et les zones géographiques ?
P. A. — Je me suis beaucoup battu contre la tendance qui voulait des aéroports modulaires reproductibles partout, comme l’avion ou la voiture. L’avion est un objet technique. Il n’y a pas d’avion de style français ou américain. L’aéroport est au contraire un objet culturel, enraciné dans le sol par nombre de paramètres. C’est de l’architecture.
Il ne s’agit pas d’y intégrer des formes symboliques comme des colonnes ioniques. Cela ne rimerait à rien. Mais nous avons culturellement des rapports à l’espace différents. Dans certains pays, on admet que l’ambiance sonore soit élevée ; dans d’autres on a horreur de ça. Il ne faut pas exagérer ces spécificités, mais nous devons les prendre en considération.
Un autre facteur de différenciation — évident — est bien sûr le climat. La quantité de lumière, l’agressivité qu’elle peut avoir ou la pluie sont autant de facteurs que l’architecte intègre.
Il faut aussi tenir compte du degré d’avancement technique du pays, du niveau de la construction sur place. Dans mes bâtiments en Chine, par exemple, j’ai profité de ce moment très particulier où la main-d’œuvre n’était pas chère et où la technique prenait son envol. Nous avons connu un mouvement analogue en Europe au XIXe siècle, avec l’arrivée sur le marché du travail d’ouvriers anciens tailleurs de pierre et l’apparition des structures métalliques. Ces moments de transition, durant lesquels l’architecture change et prend des expressions nouvelles, sont formidables. La Chine avait cette chance.
P. I. — La part de liberté de l’architecte tend-elle à diminuer ou à s’accroître ?
P. A. — La liberté de la création ne consiste pas à étaler son ego, à épater le bourgeois ou à se prendre pour Dieu le père. La vraie création consiste à ajouter au monde quelque chose qui n’existait pas. Par nature, elle commence par déranger l’ordre établi avant de s’y incorporer. Puis c’est au tour de quelqu’un d’autre de déranger cet ordre.
Cette liberté-là continue d’exister. Elle n’est pas forcément condamnée parce que le budget est faible ou que les clients sont autoritaires. Elle peut aussi se dissimuler derrière d’autres choses. Pendant des années, j’ai passé mon temps à justifier mes bâtiments, mais je n’ai jamais dit « c’est beau, c’est bien ». J’ai toujours expliqué que « cela marcherait bien », que « cela répondait aux données économiques » ou que « cela correspondait à telle ou telle aspiration ». Pourtant, au fond de moi, j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose d’autre, dont je ne savais pas parler, une réalité sur laquelle je ne savais pas communiquer, mais qui était importante. À la fin les gens finissaient par la voir, mais pas de la même manière que si je leur en avais parlé avant. C’était quelque chose que nous partagions. Comme un livre, chaque aérogare est un prototype qui présente un aspect imprévisible, -incontrôlable qu’il faut conserver.
P. I. — Existe-t-il une compétition informelle, sur le plan architectural, entre les grands aéroports ?
P. A. — Je ne pense pas que la performance fondamentale — « comment on prend l’avion » — soit au cœur de la compétition. Elle est de plus en plus semblable d’un aéroport à l’autre, sauf pour quelques services spéciaux dédiés aux passagers de certaines classes. Les centres commerciaux sont, eux aussi, en voie d’uniformisation.
Les volumes ont, pendant un temps, été un critère très important. Les grands aéroports asiatiques ont apporté quelque chose de nouveau, notamment ceux de l’architecte britannique Norman Foster (6). Non pas qu’on y prenne l’avion mieux qu’ailleurs, mais la dilatation des dimensions entraîne un positionnement dans l’espace très différent.
La compétition porte également sur l’image. Cette image est compliquée, car les aéroports sont des objets d’une telle taille qu’ils résistent à la vue dite « iconique ». Autant nous pouvons embrasser l’opéra de Sydney d’un seul regard, autant c’est impossible pour le Terminal 2 de Roissy. L’aéroport s’impose comme une séquence intermédiaire entre le bâtiment classique et le -paysage.
Donc, oui, il y a une compétition, mais je ne sais plus très bien où elle se situe. Je crains qu’elle ne soit devenue terriblement superficielle. Pour moi, l’un des critères de l’architecture est la cohérence. Tous les éléments d’un même bâtiment doivent être cohérents entre eux et ne pas partir dans tous les sens. Il ne s’agit pas de poser un habillage un peu factice sur des structures banales.
P. I. — Comment un aéroport contribue-t-il à la renommée de la ville qu’il dessert ? Peut-il en être un des symboles ?
P. A. — Un aéroport peut acquérir valeur de symbole s’il est consistant et cohérent avec les aspirations des gens. C’est ce que j’avais dit aux responsables politiques lors de la construction de l’aéroport de Shanghai Pudong (7). D’un côté, ils voulaient construire une ville nouvelle en face de Shanghai, avec des -aménagements et des plantations pour l’en différencier. De l’autre, ils ne me laissaient pas trois hectares pour planter sur l’aéroport ! Cela n’avait pas sens : en arrivant à l’aéroport, on devait savoir que ce n’était pas Shanghai. J’ai donc fait des jardins intérieurs et un bassin d’eau sur lequel on circule avant de prendre l’avion. Ces espaces ont donné une consistance à l’ensemble. Cela contribue à créer une dimension symbolique.
Pour devenir un symbole, un bâtiment doit aussi durer dans le temps. Prenez la porte Saint-Denis à Paris. On ne la démolit pas alors qu’elle crée des embouteillages horribles. On devrait montrer cette porte à des exploitants d’aéroports pour leur faire comprendre ce qu’est un symbole, sa longévité culturelle et même sa nécessité. Encore faut-il s’entendre sur la signification du mot. À Shanghai Pudong, ils sont en train de multiplier les commerces à l’intérieur et de construire dans les jardins, au nom de cette même nécessité. On fait dire ce qu’on veut à la nécessité…
Surtout, un symbole ne se décide pas. Au moment où je me faisais engueuler par des Chinois à propos de l’opéra de Pékin, j’ai retrouvé un texte du grand architecte américain Frank Lloyd Wright sur l’opéra de Sydney (8). Il y raconte que tout le monde se battait contre le projet, arguant qu’il n’y avait rien d’australien là-dedans. Résultat : ce bâtiment est devenu le symbole de la ville, voire de l’Australie tout entière, alors qu’il loin d’être le meilleur opéra du monde d’un point de vue fonctionnel.
P. I. — En quoi un aéroport peut-il être représentatif de la ville à laquelle il appartient ?
P. A. — Les aéroports sont représentatifs de leur territoire car ils s’y sont enracinés. Je suis un fanatique du droit du sol. J’ai beaucoup travaillé en Chine. Chaque fois, je me réjouissais que le bâtiment soit conçu par un architecte français — d’abord parce que c’était moi, ensuite parce que je suis très attaché à la France et à la culture française — mais j’insistais sur le fait qu’il serait chinois. Le bâtiment se trouve en Chine, est bâti par des Chinois et respire l’air de la Chine : il est chinois.
Tout dépend ensuite de la manière dont ce bâtiment est adopté par les gens. Prenez un tableau de Van Gogh, peu importe le sujet : Arles, des jardins, des plantes, etc. À force de le regarder et de vous en imprégner, vous finissez par vous représenter ces paysages tels que Van Gogh les a dessinés, tels qu’ils les a restitués en se nourrissant des éléments d’un lieu. La représentation du peintre devient la vôtre. Elle modèle votre vision et votre façon de penser. C’est comme cela qu’une œuvre devient iconique.
Toutes les formes culturelles ne sont pas nécessairement des formes dites « cultivées ». Pour autant, afficher des tours Eiffel ou des photos de Paris sur chaque mur pour bien montrer qu’on est à Paris ne rime à rien. Lorsque nous avons ouvert le -Terminal 1 de Roissy, des types nous ont fait un long rapport pour expliquer qu’il fallait que la « francitude » s’y exprime. Bien sûr, nous n’avons jamais été capables de définir ce terme. Nous disions en rigolant que nous allions disposer des gens avec des bérets et des baguettes sous le bras dans toute l’aérogare. Il y a un renoncement, un aveu de faiblesse absolue à essayer de définir sa culture ainsi. Il faut relire Claude Lévi-Strauss : un Bororo qui met trois plumes d’arara ne devient pas un oiseau pour autant. Ce serait trop facile.
P. I. — La relation est-elle plus difficile à établir au fur et à mesure que les aéroports s’éloignent des centres-villes ?
P. A. — Il y a très longtemps, j’ai écrit un texte sur la ville éclatée et les problèmes qui en découlent. À un moment, nous avons sorti les universités de la ville, éjecté les centres commerciaux pour pouvoir s’y rendre en voiture, éloigné les moyens de transport parce qu’ils étaient bruyants. C’est ce qu’on a fait avec les -aéroports.
J’aime bien les théories transverses. Un ami médecin m’a dit un jour que quand le corps commence à aller mal, chaque fonction s’autonomise et ne travaille plus que pour elle-même. De même, lorsque la nourriture manque, les cellules d’un organisme multicellulaire sont capables de se séparer et de devenir autonomes. C’est le genre d’images que j’associe à la ville. Il est normal qu’elle se dissocie et qu’elle éclate. Mais quand et comment va-t-elle se recomposer ? Et doit-elle le faire ?
Ce désir de recomposition se retrouve à travers les villes factices. C’est-à-dire l’envie que nous avons de retrouver les vertus de la ville autour de l’hôpital ou de l’aéroport. Nous avons beaucoup parlé des aérovilles, mais ce ne sont jamais que des parties d’une ville qui se sont autonomisées, des pseudo-villes. Les aéroports, ces pauvres innocents, s’éloignent des centres-villes mais ils continueront à jouer leur rôle. Ils ne seront pas la ville. Je ne condamne rien, et ce n’est pas à moi de décider où sont le péché et la vertu là-dedans. Il est néanmoins permis de s’interroger : le concept de ville entendu comme une totalité est-il en en train de disparaître, d’éclater ou de muter ? Ce sont des questions qui ne sont pas pour une année électorale, je vous l’accorde…
(1) Architecte italien qui a, entre autres, conçu le centre Georges Pompidou à Paris.
(2) Le projet du Terminal 1 de Roissy a été entériné en 1964 et inauguré dix ans plus tard.
(3) Le premier hall du Terminal 2 a été inauguré en 1983.
(4) La capacité du Terminal 2 est aujourd’hui de l’ordre de 60 millions de passagers et devrait augmenter à la faveur des travaux de rénovation en cours.
(5) Ce nouveau Terminal, qui verra le jour dans une dizaine d’années, offrira une capacité de 50 millions de passagers. Elle viendra s’ajouter à celles de 66 millions de passagers des trois terminaux actuels et de 16 millions du quatrième qui doit ouvrir en 2017.
(6) Norman Foster a conçu l’aéroport international de Hong Kong et le terminal international de Beijing Capital à Pékin.
(7) L’aéroport de Shanghai Pudong a été inauguré en 1999.
(8) L’opéra de Sydney a été conçu par l’architecte danois Jorn Utzon à la fin des années 1950.