Le modèle de l’aerotropolis gagne du terrain à travers le monde. En 2017, plus d’une centaine de zones aéroportuaires s’en inspirent (voir http://ww.aerotropolis.com), dont celle de Paris-Charles-de-Gaulle.
Pour faire simple, une aerotropolis est une zone sub-urbaine dont les infrastructures, l’occupation des sols et l’économie sont centrées sur un aéroport — en gros, une ville dont le noyau est constitué par des pistes d’avion. La principale valeur ajoutée de ce modèle est qu’il offre aux entreprises une connexion rapide avec leurs fournisseurs, clients et partenaires, que ce soit au niveau national ou mondial, renforçant ainsi leur efficacité ainsi que celle de la région qui les accueille. Il se comporte également comme un aimant commercial et comme un pôle de croissance urbain qui attire à lui les entreprises liées au transport aérien et leurs prestataires de services, et encourage la construction de logements résidentiels. Ces différents acteurs se nourrissent les uns des autres et tirent parti de la proximité de l’aéroport.
Ce modèle est issu des recherches que j’ai menées à la fin des années 1980 et au début des années 1990 sur l’influence croissante du transport aérien sur l’implantation des centres d’affaires et le développement économique urbain. Je me suis intéressé à la mondialisation des chaînes d’approvisionnement à haute valeur ajoutée et fortement dépendantes du facteur temps, ainsi qu’à leur localisation autour de plateformes aéroportuaires qui offraient aux entreprises un accès rapide à leur fournisseurs, clients et partenaires éloignés (1).
On a constaté qu’une aerotropolis se formait lorsqu’un nombre important d’entreprises de ce type et de sociétés liées au transport aérien s’implantaient à proximité d’un grand -aéroport. Ces travaux ont montré que les entreprises de -l’aerotropolis — dont la plupart se rattachent aux secteurs des services de pointe, des hautes technologies et du tourisme (y compris le tourisme -médical) — -dépendent plus souvent de fournisseurs et de clients éloignés que celles qui sont situées dans l’agglomération environnante, voire dans le reste du pays. En apportant à ces entreprises — mondialisées et dépendantes du facteur temps — un accès aux trajets de longue distance, l’aerotropolis les aide à réduire leurs coûts, à accroître leur productivité et à étendre leurs marchés potentiels, leur permettant ainsi d’être plus compétitives et de participer plus efficacement à la division internationale du travail.
De la même manière, la multiplication des liaisons aériennes a pour effet de dynamiser et d’accroître l’activité commerciale de la zone en termes de biens et de services à haute valeur ajoutée. Ces routes aériennes se comportent à la manière d’un « internet physique » qui déplace rapidement les produits et les personnes d’un bout à l’autre de la planète, comme l’internet numérique le fait pour les données et l’information.
Illustration 1 : l’internet physique aérien mondial (plus de 76 000 lignes en 2016)
Source : Airline Route Mapper et Center for Air Commerce de l’université de Caroline du Nord
Les routeurs de cet internet physique sont les hubs aéroportuaires, qui jouent un rôle d’interfaces physiques, de points de contact entre le global et le local, pour la circulation des personnes et des produits. De nombreux aéroports fonctionnent comme des portes d’entrée locales et régionales pour toutes sortes de marchandises et de personnes : aussi bien des biomédicaments, des orchidées, des smartphones ou du thon pour sushis que des dirigeants d’entreprises internationales, des banquiers d’affaires ou des touristes étrangers. Leur double rôle de routage aérien et d’interfaçage global-local transforme ces aéroports en aimants -commerciaux et en catalyseurs économiques régionaux qui attirent, nourrissent et font croître les entreprises « aérianisées ».
Par « aérianisées », j’entends les entreprises et les industries dont les opérations s’appuient principalement sur la connectivité qu’apporte le transport aérien de passagers et de biens.
L’économie de l’aerotropolis
Les aéroports qui offrent un large choix de vols et de destinations, des liaisons fréquentes et une grande souplesse de réservation (c’est-à-dire ceux qui possèdent la connexion à internet la plus rapide et avec la bande passante la plus large) sont devenus des atouts considérables pour les entreprises et les agglomérations qui dépendent des « économies de vitesse » comme d’autres dépendent des économies d’échelle ou des économies d’envergure.
L’économie de l’aerotropolis, renforcée par des infrastructures multimodales de transport de surface et des liaisons aériennes efficaces, comprend l’ensemble des équipements logistiques et commerciaux qui soutiennent les entreprises aérianisées, le transport de marchandises et les millions de voyageurs qui transitent par l’aéroport chaque année. Elle recouvre, entre autres, le fret, les prestataires de services logistiques (3PL), l’entreposage et les plateformes de distribution, les hôtels, les lieux de détente et de bien-être, les centres de congrès et d’exposition, ainsi que les immeubles de bureaux, les centres commerciaux, les restaurants, les espaces de loisirs et de divertissement et les attractions touristiques.
De plus, l’aerotropolis attire une catégorie d’entreprises de services dont les dirigeants et les cadres voyagent fréquemment pour des destinations lointaines ou qui font venir leurs clients par voie aérienne pour des réunions de courte durée. Il s’agit de secteurs comme l’audit, l’architecture, l’ingénierie, le conseil, le droit des affaires, la finance internationale, le marketing ou les médias. Pour nombre d’employés de ces entreprises, le temps n’est pas seulement de l’argent, c’est aussi une monnaie.
Les sièges des grandes sociétés se déplacent eux aussi vers les zones aéroportuaires, que ce soit physiquement dans les -complexes de bureaux ou en utilisant les hôtels 4 ou 5 étoiles des aéroports comme des sièges virtuels où les cadres géographiquement dispersés se retrouvent pour des séminaires de vente, des contacts clientèle, des réunions de direction ou des prises de décision de haut niveau, parfois sans même y passer une nuit. -L’aerotropolis optimise la connectivité longue distance des entreprises tout en minimisant les temps de transport locaux et les frais des dirigeants qui voyagent. Sans surprise, les chercheurs du -Massachusetts -Institute of Technology ont montré que plus de la moitié des sièges des sociétés du classement Fortune 500 sont situés à moins de 15 -kilomètres de hubs aéroportuaires -américains (2) alors que cette proportion ne s’élève qu’à 29 % pour la totalité des entreprises américaines. La zone de Las Colinas, située à l’est de l’aéroport international de Dallas-Fort Worth, héberge à elle seule cinq sièges de sociétés du classement Fortune 500 et neuf du -Fortune 1000.
L’accroissement des voyages aériens d’affaires et d’agrément a également eu un impact sur le secteur hôtelier. On compte plus de cinquante hôtels à moins de 4 kilomètres de l’aéroport Hartsfield-Jackson d’Atlanta, la concentration la plus élevée se situant à moins de 2,5 kilomètres de l’aéroport. Les zones aéroportuaires attirent aussi une large gamme de complexes médicaux, sportifs, de loisirs et de détente, ainsi que des halls d’exposition et des centres de congrès.
Cet afflux d’entreprises et de commerces contribue à faire des aéroports et de leurs environs des zones économiques à part entière, où aussi bien les voyageurs que les habitants font leurs courses, se rencontrent, échangent des informations, font des affaires, mangent, dorment et se divertissent. Une ville aéroportuaire se développe dans l’aéroport et à proximité immédiate de celui-ci. L’aéroport demeure le cœur économique multimodal et multifonctionnel de l’aerotropolis. C’est lui qui sert de point d’ancrage aux entreprises liées au transport aérien et qui soutient les échanges de biens et de services de haute valeur ajoutée dans toute la zone sub-urbaine.
La forme de l’aerotropolis
De la même manière qu’une métropole traditionnelle est constituée d’un centre ville et de banlieues dédiées à l’habitation, l’aerotropolis se compose en son centre d’un aéroport et, en périphérie, de couloirs et de clusters d’entreprises liées au transport aérien, flanqués des zones résidentielles. Certains de ces clusters peuvent être situés jusqu’à 30 kilomètres des hubs aéroportuaires les plus actifs, et les impacts économiques peuvent être mesurés jusqu’à 90 kilomètres.
Un schéma simplifié de l’aerotropolis avec la cite aéro-portuaire en son centre est présenté ci-dessous.
Illustrtaion 2 : schéma d’aerotropolis avec un aéroport comme noyau urbain
Aucune aerotropolis ne ressemblera exactement à ce schéma, mais nombre d’entre elles présentent des caractéristiques similaires. Ces caractéristiques apparaîtront plus clairement autour des aéroports les plus récents, à la périphérie d’aires urbaines qui ont été moins façonnées, au cours des décennies précédentes, par un développement indépendant du transport aérien.
L’aerotropolis est, de ce fait, un concept dynamique et tourné vers l’avenir plutôt qu’un modèle statique et transversal dont la forme reflète souvent le développement qu’a connu la zone bien avant que l’aviation et les aéroports n’assument leurs fonctions économiques actuelles. L’évolution de l’aerotropolis sera déterminée par une intégration plus poussée à l’échelle mondiale et par le besoin de vitesse que nourrit l’expansion continue du trafic aérien.
Les grands aéroports modèlent la géographie du business et le développement économique des villes au XXIe siècle de la même manière que les autoroutes l’ont fait au XXe, le chemin de fer au XIXe et les ports maritimes au XVIIIe. À mesure que nous avançons dans le XXIe siècle, leur impact sur les espaces économiques s’accroît et s’approfondit, aussi bien à l’échelle locale que mondiale. En devenant des pôles de croissance commerciale et économique, certaines zones aéroportuaires, comme celle de Las Colinas près de Dallas, rivalisent, pour la prédominance économique régionale, avec les villes qu’elles desservent. Les zones situées autour des aéroports de Schiphol d’Amsterdam, de Paris Charles de Gaulle, d’Incheon en Corée du Sud, de Chicago O’Hare et de Washington-Dulles sont elles aussi devenues des centres économiques internationaux. Il en va de même pour Dubaï et -Singapour, qui peuvent toutes deux être légitimement qualifiées de hubs aéroportuaires mondiaux rattachés à des cités-États. Elles se sont transformés, comme Hong Kong, en des aerotropolis à part entière.
Critiques et contrepoints
Le modèle aerotropolis et ses processus de développement ont suscité un certain nombre de critiques. Ses détracteurs ont pointé du doigt des problèmes environnementaux, sociaux et technologiques qui pourraient, selon eux, saper la viabilité à long terme du modèle. Les critiques environnementales portent sur le « pic pétrolier » (moment où la production de pétrole ne suffira plus à satisfaire la demande) qui limitera les perspectives du transport aérien sur lequel repose le modèle aerotropolis ; les émissions de carbone du transport aérien et son impact sur le climat ; et la disparition des terres agraires, des forêts et des espaces verts qui résulte de l’étalement urbain lié à l’aerotropolis.
Les critiques sociales reprennent bon nombre des reproches qu’on adressait jadis au phénomène de banlieusardisation. Outre les conséquences humaines de l’étalement urbain, nombreux sont ceux qui déplorent la dévitalisation des quartiers, l’uniformisation architecturale et le manque d’animation de ces aerotropolis qu’ils décrivent comme des endroits ennuyeux et sans âme, avec une accessibilité piétonne et une vie citadine limitées. Le bruit engendré par les avions est également souvent évoqué.
Les critiques technologiques soulignent les progrès des télécommunications, en particulier des vidéo-conférences, qui entraîneront le déclin des voyages d’affaires et peut-être même des voyages d’agrément. Les plus sceptiques insistent aussi sur l’émergence des technologies d’impression 3D, qui pourraient réduire les besoins en transport aérien pour les pièces, les composants ou les produits urgents, relativisant ainsi l’intérêt que représente la proximité d’un aéroport. Ils prédisent enfin la montée en puissance des trains à grande vitesse qui se substitueront à terme aux lignes aériennes, voyant là une évolution souhaitable.
Ces critiques ne manquent pas de bon sens, et méritent d’être prises en considération dans l’évaluation du modèle -d’aerotropolis. Chacune d’entre elles peut néanmoins être réfutée. Pour ce qui concerne le pic pétrolier, il n’existe pas de consensus quant à la date où il sera atteint. Les projections le repoussent sans cesse plus loin au fur et à mesure que l’on découvre de nouveaux gisements de pétrole et autres sources d’énergie fossiles, et qu’émergent de nouvelles techniques d’extraction et de production -d’énergie. Parallèlement, les avions s’améliorent : les matériaux sont plus légers, les moteurs moins gourmands et moins polluants. Des carburants alternatifs (non-fossiles) voient le jour, comme les biocarburants. D’après le World Resources Institute (Institut des ressources mondiales, think tank américain spécialisé dans les questions environnementales), le transport aérien n’est responsable que d’environ 2 % des émissions de gaz à effet de serre. Les biocarburants et les progrès de la construction aéronautique pourraient faire baisser ce pourcentage dans les décennies à venir, malgré l’augmentation attendue du trafic aérien.
La réduction de l’étalement urbain fait partie des objectifs de planification des aerotropolis. Elle passe par le développement de clusters séparés les uns des autres par des espaces verts. On aboutit ainsi à une redensification de la périphérie — un projet cher aux urbanistes depuis longtemps. Quant au recul des terres agricoles, c’est un faux problème : les gains de productivité dans l’agriculture sont tels que les États versent chaque année d’énormes subventions pour maintenir en jachère des surfaces autrefois cultivées afin de soutenir les prix à la production. Dans de nombreux pays, c’est même plutôt l’excès de terres agricoles et d’espaces verts qui pose problème. D’après le service de recherche économique du ministère américain de l’Agriculture, par exemple, seuls 5 % des près de 930 millions d’hectares de l’espace foncier du pays sont urbanisés, dont 36 millions d’hectares de zones urbaines et construites et 3,6 millions d’hectares occupés par des autoroutes, des voies ferrées et des aéroports dans l’Amérique rurale. Ces chiffres sont à comparer aux 272 millions d’hectares (30 %) de forêts ; 248 millions d’hectares (27 %) de prairies et pâturages ; 165 millions d’hectares (18 %) de terres agricoles ; et 127 millions d’hectares (14%) essentiellement constitués des zones protégées dans les parcs ruraux et les réserves naturelles.
Les critiques sociales (l’architecture médiocre, l’absence de vie de quartier, le manque d’animation et d’accessibilité piétonne des quartiers à usage mixte, résidentiel et commercial) renvoient plus à des problèmes de conception de ces zones de vie en communauté qu’à des défauts inhérents au modèle de développement de l’aerotropolis. Classiquement, l’aerotropolis recouvre une vaste zone sub-urbaine, qui offre aux urbanistes et aux architectes la possibilité d’implanter, d’aménager et de concevoir des pôles de compétitivité pluridisciplinaires qui soient attractifs du point de vue matériel et en termes d’interactions. À l’abri des nuisances sonores, ils s’inscrivent dans une démarche de développement durable reposant sur de nouveaux concepts urbanistiques et des principes de croissance raisonnée. Développement de l’aerotropolis et croissance urbaine raisonnée ne se contredisent pas nécessairement ; ces deux processus peuvent et doivent aller de pair.
Quant aux progrès des télécommunications qui tendent à se substituer aux voyages aériens, il s’agit indéniablement d’une réalité. L’histoire moderne montre néanmoins que chaque progrès technologique en matière de communication s’est accompagné, voire a favorisé un accroissement de la mobilité humaine sur de longues distances. Les technologies actuelles des réseaux sociaux aboutissent à la prolifération de contacts virtuels entre personnes qui partagent les mêmes centres d’intérêt, nombre d’entre elles étant séparées par des milliers, voire des dizaines de milliers de kilomètres. Il suffit qu’une infime fraction de ces amis virtuels écrivent « rencontrons-nous » pour que le transport aérien connaisse un boom considérable.
L’impression 3D dispose d’un formidable potentiel. Le jour où elle sera au point, il ne sera plus nécessaire d’expédier à l’autre bout du monde des produits qu’une simple machine réussira à fabriquer. Mais, pour l’heure, cette technologie est encore balbutiante. Et avant qu’elle n’atteigne une maturité suffisante, il est probable que des secteurs économiques jusqu’ici non identifiés seront apparus, qui s’appuieront largement sur le transport aérien, comme c’est le cas depuis dix ans du e-commerce mondial.
Enfin, il a été démontré que le train à grande vitesse peut en partie se substituer au transport aérien entre des aires urbaines distantes de 800 kilomètres ou moins. Il semble néanmoins que cet effet de substitution soit bien moindre sur des distances plus élevées, et que le train soit un mode de transport irréaliste pour les liaisons intercontinentales (mondiales) rapides — un élément clé du modèle de l’aerotropolis. La Chine, leader mondial des lignes à grande vitesse, est aussi le pays où le transport aérien et les aerotropolis se développent le plus vite. En raccourcissant les distances, le train à grande vitesse contribue à accroître le nombre de passagers potentiels de chaque aéroport, stimulant ainsi le trafic aérien. De leur côté, les gares ferroviaires reliées aux aéroports — qui favorisent les activités de transit — renforcent la ville aéroportuaire et le développement de l’aerotropolis.
Ce bref tour d’horizon a permis d’exposer les arguments pour et contre le développement des aerotropolis et de contribuer ainsi à un débat salutaire. Ce débat ainsi que les recherches à venir devrons aborder deux questions essentielles : les formes et les fonctions urbaines liées au transport aérien sont-elles le reflet de la mondialisation en marche en ce début de XXIe siècle et dans quelle mesure l’accélèrent-elles ? Quels sont les défis et les opportunités que le développement des aerotropolis représente pour les individus, les entreprises, les groupes sociaux, les régions et les États ?
(1) John D. Kasarda et Greg Lindsay, Aerotropolis : The way we’ll live next, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.
(2) J. D. Stilwall et John Hansman, The importance of air transportation to the U.S. -economy: Analysis of industry use and proximity to airports (ICAT-2013-03), Cambridge, MA, MIT International Center for Air Transportation, 16 mai 2015. Consulté le 3 mars 2017 à
https://dspace.mit.edu/bitstream/handle/1721.1/78908/ICAT_report_-jstilwell_2013.pdf