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Quand l’art s’expose hors du musée

Politique Internationale — Le Centre Pompidou a été créé avec une volonté affirmée d’interdisciplinarité. Présenter l’art au sein d’un aéroport, n’est-ce pas, au fond, s’inscrire également dans une logique d’interdisciplinarité ? 

Serge Lasvignes — Tout dépend évidemment de ce que l’on appelle interdisciplinarité. Lors de la conception du Centre dans les années 1970, l’interdisciplinarité à laquelle tenait beaucoup Georges Pompidou, c’était la rencontre des arts. C’était la remise en cause d’une approche cloisonnée de l’activité culturelle qui prévalait jusqu’alors. La réflexion qui a été menée à l’époque renvoyait à un vieux débat qui a cours dans l’éducation nationale : faut-il rester enfermé dans sa spécialité ou faut-il s’ouvrir à d’autres disciplines ? 

Aujourd’hui, l’interdisciplinarité revêt un sens plus large que du temps de George Pompidou. Il ne s’agit pas seulement de faire dialoguer les arts plastiques, la musique et la littérature, mais d’aménager des passerelles entre les diverses formes de la connaissance, de la perception et de la sensibilité. Je suis convaincu que la raison et le sensible peuvent se rencontrer et se fertiliser l’un l’autre. L’une des réflexions que l’on voit se dessiner, notamment en entreprise, porte sur la manière de mieux utiliser le sensible, c’est-à-dire tout ce qui touche au non immédiatement rationnel. L’objectif est d’être plus audacieux, plus créatif, plus imaginatif. 

P. I. — Le musée du XXI e siècle semble disposer de nouvelles frontières. Désormais, les œuvres vont à la rencontre du visiteur dans des lieux différents, comme des gares ou des aéroports. Diriez-vous qu’on est encore dans une logique d’espace clos ou que le paradigme a changé ?

S. L. — Le Centre Pompidou a été à l’origine d’une transformation profonde du public de l’art moderne et contemporain en France. Ce public, qui était avant tout un public de galerie, un public de l’entre-soi, est devenu un grand public. Lorsqu’on monte une exposition comme Magritte (1), on attire 600 000 visiteurs, ce qui est considérable. En même temps, on constate qu’il existe un public sur lequel on n’arrive pas à mordre. Et ce public-là est précisément la cible de ce que l’on appelle la démocratisation culturelle, qu’on peut résumer à cette formule : « Si tu ne viens pas au musée, le musée doit venir à toi. » Si l’on veut que ce public de banlieue, peu diplômé ait accès aux œuvres d’art, il faut aller les lui montrer. Cette démarche s’inscrit dans un mouvement plus large qui devrait conduire à une sorte d’éclatement des murs du musée. Le musée ne doit pas être un sanctuaire, mais un lieu de vie, avec des cafétérias et des animations. Le but est de rendre la frontière entre la ville et le musée la plus ténue possible. Le numérique est un vecteur très important, mais il ne pourra jamais remplacer complètement le contact matériel avec les œuvres. Nous devons trouver le moyen de susciter des rencontres directes avec des œuvres. D’où l’intérêt — vous l’avez souligné — de ces nouveaux lieux de sociabilité que sont les gares ou les aéroports. 

P. I. — La différence, c’est que vous accueillez des visiteurs volontaires alors que le public de l’aéroport ou de la gare est composé de passagers. Faut-il, dans ces conditions, que les œuvres d’art présentées soient « plus accessibles » ? 

S. L. — Il est effectivement indispensable de raisonner à partir du public. J’ai fait l’expérience récemment, à Toulouse--Blagnac, de la visite d’une petite galerie dans un aéroport. À cette occasion j’ai réalisé à quel point il est difficile, dans un espace restreint, de présenter des œuvres tout en conservant la vivacité éditoriale du projet. Autour de moi les gens avaient tendance à glisser, sans être véritablement accrochés. Il est essentiel de réfléchir à la manière dont on présente les choses. Il ne s’agit pas nécessairement de faire du Lagarde et Michard esthétique. L’idée n’est pas d’exposer deux ou trois chefs d’œuvre en se disant que le contrat est rempli. Il faut arriver à trouver des concepts d’exposition qui puissent mordre sur ce public-là, sachant que, notamment dans les aéroports, c’est un public pressé par le temps et parfois angoissé par le stress du voyage. Ce sont des paramètres qu’il convient de prendre en compte. 

P. I. — Quand vous exposez dans un lieu extérieur au musée, quelle est votre stratégie ? Cherchez-vous à capter un nouveau public pour ensuite l’attirer dans le musée « classique » ? 

S. L. — Il est clair que je ne ferais pas la même chose dans une gare ou dans un aéroport. Et encore moins dans un centre commercial de banlieue, comme il nous est arrivé de le faire. Dans ce cas, l’œuvre ne se déplace pas toute seule. Elle est accompagnée de l’artiste qui assure la médiation. Dans un aéroport, en revanche, on ne fait pas de médiation humaine, mais l’exposition doit être suffisamment accrocheuse pour retenir l’attention de voyageurs sous pression qui font l’objet de sollicitations multiples. 

P. I. — Parvenez-vous à mesurer le « retour sur investissement » en termes de fréquentation pour le Centre Pompidou?

 S. L. — Il n’y a pas vraiment d’études sur le sujet. On se contente de semer… Ce qu’on mesure, ce sont les retombées de nos actions en milieu scolaire à Paris et en région parisienne. À travers l’initiation artistique, on essaie de tisser des liens avec les enfants afin que, par la suite, ceux-ci puissent inviter leurs parents à les accompagner au musée. Chaque année, nous organisons toute une série d’animations dans le cadre d’un Family Day. Ce jour-là, nous présentons aux familles les ateliers qui leur seront proposés gratuitement tout au long de l’année. 

P. I. — Dans quelles conditions ces expositions extérieures sont-elles organisées? 

S. L. — Nous avons à notre disposition toute une gamme logistique. À une époque, il y avait le Centre Pompidou mobile. C’était une sorte de chapiteau qui tournait de ville en ville et qui nous imposait des contraintes particulières en termes de conditionnement et de sécurité. Nous sommes aussi capables — on l’a déjà fait — de prendre deux ou trois œuvres, l’artiste qui va avec, de les déposer en camion au centre commercial de Vélizy ou au Forum des Halles et de les ramener le soir. Il faut être souple. Le Centre Pompidou n’est pas le MoMA. Nous ne sommes pas cette institution tutélaire qui renferme des trésors et qui justifie à elle seule le voyage à New York. Nous possédons une collection magnifique, mais notre politique ne consiste pas à n’acquérir que des chefs d’œuvre. Nous cherchons plutôt à explorer toutes les dimensions des courants artistiques. C’est ainsi qu’on en arrive à monter une exposition sur le surréalisme en Égypte. Le thème paraît a priori un peu spécifique, mais il permet de faire de vraie découvertes. Il faudrait multiplier ce genre d’initiative. Évidemment, c’est plus compliqué que de faire une grande exposition de prestige, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires. Il est plus facile de trouver des mécènes pour financer une exposition Magritte ou Cy Twombly que pour transporter deux œuvres en banlieue. Ce ne sont pas les mêmes interlocuteurs. Ce n’est pas, non plus, le même type d’interrogation.

P. I. — À quel moment intervient l’arbitrage entre une exposition prestigieuse et une exposition plus confidentielle comme celle que vous venez d’évoquer ?

S. L. — Il n’y a pas d’arbitrage, justement. D’un point de vue économique et institutionnel, on ne peut pas faire l’économie des grandes expositions blockbusters. Il faut juste s’assurer qu’elles apportent quelque chose de neuf pour le public. Ce fut le cas pour Magritte et Paul Klee, dont les œuvres ont bénéficié de la part des conservateurs d’une véritable relecture, d’une nouvelle présentation qui a permis de les voir sous un autre jour. Le visiteur qui se rendait à l’expo Magritte pouvait, au détour de ses déambulations, découvrir le surréalisme en Égypte et, dans une autre salle, les lauréats du prix Marcel Duchamp, c’est-à-dire la jeune scène artistique française. La programmation, c’est cet ensemble. 

P. I. — L’aéroport, on le sait, est une cible d’attentat. On l’a vu à Bruxelles et à Istanbul, où les attaques terroristes ont été suivies d’un renforcement de la sécurité. Aux attentats de novembre de 2015 à Paris, vous avez choisi de répondre par un geste de compassion artistique en déployant pendant trois semaines sur la façade du centre Pompidou un bannière qui reprenait le vers de Paul Éluard, « Liberté j’écris ton nom ». Quel était le sens de votre démarche ?

S. L. — Il y a plusieurs façons de concevoir la liberté. Il y a la liberté au sens négatif du terme : l’effacement des frontières, la levée des barrières aux échanges, l’absence d’interdiction. Et puis, il y a ce que j’appellerais une liberté militante, qui est la nôtre, et qui repose sur la culture. La liberté ne doit pas être considérée comme un donné ; au contraire, la liberté, c’est la capacité de comprendre le contexte dans lequel on évolue et, le cas échéant, de s’en extraire et de le dépasser. C’est ce que nous avons voulu dire avec ce vers d’Éluard. Nous avions le sentiment que notre société était traversée par des forces qui remettent fondamentalement en cause la liberté. Des gens laissés à eux-mêmes, soumis à un conditionnement des esprits largement relayé par les réseaux numériques et sur lesquels les institutions sociales ont de moins en moins de prise. Personnellement, je conçois l’activité du Centre Pompidou comme un moyen de donner de la liberté aux gens. Le musée n’est pas simplement le lieu du plaisir de la visite et de la sensation jubilatoire ; c’est aussi là où l’on se bat contre toutes les cloisons, tous les déterminismes, tous les lieux communs, tous les poncifs. 

P. I. — L’aéroport s’est engagé dans l’attractivité de la place de Paris. Quel rôle les musées jouent-ils dans cette attractivité ?

S. L. — Un rôle crucial ! Si nous n’étions pas là, il y aurait beaucoup moins de monde dans les aéroports. Dans notre pays, on a une haute idée de la culture mais on se ne résout jamais à prendre en compte sa dimension économique et son influence sur l’image de la France. Je suis très impressionné de voir comment les pays du Sud-Est asiatique, par exemple, découvrent la force de l’art contemporain en termes de développement et d’évolution. L’art devient un véritable enjeu politique, y compris pour des pays qui, comme Singapour, ont une approche très pragmatique. Il décident d’investir dans l’art moderne et contemporain, d’accueillir des artistes en résidence à l’université parce que, au stade de développement où ils en sont, ils considèrent que c’est un plus. 

Il existe une relation très forte entre l’aéroport et le musée d’art moderne et contemporain, non seulement du point de vue touristique, mais aussi parce que l’un et l’autre contribuent à la mondialisation et à la circulation des idées. Un pays qui a de petits aéroports et de petits musées est un pays qui risque de se retrouver dans les banlieues du monde. 

P. I. — Vous avez déplacé des œuvres et un savoir-faire artistique en créant le Centre Pompidou de Malaga et de Séoul (2). Pourquoi vous implanter ainsi à l’international plutôt qu’avoir recours aux traditionnelles expositions temporaires délocalisées ?

S. L. — Il y a d’abord un enjeu d’image et de rayonnement. Ce rayonnement est plus affirmé et plus énergique lorsqu’on s’installe un certain nombre d’années dans un pays et qu’on crée une relation affective avec la population. Il s’agit ensuite de répondre à une question cruciale : comment une institution dévolue à l’art contemporain fait-elle en sorte de vivre avec l’art contemporain ? Aujourd’hui, pour vivre avec l’art contemporain, il faut bien sûr passer les frontières ; mais il faut aussi revenir aux hiérarchies intellectuelles traditionnelles qui permettent de saisir ce qu’est la globalisation de l’art, ce que sont ces nouveaux foyers artistiques qui se développent ailleurs. Cette installation à l’étranger nous permet de réaliser que l’art ne se résume pas à l’art occidental et qu’il existe des arts passionnants à l’extérieur de l’Occident. Et pas seulement des arts traditionnels et des arts antiques. On trouve en Asie, en Afrique ou en Amérique un art contemporain extrêmement dynamique. Enfin, l’ouverture de Centres -Pompidou à l’étranger, c’est aussi pour nous l’occasion de mener une politique d’acquisition ambitieuse. Pour savoir si des œuvres sont vraiment intéressantes, il faut sinon être du pays, du moins être immergé dans le pays afin d’acheter à temps, c’est-à-dire avant que cela devienne inabordable. 

P. I. — Vous avez fourni des projets clés en main au continent asiatique dans le cadre de l’implantation des futurs Centres Pompidou de Séoul et de Shanghai. Pourquoi avez-vous choisi ces villes et quelles sont les particularités artistiques de ces centres ?

S. L. — La Chine et la Corée présentent à nos yeux un point commun évident : dans ces deux pays s’est développé un art qui nous intéresse. Séoul abrite toute une génération d’artistes qui font preuve d’audace, de dynamisme et qui apportent quelque chose qu’on ne trouve pas sur d’autres scènes. La réalité de Shanghai est sans doute plus complexe à appréhender dans la mesure où la production artistique chinoise, tout en finesse et en subtilité, se caractérise par une extrême diversité. D’où ces idées d’installations. En étant implantés à Shanghai ou à Séoul, nous pouvons non seulement montrer nos œuvres, mais également découvrir des scènes artistiques, échanger avec des artistes et faire venir en France leurs œuvres pour les exposer. 

P. I. — Pour finir, si vous deviez citer une œuvre d’art qui vous invite au voyage, quelle serait-elle ?

S. L. — J’ai été très impressionné par une œuvre de Paul Klee (3), peinte en Tunisie, qui spontanément m’évoque une sorte d’utopie du voyage et de Méditerranée idéale. Cette toile déclenche en moi une envie d’ailleurs. Mais il est vrai que j’ai une telle relation affective avec la Méditerranée et avec les pays du Sud que l’œuvre n’en a que plus de force à mon égard. Le côté subjectif de l’art sans doute…

 

(1) L’exposition « Magritte. La trahison des images » s’est tenue au Centre Pompidou de septembre 2016 à janvier 2017. Avec près de 600 000 visiteurs, elle se situé à la 6e place des expositions organisées par le Centre depuis sa création il y a 40 ans.

(2 Inauguré en mars 2015, le Centre Pompidou de Malaga est le premier « Centre -Pompidou provisoire » installé à l’étranger. Il est installé pour une durée de cinq ans renouvelable. Le Centre Pompidou de Séoul devrait ouvrir ses portes en ???

(3) Exposition « Paul Klee, l’ironie à l’œuvre », 6 avril-1er août 2016.