Politique Internationale — En termes de partage de l’espace public, quelles sont les contraintes majeures auxquelles doit faire face un quartier d’affaires comme La Défense ? Les grandes données sont-elles figées ?
Georges Siffredi — La Défense a été conçue il y a plus de soixante ans à une époque où l’automobile détenait un quasi-monopole sur les questions de mobilités. Elle était alors un symbole absolu de progrès et de liberté. L’urbanisme sur dalle qui caractérise La Défense était la réponse à une approche fonctionnaliste de la ville, invitant à séparer les flux selon chaque usage. En dessous : la voiture, les livraisons et les transports en commun. Au-dessus : les flux piétons. Cette approche a permis de créer des espaces piétonniers libérés de toute circulation motorisée ou cyclable, mais a également déconnecté de plusieurs mètres les espaces publics du sol naturel. La Défense était une île, séparée des villes voisines par un boulevard circulaire infranchissable.
P. I. — Vous parlez — à l’imparfait — de La Défense comme d’une île, ce qui laisse supposer qu’elle a connu des évolutions…
G. S. — Depuis, les modes de vie ont changé et nous avons donné un nouveau cap au développement du quartier. Le boulevard circulaire est en train de devenir plus urbain, un vrai trait d’union entre La Défense et Courbevoie. C’est désormais au boulevard circulaire Sud à Puteaux d’engager sa mue, sous l’impulsion des équipes du département des Hauts-de-Seine. La crise sanitaire a été un formidable accélérateur du développement du vélo à La Défense, comme partout dans le Grand Paris. Ce sont 6 kilomètres de pistes cyclables qui ont été créées avec le concours de l’ensemble des acteurs publics concernés, et de nombreux services liés à la mobilité douce ont été déployés sur la dalle.
P. I. — Plusieurs acteurs sont donc autour de la table…
G. S. — Cet élan collectif est la condition sine qua non du succès. C’est en partageant et en travaillant de concert avec les parties prenantes publiques et privées que nous renforcerons l’attractivité et la résilience de notre territoire. Depuis le 1er janvier 2018, la gouvernance du quartier d’affaires a été transférée de l’État aux collectivités locales réunies au sein du Conseil d’administration de Paris La Défense.
P. I. — L’axe névralgique de La Défense est son boulevard circulaire : quasiment une institution…
G. S. — Le boulevard circulaire de La Défense, aujourd’hui rebaptisé boulevard Patrick-Devedjian, est devenu une route départementale en 2017. Il fait l’objet d’un projet de requalification complète pour l’adapter aux nouvelles mobilités, afin que piétons, cyclistes et automobilistes puissent y circuler en toute sécurité, et pour en faire un espace urbain plus vert et mieux connecté aux villes. En effet, au fil des années, cet axe correspond de moins en moins aux besoins des usagers en matière de déplacement.
P. I. — Comment cet axe s’est-il ouvert à l’innovation ?
G. S. — Le département des Hauts-de-Seine a souhaité faire du boulevard Patrick-Devedjian un démonstrateur de l’innovation. Un appel à projets a été lancé en 2019, en partenariat avec le Cerema et Paris La Défense : le RD993 LAB. Son objectif était de mettre en œuvre et d’étudier l’évolution de solutions innovantes pour la route du futur. Quatre projets sont en cours d’expérimentation : Flowell, une solution de signalisation innovante ; Gestion intelligente du trafic pour une meilleure fluidité de la circulation ; Luciole®, l’éclairage public « au juste besoin » ; et enfin Solutions SOFFT, Systèmes d’optimisation des flux de circulation aux feux tricolores. Ce sont des grands groupes qui portent ces projets : Colas, Citeos (filiale de Vinci Énergies) et Qucit, Eiffage et Aximum (filiale de Colas).
P. I. — En quoi la lutte contre le réchauffement climatique sert-elle d’accélérateur aux projets d’aménagement de l’espace ?
G. S. — La lutte contre le réchauffement climatique nous oblige à optimiser et à valoriser l’existant. Nous ne pouvons plus, comme c’était le cas il y a encore quelques années, systématiquement démolir pour reconstruire. Il nous faut avoir une approche plus raisonnée et plus durable. La Défense dispose d’un formidable patrimoine bâti qui peut être transformé et adapté en fonction de l’évolution des besoins. La lutte contre le réchauffement climatique donne un élan et fixe de nouveaux objectifs à nos projets. Le confort d’usage et la modernité des espaces étaient les principales clés de lecture du succès de nos aménagements. Elles ont désormais été enrichies par d’autres dimensions : la réduction des îlots de chaleur, la désimperméabilisation des sols ou encore le réemploi des matériaux existants sont systématiquement évalués dans la conception de nos projets. La transformation de nos pratiques est progressive, mais nous avons d’ores et déjà fait beaucoup de chemin.
P. I. — Avez-vous des objectifs précis de neutralité carbone ?
G. S. — La raison d’être que nous nous sommes fixée vise à faire de Paris La Défense le premier quartier d’affaires post-carbone de dimension mondiale. L’une des traductions de cet engagement est de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, soit 10 % de plus que ce que prévoit la loi climat.
P. I. — Les centaines de milliers de personnes qui arpentent chaque jour La Défense vous sont-elles redevables de tous ces efforts ? Avez-vous recueilli des témoignages en ce sens ?
G. S. — Nous mesurons de manière régulière la satisfaction de nos utilisateurs au moyen d’un baromètre que nous réalisons chaque année depuis huit ans. C’est de cette façon que nous évaluons l’impact de notre action sur de grandes thématiques. 80 % des salariés estiment ainsi que le quartier a changé en bien et ils sont 91 % à le trouver plus convivial. En matière d’espaces verts, ils sont 94 % à être aujourd’hui satisfaits de leur qualité. Ils n’étaient que 59 % en 2013.
P. I. — Comment faire pour que ces grands programmes ne grèvent pas les budgets ?
G. S. — Nos programmes d’investissements pour la modernisation et la transformation de La Défense s’inscrivent dans une trajectoire à dix ans — des programmes auxquels le département des Hauts- de-Seine apporte une participation de 360 millions d’euros. C’est un investissement conséquent, mais à la hauteur des enjeux et des intérêts que représente le premier quartier d’affaires d’Europe.
P. I. — L’ensemble des décideurs autour de vous partagent-ils cette même volonté de transformation ou faut-il faire preuve sans arrêt de pédagogie ?
G. S. — Paris La Défense est une vitrine de l’économie française. Nos partenaires publics et privés ont tous conscience de l’importance de l’attractivité de ce quartier à l’exceptionnelle concentration d’entreprises françaises et étrangères. Cette volonté de transformer et de maintenir le leadership du quartier est partagée par tous. Elle est une évidence.
P. I. — Cette sensibilisation passe-t-elle par des campagnes de communication institutionnelle ?
G. S. — Les aménagements réalisés à Paris La Défense font systématiquement l’objet d’une information préalable auprès de nos utilisateurs. Il est essentiel pour nous de les informer, mais également de les associer aux chantiers que nous menons. Nous venons de dévoiler la maquette du parc qui prendra place sur l’esplanade de La Défense. Ce projet est le résultat d’une réflexion préalable avec les différentes parties prenantes locales. Habitants, salariés, commerçants et entreprises riveraines ont chacun apporté leur contribution au débat. Ce sont ces échanges qui nourrissent nos projets d’aménagement et nous permettent de proposer des espaces publics adaptés aux besoins des gens.
P. I. — L’élu que vous êtes espère-t-il tirer un gain politique de cette politique d’aménagement ?
G. S. — La politique d’aménagement est celle du temps long. Elle ne porte ses fruits qu’après de nombreuses années passées à affiner les projets, à trouver les équilibres financiers et à lancer les chantiers. On ne réalise pas ce genre de projets pour le gain politique ; on le fait dans l’intérêt général.
P. I. — Regardez-vous ce qui se fait sur ces thématiques dans les autres grands quartiers d’affaires à travers le monde ? En sens inverse, l’exemple de La Défense est-il inspirant pour d’autres quartiers ?
G. S. — Les considérations environnementales sont omniprésentes en Europe, mais encore très timidement abordées dans le reste du monde, notamment en Asie. Le sujet de la transformation des quartiers en lieux de vie est quant à lui unanimement partagé. La crise sanitaire a accéléré ce mouvement et de nombreuses initiatives ont émergé aux quatre coins du globe : ouverture de lieux de loisirs et de culture, construction de logements… Les quartiers d’affaires monofonctionnels du XXe siècle ont vécu.
P. I. — Vous évoquiez les soixante dernières années. Avec les nouveaux aménagements, est-on reparti pour soixante ans ?
G. S. — La Défense ne cessera jamais de se réinventer. Elle est le reflet de l’évolution de nos modes de vie et de travail.