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La révolution de la route solaire

Politique Internationale — La route solaire, tout le monde en parle mais peu de gens savent de quoi il s’agit exactement. Peut-on faire un peu d’histoire ?

Anis Jouini — Au départ, il y a une réflexion globale sur une meilleure utilisation des surfaces déjà artificialisées. Toutes les surfaces : non seulement les routes, mais aussi et surtout les pistes cyclables, les toits, les jardins, les abords de piscine, les revêtements de terrasse… Autant d’aménagements qui sont exposés au soleil et qui disposent par là même d’un potentiel de production d’énergie photovoltaïque, souvent loin d’être négligeable. Ces sites ne sont pas nécessairement figés. Ils peuvent offrir des services en plus : prenez le toit d’un camion et considérez que le chauffeur, qui passe beaucoup de temps dans son habitacle, a besoin d’électricité pour un téléviseur, un micro-ondes ou un chauffage ; avec une installation de 2 kilowatts (kW) sur le toit, il pourra parfaitement subvenir à la demande d’énergie nécessaire à son quotidien dans la cabine. Pour revenir à cette problématique des surfaces, nous sommes en train de passer d’une seule fonctionnalité à plusieurs : une route qui ne servait qu’à permettre aux véhicules de rouler, de même qu’un toit destiné uniquement à protéger une habitation, vont pouvoir étoffer leur gamme de services.

P. I. — Comment le procédé fonctionne-t-il ? L’installation d’une route solaire repose-t-elle sur un schéma immuable ?

A. J. — L’identification du site joue un rôle important ; il faut choisir, de préférence, une zone largement ensoleillée. Ensuite, il convient de viser un schéma d’utilisation, une application. Ce n’est pas la même chose selon qu’il s’agit d’une portion isolée d’un parking, d’une piste cyclable ou d’un axe très passant, voire d’une voie ultrafréquentée comme une autoroute. Dans le premier cas, on peut parfaitement imaginer équiper la route d’un ensemble de dalles solaires pour produire de l’énergie ; puis construire à côté une station de stockage d’électricité et alimenter ainsi quelques installations situées à proximité comme des bornes de recharge de vélos électriques, de l’éclairage, un poste de péage, une station- service ou un bâtiment professionnel.

Dans de nombreux cas, un tel dispositif se révèle beaucoup moins onéreux que s’il fallait raccorder au réseau lesdites installations : cela impliquerait notamment de creuser une tranchée pour enterrer les câbles. Si l’axe est passant, on peut envisager que l’énergie solaire alimente toute la signalétique adjacente, entre autres possibilités. La route solaire n’est pas un équipement immuable que l’on réplique sans se poser de questions : la qualité de l’emplacement et son gisement d’énergie permettront de produire avec plus ou moins d’intensité. Faut-il préciser que la construction d’une route solaire diffère de la simple installation de panneaux solaires ? On parle là d’une infrastructure qui, dans certains cas, doit supporter le passage de plusieurs milliers de véhicules par jour. Concrètement, les cellules solaires, d’une conception standard, sont liées par une résine à des granulats de verre. La dalle ainsi constituée est collée à l’enrobé pour former un matériau ultrarésistant. Pour ces différentes réalisations, on a affaire à des professionnels du BTP, qui maîtrisent parfaitement ces techniques.

P. I. — La route solaire est-elle encore à l’état de prototype ou peut-on déjà s’appuyer sur des réalisations industrielles ?

A. J. — Le stade du prototype, ou plus exactement des prototypes, a été franchi. Nous avons conçu plus de quarante démonstrateurs, de conception et de taille différentes, qui ont pu être testés à plusieurs endroits. Ainsi à Nantes, à un carrefour très passant, à Montpellier sur une piste cyclable ou encore autour du pôle Technolac de Chambéry, là où est implanté le CEA-INES. Ces premiers essais ont permis d’enchaîner sur la phase suivante : aujourd’hui, en France, la route solaire est expérimentée sur une quarantaine de sites pilotes. Nous disposons donc du retour suffisant pour amorcer l’étape industrielle. À preuve, l’innovation intéresse fortement à l’étranger : des partenariats ont été noués en Allemagne et au Japon pour développer la route solaire.

P. I. — Qui est en pole position dans ce dossier de la route solaire ? Les métiers de la construction, les groupes d’infrastructures, les énergéticiens, les spécialistes de l’ingénierie ?

A. J. — Une chose est sûre, il est difficile d’y aller seul. En l’occurrence, nous avons constitué un triptyque qui rassemble CEA-INES, Colas et un fabricant de modules solaires, l’entreprise VMH située dans la Vienne. Cette alliance de compétences est à la mesure des enjeux de la route solaire, qui nécessite de mutualiser les spécialités et les expériences. Tous les travaux que nous avons menés en commun sont dûment brevetés. Notre triptyque n’est pas seul sur ce créneau de la route solaire mais il est certainement pionnier. Les projets qui souhaitent nous challenger — et il y en a, dans le sillage habituel d’un développement technologique — ne rattraperont pas leur retard instantanément : dans la recherche, il y a des phases préalables que personne ne peut s’épargner. Au passage, nos travaux ne récoltent pas de subventions : les pouvoirs publics sont attentifs à notre initiative et nous ont aidés en accueillant et en soutenant des sites d’expérimentation.

P. I. — Jusqu’à quel point vous projetez-vous dans le développement de la route solaire ? Peut-elle devenir un jour un équipement standard ?

A. J. — Les projections sont d’autant plus stimulantes qu’elles sont étayées par l’essor de la voiture électrique. D’une manière générale, la planète entière tend vers une électrification massive de ses besoins mais, s’agissant des mobilités, c’est encore plus vrai. Le jour où ces véhicules seront un segment massivement étendu, il faudra prévoir des bornes de recharge implantées de manière très régulière : dans les stations-service, sur les aires de repos, à la sortie des autoroutes…

Un maillage très dense de la route solaire sera un outil privilégié pour alimenter ces bornes. Nous réfléchissons aussi actuellement à des murs solaires le long des axes les plus fréquentés : pour le moment, ces murs servent exclusivement à protéger du bruit mais on pourrait, là encore, élargir leur fonctionnalité. La route solaire est un socle qui laisse entrevoir des perspectives de développement pour d’autres types d’infrastructures.

P. I. — A-t-on déjà calculé les gains de la route solaire en termes de lutte contre le réchauffement climatique ? Y a-t-il des modèles qui permettent de quantifier les volumes de CO2 économisés en fonction du nombre de kilomètres équipés ?

A. J. — Nous travaillons sur ces sujets mais nous n’avons pas encore de modèles qui permettent de répondre à cette question simplement. Dans le cas de la route solaire, il faut comparer des systèmes complets et complexes pour un lieu précis ; chaque cas est différent. La route solaire remplace d’autres modes d’alimentation en électricité. Il faut donc pouvoir comparer par exemple le coût du raccordement au réseau, en travaux et en équipements, à celui de l’installation d’une route solaire. Sans oublier de prendre en compte le taux de carbone dans le mix énergétique du lieu d’implantation, l’ensoleillement de la région, du site choisi, etc. C’est en analysant l’ensemble de ces critères que l’on pourra avancer des volumes de CO2 évités, ou d’autres gains environnementaux pour un cas donné.

Le bilan carbone d’une dalle solaire est quant à lui meilleur que celui d’un panneau photovoltaïque standard pour la simple raison qu’on n’a pas besoin d’un cadre en aluminium pour tenir sa structure.

P. I. — Le solaire a beau se développer à vitesse accélérée, de même que l’éolien, les oppositions aux énergies renouvelables restent vivaces. On leur reproche pêle-mêle d’être gourmandes en subventions, de provoquer des nuisances pour le paysage ou encore de produire insuffisamment par rapport aux investissements consentis. Qu’en pensez-vous ?

A. J. — Rendez-vous compte : l’énergie photovoltaïque à travers le monde vient de franchir le cap du térawatt (TW) installé. C’est- à-dire plus d’un million de mégawatts (MW). Croyez-vous que cette industrie aurait suivi cette trajectoire exponentielle si sa compétitivité n’était pas avérée, en plus d’être une énergie propre vouée à jouer un rôle moteur dans la lutte contre le réchauffement climatique ? Son efficacité également est patente : certes, l’énergie solaire est intermittente, mais nous sommes en mesure de prévoir cette intermittence et de la caler par conséquent sur les besoins en électricité. On fait un mauvais procès à l’industrie solaire : on lui reproche de vouloir s’ériger en unique recours pour l’avenir alors que c’est exactement le contraire. Au CEA-INES, nous sommes les premiers défenseurs d’un mix énergétique équilibré, à savoir la possibilité pour les pays de s’appuyer sur plusieurs sources d’énergie complémentaires. La France en est un bon exemple, avec la double ambition de renouveler son parc nucléaire et de monter en puissance dans le renouvelable. Dans d’autres pays, c’est l’alliance entre le gaz et les énergies vertes qui tient la corde.

P. I. — Ira-t-on bien plus loin que ce térawatt installé ?

A. J. — J’ai l’habitude de rappeler que personne ne peut arrêter le soleil. Oui, les feuilles de route et les plans nationaux de planification énergétique prévoient une production de plusieurs térawatts à l’échelle internationale. L’énergie photovoltaïque sert à alimenter aussi bien un petit village qu’un site industriel, avec pour immense atout de relocaliser à proximité les moyens de production. Or le transport, c’est l’ennemi de l’électricité : si on l’achemine sur de longues distances, les pertes d’énergie sont conséquentes.

P. I. — Pour vous, la compétitivité du solaire ne fait aucun doute…

A. J. — Elle ne cesse de s’améliorer à mesure que la production de masse s’intensifie, avec les économies d’échelle induites, sachant qu’à la base les deux matériaux constitutifs de l’énergie photovoltaïque — le verre et le silicium — ne sont pas des denrées rares. Au niveau mondial, le solaire est désormais l’énergie la moins chère de même que l’énergie la plus installée au cours des dernières années ; je parle là bien sûr des solutions classiques. Il est vrai qu’elle a beaucoup d’atouts : la technologie est éprouvée et fiable ; elle est rapide et simple à installer, sans risque ni dommage irréversible pour l’environnement. On sait de mieux en mieux stocker l’énergie solaire et on peut la piloter.

Son prix varie selon les pays là encore, selon le type et la taille des installations. Les installations solaires au sol de grande capacité produisent de l’électricité à un coût différent de celle de votre toiture ou d’une installation en site isolé. Dans les cas les plus favorables de très grandes centrales installées dans des pays à fort ensoleillement, le prix de l’électricité de source photovoltaïque peut descendre aujourd’hui en dessous de deux centimes d’euros le kWh.

P. I. — Les crises géopolitiques font régulièrement peser une menace sur l’approvisionnement en matériaux. Sans parler de la pénurie de certains équipements comme les semi-conducteurs. La filière solaire au sens large pâtit-elle de ces événements ?

A. J. — Une idée est communément établie : pour des questions de compétitivité, les panneaux solaires ne peuvent venir que de Chine. Je suis de ceux qui sont convaincus au contraire que nous pouvons, et nous devons, construire une industrie, une filière industrielle complète, en Europe, donc en France. Nous devons le faire pour être responsables d’un point de vue environnemental, sociétal, économique et aussi pour notre indépendance énergétique. En tout état de cause, les crises de tous types — sanitaire, économique, géopolitique… — sont un encouragement à la souveraineté des filières d’approvisionnement. L’Europe, la France et l’ensemble des pays sur la planète voient désormais les choses à travers un prisme différent.

P. I. — À titre personnel, qu’est-ce qui vous a conduit jusqu’à la route solaire ?

A. J. — Ma formation de scientifique et de chercheur m’a offert un enrichissant début de carrière dans un centre de recherche au Japon, puis dans une start-up aux États-Unis. Je dirige les équipes spécialisées dans le solaire du CEA-INES depuis 2013. C’est à ce moment-là que j’ai croisé la route solaire et Colas : je me suis passionné pour ce projet, tant pour ses défis technologiques que pour son potentiel d’innovations en matière de route et d’aménagement urbain. C’est pour moi une chance unique, ainsi qu’une véritable aventure humaine autour d’une équipe soudée.