Politique Internationale — Votre ambition est-elle de voir le vélo détrôner la voiture en centre-ville ?
Kevin Mayne — Notre premier objectif est d’inciter partout le plus de gens possible à faire du vélo. Nous pensons pouvoir convaincre 50 millions d’adultes supplémentaires de pédaler régulièrement. Nous ne disposons pas d’étude récente sur les chiffres de cyclistes réguliers en Europe, mais en 2013 leur nombre était évalué à 130 millions. Compte tenu de la croissance enregistrée depuis cette date, notre but est désormais de passer la barre des 200 millions d’usagers en Europe. Notre deuxième priorité est de favoriser plus de diversité dans les usages. Le vélo peut être utilisé tant pour le sport que pour les loisirs, mais aussi pour aller faire ses courses comme pour couvrir les trajets quotidiens domicile-travail. Nous souhaitons également promouvoir une plus grande équité entre les sexes dans l’usage du vélo. Dans les pays dotés d’une bonne infrastructure cyclable, les femmes représentent au moins la moitié des usagers, et même parfois plus, alors que dans les pays peu équipés les cyclistes restent à 75 % des hommes. Enfin, nous visons une plus large diversité géographique, car on constate aujourd’hui de très grands écarts entre le peloton des nations les plus avancées, comme le Danemark ou les Pays-Bas, et les États du sud et de l’est de l’Europe qui restent à la traîne. La France fait partie du groupe des pays intermédiaires : si elle enregistre une forte activité de cyclotourisme, elle n’a jamais été très en pointe sur le cyclisme quotidien. Mais c’est l’un des pays qui progresse le plus vite, notamment depuis la crise du Covid qui a conduit de nombreuses municipalités à multiplier les efforts d’aménagement. Il reste néanmoins beaucoup à faire. L’Hexagone représente donc un marché important, avec un potentiel d’un million de personnes susceptibles d’utiliser le vélo régulièrement.
P. I. — Au-delà du bien-être individuel et des effets positifs sur la santé, la bicyclette est-elle vraiment un moyen de lutter contre le réchauffement climatique ? Peut-elle permettre d’atteindre les objectifs européens du « Green Deal » ou de réduire la dépendance au gaz russe ?
K. M. — Le cyclisme a de multiples vertus : il permet de limiter les émissions de carbone, de diminuer la congestion des villes, de restreindre la dépendance au pétrole. D’autant qu’avec l’arrivée du vélo électrique les gens peuvent désormais effectuer des trajets beaucoup plus longs. Nos estimations, faites à la demande de la Commission européenne, ont montré que 12 % du pétrole russe utilisé dans les transports pourrait ainsi être économisé. Différentes recherches laissent aussi penser que 50 % des livraisons urbaines pourraient, à terme, être effectuées par vélos cargos. Comparé à d’autres alternatives, le vélo offre ce grand avantage d’apporter une solution immédiate, alors qu’il faudra des années avant de convertir nos transports à l’hydrogène ou équiper les Européens de millions de véhicules électriques. La pandémie de Covid a prouvé que la bascule vers le vélo pouvait s’opérer très rapidement. Son atout, c’est qu’il est le moyen le plus rapide d’apporter des changements. Nous revendiquons donc d’être reconnus par l’Union européenne comme une industrie stratégique de premier plan. Nous sommes un secteur économique à part entière, leader de la transition industrielle, avec des chaînes d’approvisionnement vertes, de nombreux services numériques, etc. Notre activité représente déjà 600 000 emplois en Europe, soit plus que les industries du charbon ou de l’acier, et nous estimons possible de créer encore 400 000 emplois supplémentaires.
P. I. — Avec de grands groupes industriels qui tirent le secteur, l’Europe dispose-t-elle d’avantages compétitifs à valoriser ?
K. M. — Notre secteur s’appuie sur des champions industriels, dont des leaders mondiaux. Propriétaire de marques de vélos telles que Gazelle et Cervélo, la société néerlandaise Pon.Bike, filiale du conglomérat néerlandais de transports Pon, est devenue le plus grand fabricant de vélos au monde. Il faut aussi compter avec le français Decathlon, qui non seulement distribue mais produit aussi ses propres vélos, ou encore le groupe Accell, autre géant du cycle avec des marques comme Lapierre, Haibike, Ghost, etc. Au-delà de la fabrication de cycles, l’Europe est également très en avance sur les services. Le vélo partagé, type Velib à Paris ou Santander à Londres, est un concept né en Europe et qui s’est répandu dans le monde entier. La société danoise Donkey Republic a développé un service de location de vélos en libre-service 24h/24, 7jours/7 dans 50 villes en Europe. Il suffit d’utiliser l’application sur son smartphone pour trouver et déverrouiller un vélo près de chez soi, avec possibilité de le louer pour des trajets courts ou pour quelques jours. Enfin, concernant les pistes cyclables, l’Europe compte là encore des groupes d’infrastructures à la pointe de l’innovation qui mettent au point des revêtements antidérapants, un marquage au sol des pistes cyclables par des bandes lumineuses, leur éclairage par des réverbères solaires afin de consommer peu d’énergie, etc. C’est un domaine très prometteur dans lequel l’Europe est leader. Nous organisons tous les ans une grande conférence internationale, baptisée « Velo-City », où des délégués du monde entier viennent voir et apprendre ce que nous faisons en Europe. C’est l’occasion pour les groupes européens d’exporter leur savoir-faire à l’étranger. Les Néerlandais et les Danois ont déjà des « ambassadeurs du cyclisme » qui exportent leurs connaissances en ingénierie, conception et urbanisme.
P. I. — Quels sont les obstacles qui empêchent de rendre le cyclisme plus attrayant ?
K. M. — La barrière numéro un demeure le nombre insuffisant de pistes cyclables sûres, protégées, sans interruption, qui permettent de réaliser un trajet de bout en bout. Les pistes cyclables séparées réduisent les accidents et encouragent le cyclisme. Si une personne veut faire du vélo avec ses enfants mais doit emprunter un tronçon de route dangereuse, elle y renoncera. Même si le reste de l’itinéraire a été transformé en piste cyclable et rendu attrayant. La continuité des aménagements doit être assurée, c’est essentiel : le cycliste doit pouvoir réaliser son trajet porte à porte sans avoir à retourner sur la chaussée ou à passer par le trottoir. Côté matériel, le risque de crevaison a été presque éliminé grâce aux progrès sur la qualité des pneus. Sans doute pouvons-nous encore améliorer le freinage, la stabilité, ou encore rendre la conduite plus simple et plus facile. Mais de nouveaux vélos ont été créés ces dernières années ouvrant la voie à des expériences inédites. Le VTT a révolutionné les courses en campagne. Le vélo de montagne est une tendance forte en plein développement. Quant au vélo électrique, il séduit une nouvelle clientèle, en permettant de réduire l’effort physique et de s’adapter à tous les publics, y compris les plus âgés. Mon propre père, 85 ans, continue de faire du vélo tous les jours grâce à l’électrique. Les ventes de vélos cargos enregistrent actuellement une hausse de 60 % par an et pourraient connaître une croissance de 500 % dans les cinq ou six prochaines années.
P. I. — L’enjeu prioritaire est donc d’investir davantage dans la construction de pistes cyclables…
K. M. — C’est effectivement une question d’investissement, mais surtout d’ambition. Il ne suffit pas de passer un coup de peinture au sol pour créer une piste. Sinon, très vite, elle devient saturée, trop étroite, et donc inadéquate. Les villes les plus ambitieuses consacrent des rues entières aux vélos. Bruxelles, par exemple, possède la plus grande zone piétonne d’Europe, que les vélos sont autorisés à emprunter mais dont les voitures sont bannies. L’enjeu n’est pas de créer des bouts de pistes cyclables, mais de penser à grande échelle, de concevoir et de mettre en œuvre des plans complets de circulation beaucoup plus ambitieux.
En outre, il ne faut pas oublier de prévoir des espaces pour garer et abriter les vélos. Or, malheureusement, ceux-ci manquent encore trop souvent. Résultat, c’est parfois le chaos dans les rues et de nombreux usagers sont victimes de vols, ce qui peut finir par avoir un côté dissuasif. Il y a de plus en plus de pression sur les employeurs pour qu’ils aménagent un parking cycliste pour leurs employés. Et, bonne nouvelle, l’Union européenne vient d’adopter une nouvelle directive sur les bâtiments économes en énergie, imposant un nombre de places pour le stationnement de vélos. C’est une vraie avancée. Pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir un vélo, ou ne disposent pas d’endroit pour le garer, les vélos partagés offrent une alternative très intéressante. Mais, pour cela, il est essentiel que les municipalités implantent ce service dans tous les quartiers, y compris les moins rentables, afin de couvrir l’ensemble du territoire sans se limiter uniquement aux centres-villes ou aux quartiers de la classe moyenne.
P. I. — Alors que le vélo électrique est en plein essor, les technologies solaires peuvent-elles faciliter la recharge des batteries et accroître l’autonomie ?
K. M. — En ville, l’autonomie ne pose pas vraiment de problème, car vous pouvez charger vos batteries à la maison ou au travail sur une simple prise domestique. C’est toute la beauté du vélo, comparé aux voitures électriques. En revanche, cela peut être un enjeu pour le cyclotourisme, où les gens font des voyages plus longs et aimeraient pouvoir recharger leurs batteries à l’heure du déjeuner. L’Allemagne dispose, par exemple, de bornes de recharge sur certaines pistes cyclables longue distance le long des fleuves. Dans notre secteur, il y a aussi besoin d’énergie pour les applications connectées, les smartphones, la planification de trajets multimodaux. Beaucoup d’innovations sont encore à venir face à la pression croissante qui s’exerce sur les matières premières composant les batteries. Il va falloir trouver d’autres technologies, améliorer l’efficacité énergétique, le recyclage, etc.
P. I. — Quelles innovations technologiques pourraient fluidifier le trafic et faciliter la circulation des cyclistes ?
K. M. — Nous travaillons, dans le cadre d’un consortium de villes et de régions, au projet BITS « Bicycles and ITS » (Intelligent Transport Systems), « Vélos et systèmes de transport intelligents ». Nous menons des projets pilotes novateurs, par exemple sur le réglage des feux de circulation, car les arrêts sont très pénalisants pour le cycliste qui doit descendre de selle, poser pied à terre et dépenser beaucoup d’énergie pour repartir. La ville d’Aarhus, au Danemark, expérimente ainsi un dispositif de détection des cyclistes, à l’aide de « tags RFID ». Lorsque le « tag » (languette placée sur la roue avant du vélo) est détecté par le lecteur placé en amont du feu, celui-ci passe au vert, donnant ainsi la priorité au cycliste. L’idée est de rendre le vélo compétitif par rapport à la voiture, non seulement en termes économiques mais aussi en temps gagné. Ces feux intelligents ont déjà été mis en œuvre à Copenhague, qui a aussi développé un système de messagerie prévenant les cyclistes qu’un endroit est embouteillé et qu’ils auraient intérêt à emprunter un autre itinéraire. Ces services numériques, encore émergents il y a trois ou quatre ans, se développent dans le grand public à travers de nombreuses applications. Ils peuvent favoriser les trajets multimodaux, en permettant par exemple d’inclure le vélo dans un voyage en transports en commun, mais aussi proposer de meilleurs planificateurs d’itinéraires, offrir des applications pour signaler des défauts dans la route, faire passer les feux au vert ou identifier des attractions sur le trajet.
P. I. — Quelles sont les villes les plus exemplaires et quelles sont leurs recettes ?
K. M. — Les Pays-Bas restent les champions incontestés. La ville de Zwolle a été reconnue comme étant la cité la plus cyclable au monde, avec 60 % des trajets quotidiens effectués à vélo. Même des villes plus grandes, telles Utrecht ou Groningen, atteignent un taux de 50 % de déplacements réalisés à vélo. Le secret ? Des pistes cyclables, bien sûr. Mais aussi le fait que seuls cyclistes et piétons peuvent traverser le centre-ville, qui est en revanche interdit aux véhicules motorisés. Le trafic automobile a été délibérément ralenti et contenu à l’extérieur des villes, afin que le vélo s’affirme comme le moyen de transport le plus rapide et le plus efficace. La recette ne consiste pas seulement à adopter une politique en faveur du vélo, mais à véritablement penser une stratégie globale de gestion du trafic. À l’échelle des grandes villes, la transition en cours à Paris est extrêmement impressionnante. En Espagne, Séville est passée de 0,5 % à 6 % de cyclistes en seulement quatre ans. La mutation peut être très rapide.
P. I. — Un certain nombre de cyclistes brûlent les feux, commettent des imprudences. Comment éviter les accidents ?
K. M. — Ce manque de respect n’est pas propre au cyclisme. Il se retrouve dans tous les modes de transport : les gens poussent pour monter dans le métro, les automobilistes enfreignent les limitations de vitesse et brûlent aussi des feux. Bien sûr nous le condamnons, mais cela prouve une chose : les moyens de transport sont extrêmement frustrants. En réalité, il faut chercher à comprendre pourquoi les gens se conduisent ainsi, pourquoi ils adoptent un comportement qui les met, eux-mêmes mais aussi les autres, en danger. Si des voitures roulent plus vite que prévu, il faut agir pour les ralentir. Si des cyclistes traversent des zones sans lumière, trouvons un moyen de les éclairer. Mais je ne vois pas pourquoi il faudrait traiter les cyclistes comme un groupe distinct.
P. I. — Que manque-t-il aux industriels pour aller plus loin ?
K. M. — Les industriels sont très engagés, investissent, innovent pour concevoir de nouveaux produits, de nouvelles infrastructures, de nouveaux services. Mais nous ne contrôlons pas l’espace public. Nous avons donc besoin d’un vrai engagement de la part des villes et des gouvernements pour nous accompagner. Nous réclamons aussi des règles du jeu équitables, notamment avec l’industrie automobile. L’Union européenne et les gouvernements des différents pays versent des milliards d’euros de soutien à l’emploi ou à la recherche dans l’automobile. Notre secteur ne profite pas d’efforts comparables alors même que nous représentons une activité stratégique avec un potentiel de 200 000 créations d’emplois. La prise de conscience progresse, les discussions sont beaucoup plus encourageantes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a encore un an ou deux. Nous attendons donc avec optimisme que l’Union européenne reconnaisse notre secteur comme une industrie stratégique de premier plan.