Les chemins de la vie

Dossiers spéciaux : n° 177 - Sur les routes du futur

Politique Internationale — Quelles sont les routes qui vous sont le plus familières, vous qui en avez emprunté de nombreuses au cours de votre vie ?

Jean-Christophe Rufin — Les premières routes dont je me souviens sont celles de mon enfance : outre des routes imaginaires, il y a les routes du Berry, cette région où j’ai grandi. C’est un territoire où les routes sont particulièrement rectilignes. Quand je suis en Afrique, où les frontières sont tracées au cordeau, je ne peux pas m’empêcher de penser aux lignes allongées du Berry. Certains de ces axes ont marqué l’Histoire. Ainsi la ligne de démarcation : son tracé a disparu, qui coupait le pays en deux, mais le souvenir de cette division entre zone libre et zone occupée est encore vif.

P. I. — Est-ce en réaction à ces routes rectilignes du Berry que vous avez développé ce tropisme pour la montagne ?

J.-C. R. — Ce n’est pas impossible ! Il m’est apparu assez vite que, pour me construire, j’avais besoin d’un univers différent de celui du Berry. J’ai rejoint ma mère à dix ans à Paris et c’est là que j’ai fait mes études. Le goût de la montagne m’est venu un peu plus tard, vers l’âge de vingt ans. Cet élan n’a pas surgi instantanément : j’ai d’abord pratiqué la randonnée avec ma compagne de l’époque. Puis je suis passé à l’alpinisme. J’ai eu la chance d’être initié par un guide de haute montagne qui est devenu un ami. Cette relation de maître à disciple, indispensable pour pénétrer dans le monde de la haute montagne, est très riche : elle donne un sens aux choses, introduit de la rationalité, prolonge des intuitions… J’ai retrouvé une approche similaire dans le cadre de la médecine, mon premier métier, qui s’apprend aussi en suivant l’enseignement d’un maître.

P. I. — Les routes de montagne sont aussi plus aventureuses…

J.-C. R. — Certes mais je ne renie pas pour autant mon Berry natal… Les deux univers, la montagne et la plaine, se complètent bien. Mes succès en librairie m’ont permis d’acheter un chalet situé dans le Val Montjoie, l’une des cinq vallées qui entourent le Mont-Blanc. C’est un privilège de pouvoir s’immerger dans un décor aussi fantastique mais je ne prétends pas y avoir pris racine. Je prends soin de toujours rappeler que je ne suis pas savoyard ! Suis-je berrichon pour autant ? Il y a quelque temps, la Société généalogique du Berry m’a gentiment proposé de dresser mon arbre généalogique ; je crois qu’elle a été déçue de ne pas trouver d’ascendant de ma famille strictement originaire de la région. En fait, je suis né dans le Berry parce que ce fut le point de ralliement d’ancêtres venus de toutes les régions de France. Les racines, pour moi, ne doivent rien à la génétique et tout à la liberté individuelle : celle de choisir l’endroit que l’on aime.

P. I. — En choisissant de devenir écrivain plutôt que de rester fidèle à la médecine, aviez-vous le sentiment de quitter une trajectoire balisée pour des sentiers plus escarpés ?

J.-C. R. — Je n’ai jamais regretté d’avoir choisi la médecine. D’abord, c’était le moyen de creuser le même sillon que mon grand- père, dont la personnalité m’a beaucoup influencé. Non seulement il était médecin, mais il avait une approche très humaine de son art. À son époque, la médecine était à la fois une discipline littéraire — il fallait apprendre le grec et le latin pour lire les grands auteurs classiques, d’Hippocrate à Galien — et un métier d’engagement, surtout pendant les guerres. Quand j’ai fait mes études, tout cela avait bien changé. La médecine était devenue une science prodigieusement efficace, la biochimie et la biologie remplaçaient les humanités. Et l’hyperspécialisation conduisait ceux qui comme moi passaient les concours hospitaliers à pratiquer dans des centres suréquipés, bien loin des champs de bataille. L’engagement, je l’ai donc retrouvé ailleurs, dans le sillage de Médecins sans frontières qui venait à peine de naître. Quant à la littérature, j’y ai tracé mon chemin moi- même avec beaucoup de difficultés, en rédigeant d’abord des essais puis en passant, assez tard, au roman. Les premiers temps ont été incertains, sur le plan matériel s’entend. C’est le succès de L’Abyssin (NDLR : publié en 1997, prix Goncourt du premier roman) qui a servi de détonateur.

P. I. — Les routes, dans vos récits, semblent indissociables de votre enfance et de l’Histoire. Comment expliquez-vous ce lien ?

J.-C. R. — En effet, le Berry est une région chargée d’histoire : la cathédrale de Bourges est un joyau médiéval, la route Jacques Cœur est unique en son genre, avec son défilé de châteaux et de monuments. Comme il ne se passait pas grand-chose dans la campagne berrichonne de l’immédiat après-guerre, l’enfant que j’étais écoutait les récits des anciens. Et ces derniers mettaient de l’Histoire dans leur propos ; en parlant d’un lieu, d’un souvenir, d’une personne ou d’une action, ils franchissaient les époques et me donnaient sans le savoir les clés pour devenir un jour à mon tour un conteur.

P. I. — Pour écrire, y a-t-il un rythme que vous privilégiez plutôt qu’un autre ? Avez-vous besoin de calme pour travailler ou, au contraire, faites-vous de vos déplacements un espace d’écriture ?

J.-C. R. — Quand je voyage, je ne prends pas de notes. Sur le moment, on manque de recul pour savoir ce qui est important et ce qui ne l’est pas… Les notes que l’on griffonne sont souvent des notations factuelles sans réelle valeur affective. Elles sont inutiles pour l’écrivain. Si des choses sont importantes, elles reviendront tôt ou tard à l’esprit, après une phase d’oubli. Je compte beaucoup sur l’activité créatrice de la mémoire. Mon ami Sylvain Tesson procède complètement différemment : où qu’il aille, il a toujours son carnet à la main. Et il est capable d’écrire sur le vif et n’importe où, ce à quoi je ne suis jamais parvenu. J’ai besoin de remettre mes souvenirs en mouvement en les intégrant dans une fiction. Je suis un romancier, non un écrivain voyageur. Pour écrire, j’ai besoin de calme et de me sentir retiré du monde. La montagne offre cette possibilité. La rédaction d’un livre est comme une parenthèse avec soi-même : pour écrire les dernières aventures d’Aurel, mon héros diplomate transporté à travers le monde, je me suis isolé à Bourges pendant deux mois.

P. I. — La montagne est une discipline plutôt physique alors que l’écriture est davantage une activité intellectuelle. Comment vos deux univers se complètent-ils ?

J.-C. R. — Mais l’écriture aussi est une discipline physique ! Un roman comme ceux qui composent ce volume de Quarto, c’est plusieurs semaines de travail non-stop, avec des centaines de pages au bout… Cet exercice sollicite le corps à haute dose, j’en sors lessivé, d’autant que j’écris encore mes livres à la main ! L’analogie avec une course en montagne ne vaut pas seulement parce que ce sont des performances physiques. Dans les deux cas, la littérature et l’alpinisme, il s’agit de trouver sa voie.

P. I. — Vous êtes un homme « de plume », vous écrivez encore à la main. Cela signifie-t-il que vous êtes rétif au digital ?

J.-C. R. — Je suis bien placé pour apprécier l’essor du numérique : grâce aux objets connectés, on aborde une course en montagne avec une masse d’informations dont on ne disposait pas auparavant. Elles sont utiles. Même chose pour la médecine : récemment, j’ai eu à subir une intervention au cœur. J’avais le choix entre deux possibilités : soit je prenais un traitement à vie, soit j’optais pour une intervention qui, grâce à la technologie, permettait de solutionner le problème une fois pour toutes. Je n’ai pas hésité une seconde à privilégier la deuxième option. Cela n’oblige pas à rester béat devant les avancées du numérique — qui comporte par ailleurs son lot d’errements et de failles —, mais ce serait une erreur de les ignorer.

Pour la littérature, cependant, je reste fidèle à la main car l’écriture manuelle offre un minimum d’obstacle entre le texte et l’auteur. Aucune machine ne s’interpose et, quand les conditions sont réunies, le plaisir d’entendre la plume crisser sur le papier redouble le bonheur d’écrire.

P. I. — Vous avez parcouru le chemin de Saint-Jacques et y avez consacré un ouvrage, Immortelle Randonnée, devenu un classique des grands récits de voyage littéraires. Comment vous est venue l’envie de vous engager dans cette aventure ?

J.-C. R. — L’idée de m’intéresser à la route de Compostelle m’est venue après mon expérience de trois ans comme ambassadeur de France au Sénégal. Une expérience très riche, dans un environnement compliqué, dans un cadre un peu hors-sol aussi : une magnifique résidence, deux chauffeurs, trois cuisiniers… Après ce type de mission, il est utile de remettre les compteurs à zéro. Parmi les différentes pistes étudiées, j’ai pensé qu’un travail d’écriture qui alliait la déambulation à un certain dépouillement s’inscrivait bien dans cette perspective de retour à la réalité. Je comptais marcher d’Hendaye à Collioure, du Pays basque jusque dans les Hautes- Pyrénées, mais cette voie n’a pas le même poids symbolique que le pèlerinage de Compostelle. Et, finalement, je me suis retrouvé, sans l’avoir prévu, sur le chemin de Saint-Jacques, cette route ancienne, suivie par des milliers de pèlerins au cours des siècles. Il y a quelque chose d’émouvant à se fondre dans ces traces.

P. I. — L’émotion plus que l’Histoire…

J.-C. R. — La dimension culturelle participe de cette intensité émotionnelle : la route de Compostelle est jalonnée par des monuments et des ermitages qui renvoient à des chapitres de l’histoire de l’humanité. Compostelle est aussi une route très politique : le chemin primitif (camino primitivo) a été ouvert par le roi Alphonse II des Asturies (vers 760-842). À l’époque, l’Espagne était la cible des invasions des Maures et, pour les contrecarrer, le pouvoir royal avait besoin d’étendre son territoire : la mise en branle des foules chrétiennes vers la Galice a été l’un des premiers actes de la Reconquista. Beaucoup plus tard, Compostelle a de nouveau fait l’objet d’une utilisation politique ; on l’a un peu oublié, mais le maréchal Pétain a été ambassadeur de France en Espagne (NDLR : de mars 1939 à mai 1940) à un moment où, sur fond de montée des périls, Paris cherche à s’assurer de la neutralité franquiste. Pétain, en signe de gage, n’hésite pas à faire la promotion du pèlerinage à Compostelle en appelant les Français à s’y rendre.

P. I. — En suivant le chemin de Saint-Jacques, avez-vous ressenti le besoin d’y puiser un élan spirituel ?

J.-C. R. — La route de Compostelle n’est pas le chemin de Damas : vous n’êtes pas soudain frappé par la nécessité de vous convertir, comme l’apôtre Paul. Ceux qui croient en Dieu avant d’entamer Compostelle continueront de croire après ; et ceux qui ne croient pas quand ils se lancent sur le chemin ne croiront pas forcément non plus une fois rentrés chez eux. Le chemin est une épreuve spirituelle qui approfondit ce qui est en vous mais n’impose rien.

Sans être irrespectueux avec les croyants, je dirais d’ailleurs que le mystère de Saint-Jacques est un peu tarabiscoté, et requiert une bonne dose de foi, pour ne pas dire de crédulité. En effet, Saint-Jacques est mort à Jérusalem, et son itinéraire géographique post-mortem est un brin tortueux… Il a fallu pas mal d’imagination aux autorités religieuses pour expliquer comment sa dépouille avait pu se retrouver dans ce Finistère européen qu’est la Galice où ses ossements ont été découverts au VIIe siècle puis « redécouverts » à la fin du XIXe siècle. Quoi qu’il en soit, l’objectif pour l’Église est rempli : Compostelle a permis de rééquilibrer le flux des pèlerins vers l’Ouest et de constituer un pendant aux traditionnels déplacements chrétiens vers l’Est — Rome et les Lieux Saints.

P. I. — Pour autant, sort-on de Compostelle dans un état différent ?

J.-C. R. — À défaut d’être un parcours religieux, le chemin de Saint-Jacques est un vrai parcours spirituel. Si l’on souhaite marcher dans de bonnes conditions, il faut être affûté un minimum ; ce qui contribue d’autant plus à cet état de dépouillement qui convient bien à la réflexion. Car toute réflexion part du corps.

P. I. — À partir de quel moment les voyages se sont-ils imposés dans votre univers romanesque ?

J.-C. R. — Davantage que les voyages, j’ai le goût des expériences différentes. Qui passent souvent par la découverte de nouveaux horizons. Je suis fasciné dans le passé comme dans le présent par la rencontre des cultures et tout ce qui en procède. Ma première expérience dans ce domaine, au sortir de mes études, fut mon service militaire en qualité de coopérant, dans un centre médical à Sousse, en Tunisie. Ce n’était pas très loin. Il n’y avait qu’à franchir la Méditerranée. Pourtant, un autre monde s’ouvrait à moi, d’autant que, par une erreur d’affectation, je me suis retrouvé dans une maternité, point d’observation exceptionnel pour comprendre une société. Cette expérience m’a appris beaucoup de choses.

Plus tard, j’ai participé à l’aventure MSF (Médecins sans frontières) avec notamment Bernard Kouchner. De cet engagement, qui a été suivi par beaucoup d’autres, j’ai tiré un essai (NDLR : Le Piège humanitaire, 1986). Puis un autre, L’Empire et les nouveaux barbares (1991) dans le sillage de la chute du Mur de Berlin. Avant d’étayer la trame de mes romans, les voyages ont d’abord nourri une réflexion géopolitique. La littérature est un exercice différent, où se conjuguent des approches et des inspirations plus personnelles. Certaines s’enracinent dès l’enfance et/ou l’adolescence : je me souviens d’avoir dévoré avec passion Alexandre Dumas, Paul Féval, Michel Zévaco (Les Pardaillan), des œuvres tout à la fois populaires, picaresques, endiablées. Et j’ai choisi de me situer dans cette veine.

P. I. — S’il faut conclure, au gré de vos multiples vies, sur quel fil tireriez-vous en premier ?

J.-C. R. — Savoir raconter des histoires, c’est l’essence même de mon métier d’écrivain. Il est au fond le prolongement de la médecine telle que j’ai choisi de la pratiquer : une manière de témoigner de la diversité du monde. Et peut-être aussi de faire du bien aux autres…