Politique Internationale — Dans le domaine des infrastructures de transport, commande publique et innovation peuvent-elles se conjuguer ?
Thierry Laloum et Emmanuel Rollin — À l’heure où la nature rappelle à l’homme l’importance de modifier son utilisation de la planète en protégeant celle-ci et en économisant les ressources, la question se pose de savoir si la France, et au-delà l’Europe et les grands pays se dotant d’infrastructures, disposent des outils nécessaires afin d’accompagner la nécessaire révolution environnementale en cours.
La question est particulièrement prégnante concernant les infrastructures de transport alors que l’utilisation des énergies fossiles est l’une des causes principales de pollution, que les voitures électriques et les engins à hydrogène se déploient dans le paysage et que les technologies pour la voiture autonome sont quasiment au point.
Un lieu commun consiste à dire que, en France, les appels d’offres pour la construction d’infrastructures publiques traînent en longueur et les contrats seraient difficiles à établir… ce qui ne serait pas le cas « ailleurs » où des formes de contrat très innovantes permettraient à la puissance publique de se comporter comme un acheteur privé.
De fait, rares sont les pays dans lesquels la puissance publique n’est pas critiquée sur ses projets d’infrastructures que ce soit concernant leur conception, leur utilité ou la manière dont les contrats sont passés.
En réalité cependant, à l’exception de quelques dossiers, certes emblématiques, qui génèrent ce type de commentaires, l’essentiel de la commande publique se passe bien et la commande publique française s’inscrit dans le même cadre que l’ensemble des membres de l’Union européenne, en ce compris autrefois le Royaume-Uni.
Plus encore, la commande publique a de tous temps été un vecteur essentiel du progrès et des avancées sociales et environnementales. L’appel d’offres lancé sur la base d’un cahier des charges fixant des objectifs sociaux et environnementaux à atteindre constitue à cet égard un outil très efficace.
P. I. — Pourquoi les pouvoirs publics sont-ils si frileux de grands marchés de partenariat ? L’impression que tous les grands marchés de partenariat se terminent devant les tribunaux est- elle fondée ?
T. L. et E. R. — Les grands dossiers qui animent la chronique sont bien souvent soit des dossiers contestés politiquement ou socialement, soit des dossiers complexes techniquement qui rencontrent des difficultés en cours d’exécution. Force est toutefois de constater que très rares sont les grands marchés de partenariat qui auront été annulés, preuve que les acheteurs publics sont vigilants et rigoureux dès lors qu’il s’agit de se lancer dans ce type de projet.
S’ils ne sont que très rarement annulés, les marchés de partenariat ont pu ou peuvent connaître des difficultés d’exécution. Il arrive parfois que la définition des besoins établie en amont n’aient pas été faite en prenant en compte l’intérêt et surtout les besoins des usagers, les pouvoirs publics se focalisant sur un intérêt général idéalisé et ne se comportant pas assez comme un client qui achète un ouvrage pour satisfaire les besoins de ses services ou de ses usagers. Ce positionnement « client » ou « utilisateur » gagnerait à être développé au stade de la définition des besoins et les aspects techniques devraient être, eux, relégués au rang d’outils nécessaires, de moyens. Encore une fois donc, la question n’est pas ici celle de la France en particulier mais plutôt, dans chaque pays, de l’approche que chaque acheteur va avoir de son projet.
L’autre écueil qu’il conviendrait d’éviter consiste à revoir autant que faire se peut l’équilibre des risques dans ces grands contrats. La tendance naturelle des acheteurs publics est de transférer la plus grande partie des risques sur le cocontractant privé. Cette démarche se justifie logiquement dès lors que ces contrats transfèrent la maîtrise d’ouvrage au cocontractant privé. Pourtant, pour compréhensible qu’elle soit, cette attitude rend beaucoup plus difficile la mise en œuvre d’une réelle démarche partenariale, seule à même de faire face aux enjeux de notre temps.
P. I. — Comment préconisez-vous de modifier l’attribution des marchés publics pour faire face aux grands défis de cette révolution environnementale ?
T. L. et E. R. — Les objectifs de la COP 21 emportent de nouveaux défis : innovation, créativité, urgence. Il va donc falloir que les pouvoirs publics, mais aussi les différents candidats, intègrent dans les process de dévolution le fait de commander ou proposer des objets qui ne sont pas toujours déterminables en amont mais qui surtout devront être évolutifs.
Il n’est probablement pas besoin de réécrire le Code de la commande publique pour permettre l’innovation et la créativité qui permettront d’affronter les nouveaux défis.
Si certains ajustements seront nécessaires pour que des formules de types « alliancing » se développent et soient utilisées par les entités adjudicatrices françaises à l’instar de leurs homologues britanniques, les acheteurs publics (pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices) disposent déjà des formules « souples » que sont, par exemple, le sourcing, le dialogue compétitif, les appels à projet et les appels à manifestation d’intérêt.
Ces modes de dévolution ne sont pas utilisés de façon aussi volontaire que dans d’autres pays bien qu’ils soient disponibles. Ils se rencontrent plus fréquemment pour le développement de quartiers de ville que pour les infrastructures de transport.
La pratique elle-même de ces procédures est biaisée par le prisme culturel. Ainsi, en matière de dialogue compétitif, certaines autorités vont se servir de cette procédure pour coconstruire leur projet, pour « sourcer » des idées d’optimisation dudit projet. D’autres au contraire vont souhaiter faire entrer les candidats dans un cadre contraint et utiliser le dialogue pour veiller à ce que tous les candidats remettent des offres qui se conformeront strictement au cahier des charges initial. Ce biais initial très présent dans les pays du sud de l’Europe, dont la France, consiste à considérer l’industriel comme un exécutant et non comme un partenaire pouvant apporter sa touche de créativité et d’expérience au projet tel qu’envisagé initialement. Une meilleure utilisation de ces procédures permettra certainement l’intégration plus importante des innovations et du progrès technique dans les projets.
Les formules plus classiques de commande publique permettront également de laisser la place à l’innovation si les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices décident de prendre plus en compte ces éléments dans la notation des candidats. Ainsi, à l’instar de ce qui s’est développé dans le bâtiment et les PPP concernant les critères de performance énergétique, en fait essentiellement des bilans de consommation, rien n’empêche l’acheteur public d’intégrer de nouveaux critères dans son analyse des offres.
Les limites applicables sont celles relatives à tous les critères : ils doivent être objectifs, ne pas avoir pour conséquence de privilégier un candidat, et leur poids dans la note globale doit être connu à l’avance. Il reste donc à définir en matière d’infrastructure de transport les critères (et la manière objective de les apprécier) qui permettront l’évolution technologique.
P. I. — Quels pourraient être ces critères quand on parle d’infrastructure de transport ?
T. L. et E. R. — Pour une route, il ne pourra pas s’agir des économies de consommation de la route à l’usage comme on pouvait calculer les économies de chauffage ou de consommation électrique dans un collège, un lycée, une résidence étudiante ou un immeuble de bureaux destinés à une administration. En revanche, pourront être pris en compte, par exemple : le bilan carbone pour la réaliser, celui des matériaux mis en œuvre (ex. utilisation de liants végétaux à la place du bitume), les technologies intégrées (ex. fibres, photovoltaïque), les innovations améliorant la sécurité pour les usagers ou leur confort d’usage.
Pour aller plus loin, le recours aux marchés d’innovation dans un premier temps puis l’élargissement des marchés globaux aux infrastructures routières permettraient le déploiement des nouvelles technologies et de l’innovation à plus grande échelle. Dans les marchés publics les plus classiques, les variantes écologiques devraient également être favorisées voire devenir systématiquement autorisées.
Dans une phase transitoire, le développement des variantes apparaît comme une solution confortable en ce qu’elle permet à l’acheteur public, d’une part, de disposer des offres conformes et donc de propositions effectives pour réaliser l’ouvrage et, d’autre part, d’ouvrir la porte à des alternatives qu’il n’a pas pu anticiper mais qui seront l’occasion pour les industriels de proposer des solutions innovantes d’un point de vue environnemental. Une expansion explicite de la possibilité de variante ainsi que des critères de notation des offres favorisant les solutions les plus écologiques ou les plus innovantes seraient donc des éléments favorables au progrès. Afin d’assurer que les variantes proposées ne sont pas injustement favorisées, les contrats devront également prévoir des mécanismes de sanction en cas d’absence de réalisation ou de mauvaise réalisation des offres environnementales ou technologiques qui auront conduit à une meilleure notation.
P. I. — Existe-t-il selon vous un outil juridique idéal pour répondre aux enjeux environnementaux dans la construction des routes ?
T. L. et E. R. — Les partenariats d’innovation semblent être l’outil idéal pour faire face aux défis de la révolution environnementale. Leur usage est toutefois limité à l’utilisation de technologies de rupture ou à la mise en œuvre d’innovations ad hoc qui seront testées via ces marchés. Considérant les vraies ruptures technologiques qui seront nécessaires afin d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris, la promotion du partenariat d’innovation auprès des acheteurs publics sera nécessairement un facteur de développement. Il faut toutefois rester vigilant sur ses limites : le recours à ce type de commande publique est limité à de vraies évolutions technologiques et l’acheteur devra notamment justifier de la carence sur le marché de la technologie nécessaire à la satisfaction de son besoin. Afin d’éviter les abus, le contrôle des procédures et la mise en place par l’administration de guidelines claires seront nécessaires.
Les formes de marché global déjà disponibles dans le Code de la commande publique (conception-réalisation, marchés globaux de performance, marchés globaux sectoriels) peuvent, plus facilement, permettre de faire face aux besoins actuels.
L’une des formes de marchés globaux de performance, qui sous leur forme précédente de Conception Réalisation Exploitation Maintenance ont permis de faire évoluer le parc public français vers des bâtiments à meilleure performance énergétique, pourrait se développer dans le domaine des infrastructures routières moyennant quelques évolutions du régime applicable.
Les marchés globaux de performance dans leur forme actuelle définie par l’article L. 2171-3 du Code de la commande publique présente en effet l’avantage de responsabiliser le cocontractant privé sur des objectifs notamment « en termes de niveau d’activité, de qualité de service, d’efficacité énergétique ou d’incidence écologique ». Par leur nature même, ces marchés semblent destinés à un grand avenir dans le contexte actuel. On peut donc s’étonner du fait qu’ils soient si peu utilisés en matière d’infrastructures routières.
P. I. — Quels sont les obstacles techniques et pratiques que les professionnels de votre secteur rencontrent dans la mise en œuvre de ces marchés ? Et comment préconisez-vous d’y faire face ?
T. L. et E. R. — La première difficulté est d’ordre technique. S’il est possible de définir des cas d’usage bâtimentaire et de demander à des candidats de concevoir un ouvrage qui n’atteindra pas certains seuils de consommation, il est plus difficile de trouver des critères aussi simples et aussi objectifs, donc mesurables, pour une route. La route une fois construite ne consomme rien. Toutefois, l’évolution des technologies de la route et surtout des usages de celle-ci laisse certainement la place à la définition de critères techniques de performance. Il faudra bien que les cocontractants proposant des nouvelles technologies en mesurent les avantages et proposent ces mesures à leurs clients.
La deuxième difficulté est d’ordre pratique : l’acheteur public doit disposer des moyens de définition et de contrôle de la performance attendue.
Ces deux raisons, et les réformes récentes de l’outil, expliquent probablement le faible nombre de marchés globaux de performance signés jusqu’à présent.
Avec un peu d’ambition, le champ d’utilisation de cet outil pourrait encore être développé et utilisé pour les projets de longue durée dans lesquels certains investissements, notamment technologiques, sont ou seront nécessaires dans le temps. L’obstacle de l’interdiction du paiement différé dans les marchés publics (auquel seuls les marchés de défense et de sécurité échappent) et de la règle du service fait pourrait aisément être franchi si les avances ou loyers payés par la personne publique tout au long de la vie du projet sont sécurisés par exemple par une consignation ou la mise en place par le cocontractant privé de garanties bancaires à première demande d’un montant équivalent.
Il apparaît donc que les outils disponibles dans le Code de la commande publique en France, et plus généralement en Europe, offrent d’ores et déjà tous les moyens de promouvoir l’innovation, la créativité et les nouvelles technologies qui permettront aux pouvoirs publics de permettre la révolution écologique et environnementale devenue nécessaire.