Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'industrie, une histoire d'hommes… et de femmes !

Politique Internationale — Au départ, qu’est-ce qui vous a fait aimer l’industrie ? Est-ce le hasard, le choix des études, des rencontres déterminantes ?

Sophie Zurquiyah — C’est d’abord un goût pour les sciences. À l’école, j’étais bonne en maths et en physique, et ces deux matières m’ouvraient la porte d’un univers passionnant. D’autant que j’avais de bons professeurs qui donnaient vraiment envie de s’investir et de faire des efforts. Ma mère était elle-même professeure d’anglais et aurait rêvé que je fasse médecine. Il n’en était pas question ! Pendant mes études d’ingénieure, j’ai pu appréhender des domaines très proches de l’industrie : la mécanique, l’informatique, la modélisation… Finalement, tout s’est mis progressivement en place. Pour démarrer ma carrière, j’avais le choix entre deux grandes entreprises industrielles. J’ai opté pour Schlumberger qui proposait des perspectives de carrière internationale.

P. I. — Ce goût pour l’industrie, c’est toujours le même qui vous anime aujourd’hui...

S. Z. — Il ne s’est pas estompé, bien au contraire ! J’ai peut-être oublié de dire que, pendant mes années de formation, j’avais une appétence pour l’ingénierie, la modélisation, la complexité des systèmes et des projets… Des registres qui font partie de l’horizon de CGG et qui me passionnent toujours autant. Nous sommes une entreprise de pointe, spécialisée dans l’échographie des sous-sols pour le compte de grands clients énergéticiens. Non seulement nous participons à l’exploration et à la production de potentiels gisements d’hydrocarbures, mais nous nous efforçons d’accroître l’efficacité de ces opérations au moyen de technologies qui, par ailleurs, sont utiles pour la séquestration de carbone. Nos process sont donc aussi au service de la transition énergétique.

P. I. — D’emblée, vous semblez tordre le cou à l’idée d’une industrie pétrolière qui ferait peu de cas des préoccupations environnementales…

S. Z. — Il faut arrêter d’opposer industrie pétrolière et préoccupations environnementales ; il n’est pas possible de ne pas embarquer un secteur aussi important dans les problématiques de transition énergétique. Les métiers de CGG répondent aux besoins d’une industrie qui est en pleine mutation. Croyez-vous que les jeunes continueraient à regarder une entreprise comme la nôtre s’ils croyaient que le pétrole et le gaz reposaient sur des schémas immuables ? Dans le cadre de leur recherche d’un avenir professionnel, ces jeunes sont en quête de sens. Nous devons leur prouver que nous sommes utiles — utiles en particulier à un fonctionnement respectueux de la planète. La RSE est une démarche que l’industrie pétrolière a intégrée à ses activités et qu’elle s’emploie à renforcer. Notamment avec un partenaire comme CGG.

P. I. — Pour en revenir à vos débuts dans l’industrie, avez-vous entendu à un moment ou à un autre que les hommes étaient plus faits pour cela, qu’ils avaient davantage de possibilités de s’y épanouir ?

S. Z. — Pas vraiment. Quand on arrive dans une classe préparatoire ou dans une école d’ingénieurs, le constat est vite fait : il n’y a pas plus de 10 à 15 % de filles. La situation est tellement avérée qu’on ne se pose même plus la question de cette sous-représentation. Schlumberger est un contre-exemple, car depuis très longtemps cette entreprise accorde une grande importance aux questions de parité et d’inclusion. Le groupe a mis en œuvre une véritable politique pour donner de la place aux femmes, sur la base de leurs compétences.

Attention, tout n’était pas rose non plus. Quand vous êtes une femme et que vous grimpez dans la hiérarchie, vous trouverez toujours des gens pour contester cette ascension en expliquant que vous ne la devez qu’à un impératif de mixité. Bref, vous entendrez des propos grinçants, mais il ne faut pas en exagérer la portée. À l’époque, je répondais que beaucoup d’hommes avaient progressé justement parce qu’ils étaient des hommes et qu’il était temps de faire de la place aux femmes compétentes !

P. I. — Qu’est-ce qui fait que les femmes ont souvent des difficultés à prendre des responsabilités dans des entreprises industrielles ?

S. Z. — Les facteurs qui expliquent cette situation sont communs à beaucoup d’entreprises et ne collent pas à un secteur en particulier, industriel ou autre. On sait que les femmes ont souvent du mal à se mettre en avant ; elles sont moins disposées que les hommes à faire valoir leurs qualités et à briguer des promotions ; et elles sont parfois tiraillées entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle. Ensuite, les biais des procédures de sélection peuvent facilement amener à sous-considérer les qualités et les performances des femmes, sauf s’il existe un processus pour contrebalancer ces biais. Un exemple parmi d’autres : quand un poste s’ouvre, combien d’entreprises auront spontanément l’idée d’intégrer au moins une femme dans la liste des successeurs potentiels ? Enfin, et ce n’est pas le moindre obstacle sur la route des femmes, le poids des habitudes ou des idées reçues. Sous prétexte que, dès la petite enfance, on autorise les filles à pleurer et pas les garçons, on va en déduire que les femmes ne contrôlent pas leurs émotions. Faut-il parler du congé maternité ? Trop souvent les employeurs le considèrent comme un frein à une carrière, en se persuadant qu’à leur retour les femmes n’auront plus le même niveau d’engagement.

P. I. — Le poids des idées reçues…

S. Z. — Cela démarre très tôt. Je me souviens de l’une de mes filles, encore jeune à l’époque, revenir de l’école et m’annoncer qu’elle ne pourrait pas faire de l’informatique « parce que l’informatique, c’est pour les garçons ». Autant vous dire que mon sang n’a fait qu’un tour et que j’ai aussitôt voulu la convaincre qu’il était impensable de se fixer de telles barrières. Le message a dû bien passer puisque nous n’avons plus jamais eu par la suite de discussions de ce type, et qu’elle fait maintenant de l’informatique ! Indépendamment de mon cas personnel, je crois beaucoup aux exemples : la vie est faite de rencontres déterminantes, dont certaines peuvent vous aiguiller favorablement. Nonobstant tous les sujets que nous abordons ici, il y a suffisamment de femmes dans l’industrie pour donner aux jeunes filles l’envie qu’il y en ait encore plus.

P. I. — La situation est-elle différente selon les pays ? Y a-t-il des endroits où l’accès à des carrières dynamiques pour les femmes est plus aisé ?

S. Z. — Soyons plus modestes : y a-t-il des pays qui réservent aux femmes une égalité de traitement sur le plan professionnel ? J’ai eu l’occasion de beaucoup voyager, ce qui facilite les comparaisons. Dans les grands pays communistes, ou ex-communistes, comme la Chine ou la Russie, on constate que la proportion de femmes dans les formations très techniques est plus importante qu’ailleurs. Au Brésil, elles sont plus nombreuses à s’épanouir dans le monde du travail parce qu’il leur est plus facile de se faire aider dans la gestion du foyer (qui reste encore largement à leur charge). La situation est diamétralement opposée en Inde et au Japon, où les femmes qui travaillent au-delà d’un certain âge ne sont pas très bien vues par la société. Aux États-Unis, on se situe entre les deux. D’un côté, les femmes sont encouragées à exercer une activité professionnelle ; de l’autre, il n’est pas facile de mettre en place du support pour la garde d’enfants. Je me souviens, lors de ma première expatriation à Houston, que mes voisins étaient étonnés que j’aie pu faire le choix de travailler et de consacrer beaucoup de temps à mes activités professionnelles alors que j’avais deux jeunes enfants.

P. I. — Dans la manière de piloter un projet, voyez-vous des différences entre un homme et une femme ?

S. Z. — Ne tombons pas dans les stéréotypes. Or ils sont nombreux. Une femme serait plus rigoureuse, travaillerait davantage dans la continuité, aurait l’esprit plus collaboratif, embrasserait davantage les projets dans leur globalité… A contrario, un homme exercerait mieux le leadership, embarquerait plus les équipes, insufflerait davantage de dynamisme… La liste n’est pas exhaustive. En réalité, il n’y a pas de réponse à cette question sur une éventuelle gestion « genrée » des opérations. Certains hommes pourront développer des réflexes féminins tandis que certaines femmes emprunteront des traits masculins dans leur mode de management. On touche là aux spécificités de chaque personne. Rappelons aussi l’importance de la formation. La maîtrise des connaissances, le partage de l’expérience, le pilotage d’un projet : tout cela s’apprend. Que l’on soit homme ou femme, au fil d’une carrière, on s’enrichit et on fait profiter l’entreprise de cette palette élargie de compétences.

P. I. — Au cours de votre carrière, vous êtes-vous évertuée à promouvoir les femmes ?

S. Z. — J’ai eu l’opportunité de travailler dans les ressources humaines à un niveau global pendant deux ans. La feuille de route était justement de mieux identifier la place des femmes dans l’entreprise et de voir comment elles pouvaient exercer davantage de responsabilités. Je me suis alors plongée dans les données qui permettent de regarder les faits. En croisant les multiples informations — formation, ancienneté, évolution, nationalité, rémunération, attrition, etc. —, on parvient beaucoup mieux à identifier les points problématiques et les leviers d’action. J’avais travaillé sur trois grands axes de progrès : le premier consistait à augmenter le pourcentage de femmes recrutées, et cela dans tous les types de postes de la société. Le deuxième axe concernait l’attrition des femmes, bien plus élevée que celle des hommes, en particulier sur les niveaux d’entrée. Le troisième axe tournait autour de la promotion des femmes au premier niveau de management : en effet, le pourcentage de femmes promues était proportionnellement plus faible que celui des hommes pour un niveau équivalent. Ces deux derniers points ont été résolus assez vite grâce à des mesures volontaristes. Enfin, il s’est agi de porter une attention particulière aux promotions visibles de haut niveau en s’assurant d’intégrer dans la liste des candidats au moins une femme, ce qui a eu le mérite de les identifier et de les faire reconnaître.

P. I. — Dans certains pays, cette politique volontariste passe par des dispositifs législatifs incitatifs…

S. Z. — On n’a pas le choix. Si l’on attend que ça se passe, en espérant que la promotion des femmes se fasse plus naturellement, on risque de patienter encore longtemps. En tous les cas, jusqu’à ce que le nombre de femmes soit suffisamment important dans les organes de direction. Ces dispositifs mettent les entreprises en face de leurs responsabilités. N’ayons pas peur de dire que nous partons de très loin. Considérons par exemple la question des rémunérations : à poste égal, très nombreuses sont les femmes à toucher moins qu’un homme, avec des variations parfois très sensibles, suivant les industries et les pays. Dans l’entreprise, le schéma est souvent le même : quand vous posez la question sur ces écarts de salaires, on vous répond qu’on va pouvoir y remédier, mais qu’il faudra lisser ce rattrapage sur une période qui peut être conséquente. Dans les faits, qu’est-ce qui empêche de corriger rapidement le tir ? Rien. À l’arrivée, il faut reconnaître la réalité et faire preuve d’énergie pour rétablir l’équité au plus vite.

P. I. — Chez CGG, avez-vous eu l’occasion de promouvoir des femmes ?

S. Z. — Je suis arrivée chez CGG en 2013, cinq ans avant de prendre mes fonctions à la direction générale. Soit un laps de temps suffisant pour bien connaître l’état des forces vives de l’entreprise. En l’occurrence, CGG est plutôt en avance sur les autres car la société est féminisée à hauteur de 30 %, un bon score dans l’industrie. Cela n’empêche pas des retards qu’il a fallu combler. Aujourd’hui, je le répète, quelle que soit l’entreprise, aucune ne peut faire l’économie d’une politique volontariste en faveur des femmes.

P. I. — Sous un angle plus business, avez-vous le souvenir d’une impulsion que vous avez donnée à CGG qu’un homme n’aurait pas décidée de la même façon ?

S. Z. — Il faut d’abord dire que nous avons besoin de tous les talents et à tous les niveaux pour le succès de CGG. Les grandes orientations sont prises en fonction de l’intérêt de CGG et de sa pérennité, en plein accord avec le conseil d’administration. Je ne crois pas qu’il y ait une différence fondamentale homme-femme dans la façon de travailler. Il faut simplement apprendre à accepter que des femmes puissent être aussi compétentes que les hommes dans tous les rôles de leadership et à la tête des sociétés, et mettre en place les processus qui leur permettent de se révéler.

P. I. — Dans l’industrie, un grand nombre de métiers sont en tension. Cela ouvre-t-il davantage de perspectives pour les femmes ?

S. Z. — Tous les métiers ne sont pas en tension au même degré. La chasse aux profils devient d’autant plus difficile qu’on accuse un manque d’ingénieurs et de techniciens dans un grand nombre de filières. La question des formations en amont se pose donc avec acuité. Si l’on prend le cas des femmes ingénieures, elles essaiment dans certains domaines, comme la chimie, et sont notoirement absentes dans d’autres, comme l’électronique ou l’informatique. Il est clair que la demande accrue dans certains métiers devrait leur ouvrir de nouvelles perspectives ; encore faut-il que, collectivement, nous puissions les attirer vers ces formations plus techniques ou plus technologiques.

P. I. — Il y a la crise sanitaire, il y a aussi la crise économique. Diriez- vous que les femmes en sont plus victimes que les hommes parce qu’elles occupent des emplois davantage exposés ?

S. Z. — Ce n’est pas nouveau. Voilà quelques années, j’avais été témoin de la situation d’une entreprise étrangère, obligée de réduire la voilure après un épisode difficile. Quand il a fallu faire un tri dans les effectifs, les étrangers, les femmes et les salariés les plus anciens ont été les premiers concernés par la vague de départs. La crise sanitaire a été plus impactante pour les femmes qui se sont retrouvées avec une charge familiale accrue, du fait de la scolarisation à la maison en particulier. Pour arriver à plus d’équité au travail, il faut aussi plus d’équité à la maison, mais c’est un autre — vaste — sujet !