Politique Internationale — La décarbonation des mobilités et des infrastructures qui les accueillent est l’un des grands enjeux des années à venir. Les industriels, et en particulier ceux du BTP, vous semblent-ils pleinement impliqués pour relever ce défi ?
Frédéric Gardès — Il y a une vraie prise de conscience. Sans doute est-elle récente et encore assez circonscrite géographiquement — avec une impulsion donnée en Europe occidentale —, mais elle est bien réelle. Les discours climatosceptiques sont devenus marginaux. Chacun mesure qu’en l’absence de changement, en particulier dans les modes de déplacement et dans les modes de production, la vie sur la planète sera de plus en plus difficile.
Nombre d’industriels des secteurs de la mobilité et du BTP s’impliquent. Chez Colas, nous sommes engagés dans une stratégie de décarbonation de nos activités, avec l’objectif de réduire de 30 % nos émissions directes de GES (scopes 1 et 2) et également — ce qui est très ambitieux et très rare dans notre profession — de 30 % nos émissions indirectes en amont (scope 3a) d’ici à 2030. Je donnerai juste un exemple de ce que nous faisons pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles : nous travaillons avec nos fournisseurs à l’adaptation progressive de nos flottes et de nos installations à l’électricité verte, l’hydrogène vert ou aux biocarburants.
Si la prise de conscience du secteur est tout à fait claire dans certaines géographies du monde et progresse dans d’autres, encore faut-il que les efforts soient collectifs, partagés et soutenus, notamment par les responsables politiques et les décideurs publics. Prenons l’exemple de la France. Les industriels du BTP sont déterminés à accompagner massivement la révolution écologique. Mais on observe souvent un décalage entre des annonces sincères au niveau étatique et la réalité quotidienne des appels d’offres sur le terrain. Cet écart ne permet pas toujours de mettre en œuvre des projets vertueux sur le plan environnemental.
La situation est différente du côté de certains de nos voisins européens. Le Royaume-Uni, par exemple, s’appuie sur une feuille de route détaillée, soutenue par la CBI (Confederation of British Industry), pour atteindre son objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Quant à la Finlande, dont le gouvernement a fixé un objectif ambitieux à l’horizon 2035, elle se distingue par le fait que l’ensemble des parties prenantes ont été sollicitées pour l’élaboration des feuilles de route, chaque secteur définissant son propre plan d’action.
Personnellement, je crois dans la stimulation collective comme accélérateur de changement.
P. I. — Que manque-t-il selon vous, en France, pour que les donneurs d’ordre intègrent davantage l’exigence environnementale dans les marchés publics ?
F. G. — L’innovation est une composante à laquelle les élus sont de plus en plus attentifs, mais elle reste un critère secondaire dans le choix d’une entreprise de travaux publics. Elle passe après la compétitivité, la réactivité et la rigueur. Il faut absolument faire évoluer les mentalités pour surmonter l’idée caricaturale selon laquelle une solution technique plus verte serait systématiquement beaucoup plus chère. D’autant qu’avec la montée en volume des solutions innovantes les prix deviendront de plus en plus compétitifs.
Certains maîtres d’ouvrage publics encouragent les entreprises à être écologiquement mieux-disantes. La Société du Grand Paris, par exemple, a mis en place en 2020 un dispositif incitatif appelé « Reverse Carbon Initiative ». Les titulaires des marchés de travaux sont financièrement encouragés à proposer de nouveaux matériaux moins consommateurs de ressources. Si cette innovation leur permet des économies de coût, ils conservent ces gains.
Mais c’est au moment de l’appel d’offres qu’il faut imposer des propositions écologiquement plus vertueuses. La loi Dérèglement climatique et résilience est une première étape, puisqu’elle vient réformer la commande publique en imposant que, à l’horizon 2026, les aspects environnementaux soient intégrés dans au moins un des critères de choix des candidatures, mais elle reste insuffisante.
Si l’on veut franchir de nouvelles étapes, les outils juridiques et administratifs doivent devenir plus incitatifs encore, voire plus contraignants. Je pense en particulier aux appels d’offres ouverts à variantes.
P. I. — Colas a une longue tradition d’innovation. Pouvez-vous nous citer quelques exemples de solutions qui contribuent à façonner la mobilité responsable de demain ?
F. G. — Depuis de nombreuses années, nos équipes de R&D et les équipes techniques de nos entités à travers le monde sont mobilisées sur les thématiques environnementales. Nous avons aujourd’hui une vaste gamme de solutions à proposer.
Parmi nos innovations les plus récentes, je citerai un liant produit à partir de matières premières renouvelables qui peut se substituer au bitume dans la composition des revêtements routiers et dont l’innocuité environnementale est totale et certifiée. Nous avons aussi mis au point de nouvelles techniques de fabrication du ciment permettant des gains de CO2 de 20 à 30 %. Il y a également les techniques d’enrobés à froid, sans oublier de nouveaux procédés de recyclage de chaussée en place qui permettent à la fois de préserver les ressources et de réduire les impacts en termes d’émissions de CO2.
Pour construire les infrastructures de mobilité responsables de demain, nous avons aussi développé des solutions comme Wattway, le premier revêtement routier photovoltaïque au monde, et Flowell, une solution de signalisation dynamique innovante. À partir de dalles composées de LEDs encapsulées, ce marquage au sol lumineux permet de moduler la route ou la voirie selon les besoins du trafic et de faire cohabiter harmonieusement différents modes de déplacement dans l’espace public. Le champ de mise en œuvre de cette innovation est très large.
Toutes ces innovations ont déjà fait l’objet de nombreux chantiers d’application. Il reste maintenant à les déployer à grande échelle… à la faveur notamment de la demande publique, mais aussi des clients privés.
P. I. — Les aménagements dont vous parlez renvoient à la ville du futur. Sait-on déjà à quoi ressembleront les infrastructures de mobilité urbaines de demain, et plus largement la route du futur ?
F. G. — Les représentations de la ville du futur sont nombreuses, parfois un peu fantaisistes, voire proches de la science-fiction. Les taxis volants, par exemple, sont possibles techniquement, mais qui supporterait le bruit aérodynamique engendré ?
Penser la ville et les infrastructures de mobilité du futur, c’est avant tout répondre à l’enjeu climatique. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut réviser la façon dont on se déplace et dont on interagit en milieu urbain.
Ainsi, la décarbonation des mobilités passe par les mobilités douces comme le vélo ou collectives comme les tramways et les BHNS fonctionnant à l’électricité ou l’hydrogène verts. Elle passe aussi par l’optimisation des usages des infrastructures. À cet égard, développer les voies partagées grâce à une solution comme Flowell ouvre des perspectives prometteuses. Il reste la problématique de la logistique du dernier kilomètre, étroitement liée à l’agencement même des infrastructures de mobilité, et complexe à maîtriser. Colas a un rôle à jouer dans l’optimisation de la mission de distribution dans sa phase la plus fine et la plus impactante pour les riverains. Sa solution Qievo a été retenue sous le nom de Fluideo pour la gestion des flux de camions sur la ZAC du futur village olympique construit en prévision des JO de Paris 2024.
La lutte contre les îlots de chaleur urbains (ICU) est un autre défi. Accompagner les décideurs qui doivent repenser certains aménagements pour une meilleure occupation des sols fait partie de nos engagements. Nous avons également déjà expérimenté des solutions basées sur la mise en œuvre de matériaux plus appropriés. Je pense en particulier à l’Urbalith, un revêtement perméable, naturel et recyclable, issu du mélange à froid de granulats et d’un liant organo- minéral, qui contribue à réduire les îlots de chaleur urbains.
De façon plus globale, qu’il s’agisse de voies urbaines ou périurbaines, de routes ou de voies ferroviaires, le spécialiste des infrastructures de mobilité qu’est Colas s’attache à penser l’infrastructure comme un actif bas carbone, et ce dès sa conception. Grâce au développement des technologies du BIM et du CIM, nous évaluons l’impact des infrastructures de mobilité sur le climat à toutes les étapes de leur cycle de vie.
Imaginées, construites, aménagées et entretenues de la façon la plus responsable possible, les infrastructures de transport ont encore de beaux jours devant elles car elles relient les hommes et les territoires. Physiquement, les routes du futur ressembleront encore longtemps à celles d’aujourd’hui, même si la composition des chaussées évoluera. Surtout, elles seront de plus en plus connectées, auront une fonction de recharge pour les véhicules électriques, accueilleront des caténaires pour les poids lourds, permettront le transfert d’informations pour les véhicules autonomes, etc.
P. I. — Que préconisez-vous pour améliorer l’état des routes dans la perspective d’une mobilité du futur performante ?
F. G. — Partout dans le monde, l’entretien régulier des routes est essentiel pour des raisons de sécurité, de confort… et de coût. Rénover une infrastructure avant que les dégâts ne soient structurels coûte beaucoup moins cher que la reconstruire complètement.
À titre d’information, dans un groupe comme Colas, l’activité d’entretien représente une part importante de notre chiffre d’affaires.
Si l’on regarde plus spécifiquement la France, on peut regretter qu’elle soit passée, dans le classement établi par le Forum économique international, du premier rang des pays reconnus pour la qualité de leurs routes il y a encore une dizaine d’années à la dix-huitième place. Ce décrochage s’explique par l’insuffisance des investissements nécessaires au maintien des infrastructures (hors réseau concédé) dans un état optimal.
Mais la dégradation de l’état des routes n’est pas une fatalité.
Nous avons des savoir-faire innovants et responsables. Nous avons par exemple développé un outil numérique, Anaïs, qui permet de détecter les zones d’alerte sur une infrastructure. Nous utilisons aussi l’intelligence artificielle pour améliorer notre connaissance de l’état de la route et rendre plus pertinents les investissements d’entretien pluriannuels.
Nous pouvons également imaginer de nouvelles manières de contractualiser l’entretien routier. Revoir le principe d’allotissement pour élargir le périmètre d’intervention et mieux coordonner les travaux permettrait d’optimiser les coûts pour la collectivité comme pour l’industriel, d’entretenir davantage de routes tout en répondant aux contraintes environnementales et énergétiques, et ainsi d’offrir aux usagers des infrastructures beaucoup plus performantes. Il existe un outil juridique qui répond à toutes ces exigences : le marché global de performance. Ce modèle, qui donne une responsabilité globale d’un réseau routier à l’échelle d’une ville ou de l’équivalent d’un département par exemple, existe déjà en Angleterre et dans certains pays d’Europe du Nord.
La mobilité du futur ne se dessinera qu’avec une meilleure gestion du patrimoine routier.
P. I. — Vu de loin, on a un peu le sentiment que les routes durables, responsables, innovantes sont l’apanage des pays européens, et même seulement des économies préoccupées par la lutte contre le réchauffement climatique. Cette vision est-elle réductrice ?
F. G. — L’appréciation de la situation doit être nuancée. N’oublions pas que la lutte contre le changement climatique revêt une dimension mondiale, car tous les pays de la planète sont concernés et commencent d’ores et déjà à être impactés.
Certes, l’Europe occidentale se veut précurseur, mais elle n’est pas non plus la seule région du monde à envisager les infrastructures de mobilité sous l’angle de la révolution écologique. Aux États-Unis, Joe Biden a fait des annonces fortes sur ce sujet. En Asie, après des décennies consacrées à un développement économique accéléré, de nombreux pays mesurent la nécessité d’intégrer désormais les enjeux liés au réchauffement climatique. En Afrique, un tel cheminement va se faire par étapes.
P. I. — Enfin, peut-on parler d’une excellence française dans le domaine du BTP ?
F. G. — Sans conteste, dans ce domaine, la France est en pointe et rayonne à l’international. Elle dispose d’excellentes filières d’enseignement, avec des écoles d’ingénieurs réputées, un apprentissage technique reconnu et une densité de formations développées par les entreprises en interne. Elle peut également revendiquer l’existence de grands groupes de BTP internationaux, capables de mener des chantiers majeurs dans le monde entier et qui s’inscrivent dans une tradition historique d’innovation. Pour illustrer la richesse de l’héritage français, je citerai par exemple la technique du béton précontraint de Freyssinet (1879-1962), qui permet de faire face aux sollicitations de traction dans le béton dues au poids des charges. Cette invention a ouvert le champ des possibles dans la construction des ouvrages d’art.
Mais d’autres pays se distinguent aussi par leurs formations de qualité, leurs grandes réalisations et leurs innovations. À cet égard, je rappellerai que ce sont deux ingénieurs britanniques qui, il y a plus de cent ans, ont mis au point le Cold Asphalt, l’émulsion de bitume qui a révolutionné la technique routière… et donné son nom à Colas !
En tant que groupe implanté dans cinquante pays sur les cinq continents, avec un fort ancrage local, nous en sommes convaincus : c’est de la diversité des cultures et des techniques que naîtront les infrastructures de mobilité responsables de demain.