Les Grands de ce monde s'expriment dans

Sécurité routière : le combat d'une battante

Politique Internationale — L’accident qui vous a arraché une jambe est survenu il y a quatre ans exactement, le 27 octobre 2018. Cet automne 2022, vous entamez une nouvelle saison de sportive de haut niveau…

Pauline Déroulède — Dans les jours qui ont suivi mon accident, je me suis fixé un objectif : participer aux épreuves de tennis en fauteuil aux Jeux de Paris 2024. J’ai commencé à jouer très jeune. Le tennis a toujours été « mon » sport, et il s’est imposé à moi pour m’aider à reprendre le dessus. Ce qui ne veut pas dire que le tennis en fauteuil allait de soi : au début, je considérais que la discipline n’avait pas de dimension suffisamment physique pour moi. Peu à peu, ces préjugés sont tombés. Il y a un plaisir de la glisse en tennis en fauteuil, pas très éloigné de celui qu’éprouve la personne valide sur terre battue. En juin 2021, je suis devenue championne de France pour la première fois, un titre que j’ai confirmé cette année. Depuis plusieurs mois, j’ai intégré le Top 30 mondial avec une pointe à la 16e place dernièrement. Plus que jamais mon objectif est de me qualifier pour les paralympiades de Paris. Ce serait la récompense de mon investissement : deux à quatre heures de tennis par jour, plus la préparation physique, musculation, endurance, crossfit…

P. I. — Cette nouvelle vie d’athlète, jusqu’à quel point vous permet-elle de ne plus penser à ce jour où un automobiliste vous a renversée ?

P. D. — C’est très simple : chaque 27 du mois, je repense à l’accident, à ce qui s’est passé, aux conséquences, aux bouleversements qui ont secoué mon existence. Le 27 octobre est un jour à part : avec ma copine Typhaine, nous nous évertuons à rendre cette journée la plus douce possible, à l’agrémenter de petits moments suffisamment gais pour ne pas laisser un voile noir obscurcir l’horizon. J’accorde une grande importance aux dates : j’ai marché pour la première fois avec une prothèse un 27 février, je suis devenue championne de France de tennis en fauteuil un 27 juin… Ce sont presque des marqueurs dans ma vie d’après.

P. I. — Vous attendez tranquillement assise sur votre scooter lorsque vous êtes percutée. Tout s’est figé dans votre mémoire…

P. D. — Je n’ai rien oublié parce que je suis restée consciente une bonne partie du temps. Juste après le choc, projetée cinquante mètres plus loin, j’ai vu ma jambe arrachée ; j’ai réalisé instantanément que je ne pourrai plus jamais remarcher comme avant, ni surtout mener la même existence. Et si j’avais eu la moindre illusion, j’ai été aussitôt refroidie avant d’entrer au bloc opératoire. On m’a fait comprendre que ce serait impossible de faire des miracles, que l’équipe médicale ne parviendrait pas à recoller ma jambe. J’avais 27 ans, je menais jusque-là l’existence ordinaire d’une jeune Parisienne, une existence qui m’allait bien. En un instant, j’ai basculé dans une vie « extra-ordinaire », au sens premier du terme. Je conserve toujours la nostalgie de ma vie d’avant. Ne serait-ce que ma vie professionnelle : je travaillais dans l’audiovisuel, en tant qu’assistante-réalisatrice, une activité qui oblige à courir partout.

P. I. — Votre capacité de résilience force l’admiration, votre parcours aussi qui fait que l’on vous considère comme une jeune femme « inspirante », selon la terminologie consacrée. Soupçonniez- vous ces ressources en vous ?

P. D. — Le cerveau humain est bien fait. Le choc post-traumatique est tel que le traumatisme initial est peu à peu relégué au second plan. Ensuite, j’ai effectué un gros travail : la thérapie EMDR (NDLR : une méthode sensorielle pour alléger la charge émotionnelle) entre dans ce cadre ; dans mon cas, les séances se sont avérées très efficaces. Le sport, enfin, a été un puissant levier pour me reconstruire. Je suis d’un naturel énergique et j’ai vite mesuré que je n’avais pas le choix : ma jambe n’était plus là, j’allais devoir faire avec. Pendant huit mois à l’hôpital, dont quatre mois en rééducation, j’ai découvert une vraie famille. Celle de l’hôpital militaire Percy (Hauts-de-Seine), où des soldats victimes de blessures extrêmement sévères sont soignés. Non seulement je n’avais pas le choix pour accepter ma nouvelle situation mais je n’avais surtout pas le droit de me plaindre : autour de moi, il y avait des personnes autrement plus meurtries dans leur chair. Des gens « démolis » obligés de se reconstruire et dont vous mesurez le combat quotidien. Vous n’êtes pas seul dans la salle de kiné, vous êtes au milieu de camarades qui luttent tous ensemble avec une équipe pour les aider. Ce climat n’est pas anodin : indépendamment de ma volonté personnelle, les kinés devaient presque me freiner pour que je ne brûle pas les étapes de ma rééducation.

P. I. — En parallèle à votre combat pour votre reconstruction physique, vous avez entamé un autre combat, celui-là en faveur d’une sécurité routière accrue. À quel moment avez-vous jugé opportun de vous lancer sur ce terrain ?

P. D. — Cette initiative n’a pas surgi du jour au lendemain. Le premier qui a fait entendre sa voix est mon père. Sa démarche a été instantanée : il a réagi comme un papa dont la fille venait d’être victime d’un grave accident de la route et c’était un moyen pour lui d’exprimer sa colère. Une colère constructive en l’occurrence : la pétition lancée par ses soins, qui demandait que les seniors ne soient plus titulaires d’un permis de conduire à vie, a été signée par plus de 150 000 personnes. À ce moment-là, vis-à-vis de ce mouvement, j’étais en retrait. J’avais besoin de reprendre mes esprits, d’y voir clair pour me rendre compte à quel point une personne de 90 ans qui prend le volant sans aucun garde-fou, c’est proprement ahurissant. Nous sommes dans un pays, la France, où il n’y a aucune limite d’âge pour cesser de conduire. La plupart de nos voisins ont mis en place un encadrement strict : on considère de manière tangible qu’à partir d’un certain âge il n’est plus raisonnable de prendre sa voiture.

P. I. — Aviez-vous anticipé que votre engagement aurait un tel retentissement ?

P. D. — Les circonstances de l’accident ont fait beaucoup pour le déferlement médiatique qui s’est ensuivi. Ce n’est pas seulement le profil du responsable qui a généré des commentaires. Nous étions aussi en plein Paris : un tel épisode pouvait arriver à tout le monde. Il y avait enfin plusieurs victimes. N’oublions pas cette autre jeune femme qui, certes, a pu récupérer sa jambe, mais qui se déplace toujours avec des douleurs. Et que dire de ce jeune papa dont les capacités neurologiques sont irrémédiablement affectées et qui n’a pas pu reprendre une activité professionnelle normale ? Nous sommes liés à vie par ce drame, et je pense tous les jours à eux.

P. I. — Vous avez découvert aussi les réactions du monde politique…

P. D. — Une réaction en particulier m’a heurtée au plus haut point, celle de Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, qui a expliqué qu’un tel accident renvoyait d’abord aux responsabilités individuelles ou à celles de la famille. Autrement dit, c’est au conducteur lui-même de décider s’il peut s’installer au volant ; ou, s’il n’est pas en état de trancher, il revient à l’entourage de se prononcer. On en revient à l’absence totale d’encadrement, qui se trouve quasiment justifiée. J’ai eu l’occasion de m’en expliquer avec Christophe Castaner, un jour où nous nous sommes croisés dans les couloirs d’une radio. Il s’est excusé pour ses propos et nous avons eu rendez-vous par la suite.

P. I. — Cela signifie en tout cas que les responsables sont conscients de la nécessité d’améliorer les choses…

P. D. — Nous sommes presque en présence d’un double discours. Quand vous interrogez les élus en privé, ils mesurent bien les dangers du permis de conduire à vie. Ils sont réceptifs également à l’idée de trouver des alternatives, comme un système de navettes qui permettrait de convoyer les seniors. En revanche, dès qu’il s’agit de s’exprimer en public, la parole est beaucoup plus rare. Pourquoi cette frilosité, ce manque de courage politique ? En France, la voiture, c’est sacré : on n’y touche pas ! La liberté de mouvement ne constitue qu’une partie de l’explication. Les préoccupations électoralistes ne sont jamais très loin. Personne n’a oublié ce qui s’est passé quand l’ancien premier ministre Édouard Philippe a voulu abaisser à 80 km/ heure la limite de vitesse sur le réseau secondaire : il a été rapidement contraint de faire machine arrière.

P. I. — Il n’empêche, malgré ces réticences, vous dialoguez avec les pouvoirs publics. Vous avez réalisé un clip avec la Sécurité routière, qui est l’une des directions du ministère des Transports ; vous en préparez deux autres. Bref, vous faites presque partie du système qui vise à rendre la route plus sûre…

P. D. — Je ne fais pas partie du système. Je ne suis affiliée à aucun organisme. Mon combat pour une meilleure sécurité sur les routes, je le mène en électron libre. On peut le voir comme une chance : cela me permet de pousser des portes sans trop de ménagements ; en revanche, je ne maîtrise pas les codes pour faire bouger les choses, à savoir les connaissances juridiques, les réseaux politiques, les relais médiatiques. Bien sûr, j’ai quelques points d’ancrage mais je ne prétends pas incarner la figure d’un mouvement qui voudrait rendre les routes plus sûres. Au passage, les prize money du tennis en fauteuil ne suffisent pas à me faire vivre, loin s’en faut. Depuis bientôt quatre ans, je peux compter sur un petit réseau de partenaires pour me conférer une autonomie. Leur soutien est précieux, je les en remercie, ils sont un encouragement supplémentaire à me réaliser dans ma nouvelle vie. Cela pour dire à nouveau que je ne peux pas endosser des responsabilités qui ne sont pas les miennes. Ne comptez pas sur moi pour me prononcer sur la sécurité des infrastructures, la typologie des véhicules ou le fonctionnement des assurances. Les assureurs sont une profession que je me suis bien gardée d’aller voir, car ce n’est pas dans leur intérêt de limiter l’utilisation du permis de conduire. Un accident grave oblige certainement une compagnie à verser des sommes importantes, mais qui ne pèsent rien par rapport à la suppression du permis pour une certaine catégorie de personnes « inaptes ».

P. I. — Les politiques qui sont en première ligne pour réformer la société ont-ils pris leurs responsabilités ?

P. D. — On ne va pas se mentir, les avancées sont timides. Mais il y a des petits pas, comme ce décret pris récemment qui stipule que les personnes atteintes — à un degré avancé — de la maladie d’Alzheimer ne peuvent plus prendre le volant ; sur avis médical bien sûr. Il n’est pas inutile de rappeler qu’après mon accident j’ai dû repasser mon permis de conduire. Croyez-moi, pour se retrouver face à un examinateur après ce qui m’est arrivé, il faut du courage. Même si je conçois parfaitement que mon nouveau statut de personne handicapée pouvait présenter un danger au volant. Mais justement, qu’est-ce qui empêcherait à partir d’un certain âge, d’un certain degré d’inaptitude, de se soumettre à une mesure d’évaluation de sa capacité à conduire ? Et de considérer, si vous passez outre, que vous commettez une infraction, avec des sanctions à la clé ? Comme cela se fait déjà pour la conduite sous l’emprise de l’alcool ou des stupéfiants…

P. I. — À la fin de l’année dernière, l’automobiliste responsable de votre accident est décédé. L’aviez-vous rencontré ?

P. D. — J’ai tenu à rencontrer ce monsieur lors de la procédure judiciaire (NDLR : la procédure s’est éteinte avec son décès, aucun procès n’aura donc lieu pour reconnaître une responsabilité pénale). On parle surtout des victimes, avec raison, mais il faut aussi mentionner ces personnes responsables d’un accident, fortement impactées elles aussi. En l’occurrence, ce monsieur avait parfaitement conscience de sa faute, malgré toutes les précautions qu’il prenait déjà : petits trajets, pas de conduite de nuit… Il pensait même depuis quelque temps à arrêter de conduire. Puisque nous parlons de procédures judiciaires, à partir de quand pourra-t-on espérer des dénouements plus rapides ? Des milliers de dossiers traînent en longueur, au grand désespoir des victimes. Non seulement elles sont directement touchées mais elles voient les mois et les années passer sans que les faits soient jugés : c’est la double peine. Et quand ils le sont, les peines encourues sont ridicules. Parfois, le juge ne décide même pas de suspension de permis ; en droit français, la voiture n’est pas considérée comme une arme. Pour les victimes, c’est une injustice de plus.

P. I. — Aujourd’hui, lorsque vous prenez la voiture, êtes-vous encore plus attentive que par le passé ?

P. D. — J’ai passé mon permis à 25 ans, deux ans seulement avant mon accident. Autant dire que mes souvenirs du Code de la route étaient très frais quand j’ai été percutée. Ils sont toujours aussi frais, même si c’est pour des raisons dont je me serais bien passée. Je suis attentive à ma conduite, attentive aussi à celle des autres, car une erreur d’appréciation d’autrui peut vite avoir des conséquences. Malheureusement, combien d’automobilistes brûlent les feux, pianotent sur leur smartphone ou ne mettent pas leur clignotant ? Trop. Beaucoup trop. J’essaie de ne pas être trop vindicative et d’opter pour la pédagogie quand je descends ma vitre, mais que c’est dur de voir autant d’incivilités et de personnes inaptes et dangereuses sur la route !

P. I. — Après avoir commencé cet entretien avec le tennis en fauteuil et la nouvelle saison qui s’annonce, terminons-le en vous demandant si cette discipline reçoit le soutien qu’elle mérite ?

P. D. — Les choses sont en mouvement, peu à peu. La Fédération française de tennis (FFT) est consciente du réservoir de bons joueurs et de bonnes joueuses que cela représente. Or le potentiel, à quelques encablures de Paris 2024, cela compte ! Les espoirs de médailles sont un vivier à encourager, avec en toile de fond une discipline tout entière qui doit pouvoir compter sur un soutien accru.