Éternelle candidate à l'Union européenne (UE), la Turquie éveille les passions, mais pose, aussi, de sérieux problèmes d'ordre institutionnel et politique. Aucun autre pays ne présente à ce point un double visage. D'un côté, une société civile développée et dynamique ; d'un autre côté, un Léviathan géant arc-bouté sur le statu quo qui tire tout un peuple vers le bas. D'un côté, une laïcité militante ancrée au cœur d'un républicanisme à la française ; de l'autre, un gouvernement islamique qui rêve d'anéantir l'espace public. D'un côté, une société qui, dans son écrasante majorité, aspire à la modernité occidentale (80 % des Turcs souhaitent adhérer à l'UE) ; de l'autre, une structure étatique paranoïaque qui exploite les vieux démons (l'impérialisme européen, le Traité de Sèvres, l'encerclement par la Grèce) pour mieux asseoir son pouvoir. Le cas turc a, décidément, tout d'un casse-tête chinois.
La plupart des observateurs occidentaux estiment que les problèmes majeurs de la Turquie - les questions chypriote, kurde et arménienne, le conflit avec la Grèce, la crise économique, le chômage, les droits de l'homme, la liberté d'expression et la montée de l'islam - se régleront avec le temps grâce aux réformes demandées par l'UE. Il ne reste finalement qu'un seul obstacle sur la route de l'Europe : l'armée qui, vingt-trois ans après le putsch de 1980, continue de détenir tous les leviers de commande.
De l'armée du peuple à l'esprit de caste
Créée par Mustafa Kemal Atatürk, cette armée est l'armée du peuple. En remportant la première guerre d'indépendance nationale contre les puissances impérialistes (1919-1923), elle a jeté les bases de la Turquie moderne. La république laïque, à laquelle 90 % de la population turque se déclarent attachés, est une valeur constitutive de la nation. Mais au lieu de se muer comme en France en une démocratie, cette république laïque a emprunté un tout autre chemin : trois coups d'État militaires (1960, 1971 et 1980) l'ont transformée en régime autoritaire (2). Au fil des années, l'armée s'est de plus en plus coupée du peuple. Elle est devenue un groupe social à part entière doté de privilèges particuliers, replié sur lui-même. Bref, une caste vivant en autarcie, séparée du reste de la population.
Aujourd'hui, l'armée turque se livre à un travail de sape systématique visant à ruiner les efforts des pro-européens tout en évitant de prendre ouvertement position contre l'UE afin de ne pas se dévaloriser aux yeux de l'opinion publique. Bien décidée à préserver le statu quo, elle s'oppose aux réformes démocratiques qui remettraient en cause ses prérogatives si le pays accédait à l'UE. Comble du paradoxe : l'armée turque, qui fut le fer de lance de la modernité occidentale, se réfugie dans un conservatisme anachronique.
Le vrai problème de la Turquie n'est ni religieux, ni économique, ni même géographique : il est politique. Avec les élections législatives du 3 novembre 2002 qui ont porté les islamistes à la tête du gouvernement, le système a clairement montré ses limites. Cette fois, le peuple turc s'est trompé. Ce n'est …
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