Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE CHEMIN DE DAMAS

Brigitte Adès - Depuis trente ans, vous consacrez vos recherches au Levant. Vous avez écrit notamment deux ouvrages sur la Syrie, dont une biographie de l'ancien président syrien Hafez el-Assad. Comment l'avez-vous connu ?
Patrick Seale - Hafez el-Assad avait lu un de mes livres, qui retraçait l'histoire de la Syrie après la Seconde Guerre mondiale. Il a su que j'étais en Syrie en 1977 et m'a demandé pourquoi je n'écrirais pas un second volume. En 1984, je suis revenu le voir avec un projet de biographie. Je l'ai rencontré à de nombreuses reprises. Il m'a dit d'écrire ce que je voulais et n'a jamais souhaité censurer le manuscrit. Le livre a été interdit en Syrie et le propre frère d'Assad m'a poursuivi en justice devant un tribunal britannique. Ce fut une longue bataille juridique qui dura plusieurs années. En Syrie - où, bien qu'officiellement introuvable, le livre fut très lu - on m'a reproché d'avoir été trop sévère. À l'inverse, en Occident, on m'a accusé de complaisance envers le régime. L'essentiel de l'ouvrage portait sur la politique extérieure et non pas sur la politique intérieure, plus contestable. En tout cas, j'ai appris que, lorsque Jimmy Carter s'est rendu à Damas en visite privée, Assad lui a offert mon livre.
B. A. - Henry Kissinger a dit de Hafez el-Assad qu'il était le " Bismarck du Moyen-Orient ". Qu'avait-il de si particulier ?
P. S. - Hafez el-Assad était un homme politique remarquable qui voyait loin. C'était l'un des dirigeants les plus rusés et calculateurs de son époque. Il était surtout extrêmement prudent. Il savait quand avancer et quand reculer. La manière dont il désamorça la crise avec la Turquie à propos d'Abdullah Ocalan (le chef du parti indépendantiste kurde PKK) en 1998 en est la parfaite illustration. Un leader plus impulsif aurait engagé un bras de fer avec Ankara, qui réclamait la tête d'Ocalan et qui était sur le point d'envahir la Syrie. Mais Assad savait que le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou avait noué une alliance avec la Turquie, et il avait vite compris que cette crise, en réalité, était piégée : s'il bougeait ses troupes, c'était la guerre sur deux fronts ! Il avança donc pas à pas, très calmement et très froidement, de manière à se débarrasser d'Ocalan et à désamorcer la crise. Aujourd'hui, les relations avec la Turquie sont bonnes, particulièrement avec le gouvernement actuel de Recep Tayyip Erdogan.
B. A. - Approuviez-vous également sa politique intérieure ?
P. S. - Bien sûr que non, et il le savait. C'était évidemment son point faible, surtout dans les dix dernières années. Il disait que, comme la Syrie était menacée de partout, il ne pouvait pas relâcher les rênes. À sa décharge, il faut reconnaître qu'il avait tellement de problèmes sur les bras qu'il a été contraint de délaisser, plus ou moins, la scène intérieure.
B. A. - Ce n'est pas une raison pour bafouer les libertés individuelles et bâtir une dictature !
P. S. - Hafez …