Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE FAUX PÉRIL ISLAMISTE

Ses admirateurs voient en lui un ange à moustaches. Ses détracteurs un loup déguisé en agneau. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que Recep Tayyip Erdogan s'est imposé comme la figure dominante d'une vie politique turque en pleine ébullition.
Cet homme de quarante-neuf ans a été nommé premier ministre de Turquie en mars 2003, plus de quatre mois après que son parti - dit de la Justice et du Développement (Adalet va Kalkinma Partisi) - eut raflé les deux tiers des 550 sièges de la Grande Assemblée nationale, le Parlement turc.
Erdogan ne ressemble en rien à ses prédécesseurs. C'est, en effet, la première fois, depuis plus de quinze ans, qu'un gouvernement repose sur un seul parti et non sur une coalition peu maniable et souvent hétéroclite. Autre originalité : il est le premier chef de gouvernement turc, depuis plus d'un siècle, qui ne parle aucune langue étrangère ! Fils d'un garde-côte d'une petite station balnéaire de la mer Noire, il est également le premier représentant des classes populaires à accéder à une fonction aussi élevée. Dernière caractéristique inédite : il a reçu une éducation coranique en bonne et due forme.
Aujourd'hui, Erdogan espère devenir le premier dans bien d'autres domaines. Il veut être le premier dirigeant turc à ressouder une identité nationale morcelée et à réconcilier la tradition islamique avec l'héritage laïque de l'État kémaliste. Il souhaite, surtout, être le premier à accomplir la grande ambition de la Turquie moderne : devenir membre à part entière de l'Union européenne.
Erdogan avait treize ans lorsque son père décida de s'établir à Istanbul dans l'espoir de donner à ses cinq enfants une meilleure éducation. Adolescent, il vendait de la limonade et des gâteaux dans les rues des quartiers déshérités pour arrondir les fins de mois de la famille. Il fut ensuite joueur de football professionnel pour financer ses études d'économie. Son diplôme en poche, il commença à travailler à la régie des transports publics d'Istanbul, un emploi qu'il abandonna après le coup d'État militaire de 1980. Membre du parti de la Prospérité (Refah-islamiste) depuis ses années d'université, il intégra alors l'appareil de cette formation et se consacra à sa réorganisation. C'est sous les couleurs du Refah, dirigé par Necmettin Erbakan, qu'Erdogan fut élu maire d'Istanbul en 1994. Il était le premier islamiste à prendre les rênes de la ville la plus peuplée de Turquie.
On ne tarda pas à parler d'Erdogan comme de l'étoile montante de la politique turque. Même ses ennemis devaient admettre qu'il était un bon maire et que, sous son autorité, Istanbul était devenue une ville plus propre, plus verte et plus sûre. Les pauvres lui étaient reconnaissants d'avoir mis sur pied un ambitieux programme de logement social. Quant aux plus traditionalistes, ils lui savaient gré d'avoir interdit la vente de boissons alcoolisées dans certains cafés. Les Stambouliotes louaient unanimement son intégrité personnelle et saluaient ses succès en matière de lutte anti-corruption.
L'interdiction du parti de la Prospérité en 1998 porta un coup d'arrêt à la carrière politique d'Erdogan. Pis encore : accusé d'incitation à la haine religieuse pour avoir récité en public un poème d'un célèbre auteur du XXe siècle (1), il fut condamné à une peine de dix mois de prison (il n'en effectua que quatre) et à cinq ans d'inéligibilité. En 2002, le Parlement dut amender la Constitution afin de lui permettre de se présenter à une élection législative partielle et de devenir premier ministre (2).
Cette traversée du désert l'obligea à revoir entièrement la stratégie du mouvement islamiste. Pendant un temps, il apporta son soutien au parti de la Vertu (Fezilet Partisi) qui s'était édifié sur les ruines du Refah. Très vite, pourtant, Erdogan et ses amis politiques - notamment Abdullah Gül, actuel ministre des Affaires étrangères - s'aperçurent qu'ils n'avaient pas leur place dans une formation qui refusait de tirer la leçon des erreurs du passé. La conclusion s'imposait : aucun parti ouvertement islamiste ne pourrait remporter la majorité des suffrages dans une élection en Turquie. En fait, Erdogan a compris un trait fondamental du caractère national turc : alors que la plupart des Turcs restent très attachés à leur héritage islamique, bien peu souhaitent le voir occuper une position dominante dans l'espace public.
En 2000, Erdogan et ses proches abandonnèrent tout espoir de réformer le parti de la Vertu. Logiquement, l'étape suivante devait les conduire à créer une nouvelle organisation. C'est ainsi qu'a vu le jour le parti de la Justice et de la Prospérité (AKP), né du regroupement de dix-sept associations, de divers lobbies et d'un certain nombre de personnalités indépendantes.
Aux élections législatives de novembre 2002, l'AKP recueillit 34 % des voix mais, grâce aux particularités du système électoral, il obtint plus de 60 % des sièges. À l'unique exception du vieux Parti social-démocrate, aucun des autres concurrents ne réussit à atteindre les 10 % nécessaires pour entrer au Parlement. Tous les partis, de gauche ou de droite, qui, jusqu'à présent, avaient gouverné la Turquie se sont trouvés subitement écartés de l'échiquier politique.
L'AKP fête ces jours-ci le premier anniversaire de cette victoire historique. A-t-il répondu aux attentes de ses partisans et apaisé les craintes de ses opposants ? Peut-être est-il encore un peu tôt pour le dire...

Amir Taheri - Lorsque votre parti remporta les élections de novembre 2002, de nombreux observateurs ont craint que l'AKP ne fasse pression sur le gouvernement pour saper les fondements de la démocratie laïque turque. Ce ne fut pas le cas. Faut-il en conclure que l'AKP n'est plus un parti islamiste ?
Recep Tayyip Erdogan - L'AKP n'a jamais été un parti islamiste. Nous rejetons catégoriquement cette étiquette. Un parti politique - et c'est ce qu'une partie des médias refuse de comprendre - ne peut pas être " islamiste ". Pour une raison simple : l'islam est une religion, pas une idéologie.
A. T. - S'il n'est pas islamiste, comment qualifier l'AKP ?
R. T. E. - C'est un parti conservateur moderne, comme on en rencontre dans d'autres démocraties européennes. Son objectif consiste à protéger et à préserver ce qui mérite d'être protégé et préservé dans notre société, notre culture et nos traditions mais tout en changeant et en réformant ce qui a besoin d'être changé et réformé en matière aussi bien économique que politique ou sociale. Nous voulons doter la Turquie d'une nouvelle vision, éradiquer la corruption qui gangrène notre vie publique depuis des décennies et moderniser notre économie. L'AKP n'est ni islamiste ni même islamique. Il se réclame d'un programme politique précis qui n'a rien à voir avec la religion.
A. T. - Vous-même, vous définiriez-vous comme un islamiste ?
R. T. E. - Non. Je suis musulman et fier de l'être. Mais il s'agit d'une affaire personnelle, entre soi et soi. Je ne demande pas aux électeurs de me juger en fonction de mes croyances religieuses mais sur la base du programme que je défends et de mes résultats à la tête du gouvernement.
A. T. - Peut-on dire que l'AKP est une version islamique des partis démocrates-chrétiens de type européen ?
R. T. E. - Nous sommes ce que nous sommes, pas une version de quelque chose d'autre. Les partis dont vous parlez mettent en avant le contenu chrétien de leurs options politiques. L'AKP, je le répète, n'a aucune prétention religieuse.
A. T. - La laïcité turque n'est donc pas menacée ?
R. T. E. - Pas du tout. Nous considérons la laïcité comme l'un des piliers de notre démocratie. La laïcité est le garant de la liberté religieuse et culturelle. C'est un garde-fou qui empêche l'État d'intervenir dans ces domaines. L'islam est une religion ; la laïcité est un mode de gestion.
A. T. - Prenons un cas concret. Pourquoi votre gouvernement n'a-t-il pas levé l'interdiction du port du voile pour les femmes dans les lieux publics, en particulier les universités ?
R. T. E. - Parce que cette question ne figurait pas dans notre programme. Mais pour tout ce qui touche aux convictions religieuses des citoyens, le principe qui doit nous guider est celui de la neutralité de l'État. Mes filles, par exemple, qui portent le voile, ne peuvent pas aller à l'école dans leur pays et doivent poursuivre leurs études aux États-Unis. Je pense …