RUSSIE : LE VERROUILLAGE

n° 101 - Automne 2003

Aurions-nous une diplomatie à courte vue ? Alors que l'Occident s'est associé sans la moindre réserve au " sacre " international de Vladimir Poutine lors du fastueux tricentenaire de Saint-Pétersbourg, contribuant à lui prêter la formidable stature de continuateur de l'œuvre de Pierre le Grand, la question est loin d'être seulement rhétorique. Car la célébration unanime d'un " monde russe stabilisé " et carrément placé par le président Jacques Chirac " au premier rang des démocraties occidentales " (1) coïncide - tout le prouve - avec un tour de vis interne à la Russie d'une ampleur spectaculaire.
L'annonce fracassante, à six mois des législatives, de la fermeture de la seule chaîne de télévision d'opposition privée de dimension nationale, TVS, a mis en évidence, quelques jours à peine après la grand-messe diplomatique saint-pétersbourgeoise, le contraste de plus en plus choquant entre le pro-occidentalisme affiché de la politique étrangère russe et l'effondrement des libertés à l'intérieur du pays.
Dans la foulée de ce scandale, une grande offensive politico-judiciaire a été lancée, début juillet, contre Mikhaïl Khodorkovski, dirigeant du principal groupe pétrolier et financier de Russie. Voilà qui confirmait les inquiétudes de ceux qui dénoncent l'entreprise de destruction de toute forme de contre-pouvoir conduite par le Kremlin depuis l'arrivée de Poutine. La communauté des affaires s'est remise à s'interroger sur l'opportunité d'investir dans ce pays capable de mettre en péril, du jour au lendemain, l'activité de son empire industriel le plus puissant dans le seul but de punir son patron d'avoir financé des partis d'opposition d'orientation libérale.
La mouvance démocrate russe se trouve également sous le choc des meurtres aussi mystérieux que spectaculaires de deux députés démocrates de premier plan, Sergueï Iouchenkov et Iouri Chekotchikhine. Leur disparition subite, cet été, a fait crouler les fragiles espoirs que nourrissait l'intelligentsia moscovite. Celle-ci s'apprêtait à présenter, lors de la présidentielle de 2004, un candidat alternatif à Vladimir Poutine, pour protester contre le verrouillage politique en cours. Mais depuis la mort particulièrement atroce de Iouri Chekotchikhine, apparemment empoisonné selon des méthodes rappelant celles du KGB soviétique, les démocrates ne cachent plus leur effroi et sombrent dans l'apathie (2). " La peur est redevenue le principal élément de la politique russe ", note la journaliste Anna Politkovskaia, très pessimiste (3).
Et puis, il y a la Tchétchénie, cette prison à ciel ouvert où, depuis quatre longues années, les civils sont livrés à l'arbitraire d'une armée russe en voie de décomposition. Comment ne pas voir que la militarisation des esprits et le nationalisme que génère cette guerre gagnent du terrain en Russie ? Comment s'enthousiasmer pour les palais somptueusement rénovés de Saint-Pétersbourg et croire à la " politique européenne " de Moscou lorsque l'on superpose sur ces images scintillantes celles des ruines de Grozny ?
Signe des temps, un débat très critique sur l'évolution de la Russie s'est amorcé cet automne aux États-Unis alors que, jusque-là, ce sujet avait été largement occulté par les conséquences du 11 septembre, par la lutte contre le terrorisme et par l'intervention en …