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TURQUIE : LE TEMPS DES GRANDES AMBITIONS

La première vertu des crises internationales est sans doute de servir de révélateur. De ce point de vue, la crise irakienne n'a pas dérogé à la règle, notamment en ce qui concerne la Turquie. Le refus, le 1er mars 2003, par la Grande assemblée nationale de voter l'autorisation du stationnement et du transit de quelque 62 000 soldats américains, ainsi que le non-alignement du gouvernement et de l'état-major turcs sur les thèses de Washington, ont eu l'effet d'un coup de tonnerre dans le ciel serein des relations turco-américaines.
Au-delà de l'aspect spectaculaire de cette décision, il n'est pas inutile d'en décrypter la signification réelle. Amorce d'un tournant diplomatique ou fronde passagère ? Rien n'est encore certain.
Le coup de tonnerre du 1er mars
Une nouvelle majorité atypique
Sous l'angle des rapports de force parlementaires, la Turquie se trouve dans une situation doublement inédite : d'une part, les élections générales du 3 novembre 2002 ont permis à un seul parti - le Parti de la justice et du développement (AKP) - de se doter d'une confortable majorité en remportant 363 des 550 sièges de la Grande assemblée nationale (1) ; d'autre part, ce parti est précisément celui qui a le moins de liens avec le noyau kémaliste de l'appareil d'État.
Créé sur les cendres d'une formation islamiste interdite, l'AKP est-il un parti islamiste, islamiste modéré, musulman conservateur, islamo-démocrate, islamique ou rien de tout cela (2) ? Nombre d'approximations et de contresens circulent sur son compte. Ce qu'on peut dire, en tout cas, c'est que ses aspirations sont démocratiques sur le plan politique, conservatrices sur les plans social et culturel, et libérales sur le plan économique. L'AKP est l'expression politique d'une nouvelle classe moyenne industrieuse - les " Tigres anatoliens " - dont les intérêts économiques s'opposent à ceux de la bourgeoisie turque classique. Ce parti s'est constitué une base électorale solide au sein des catégories de salariés qui aspirent à gravir l'échelle sociale et à s'intégrer dans les rangs des classes moyennes. Il a également rallié à lui une bonne partie des couches sociales les plus défavorisées comme celles issues des gecekondu (3). La figure du leader charismatique de l'AKP, Recep Tayyip Erdogan, est à ce titre hautement symbolique : issu d'une famille modeste et qualifié d'" enfant du peuple " par les propagandistes du parti, il incarne cette volonté d'intégration et de revanche sociale.
En termes de sensibilité et d'aspirations, les élites de l'AKP se sentent moins proches de la démocratie chrétienne ouest-européenne que du conservatisme religieux tel qu'il est pratiqué aux États-Unis. À l'instar de la plupart des Étatsuniens, l'AKP conçoit, en effet, la religion non comme la manifestation concrète d'un dogme, mais comme un corps de valeurs sociales guidant le comportement quotidien. Son projet représente une tentative de modernisation conservatrice des traditions de l'islam turc, intégrée au processus de sécularisation. Les propos du premier ministre, Abdullah Gül, déclarant dix jours après le 3 novembre que les électeurs de l'AKP étaient " les WASP de la Turquie ", sont …