Il y a exactement quatorze ans, en janvier 1990, les téléspectateurs du monde entier découvraient avec stupéfaction l'ultime forfait du régime tout juste défunt de Nicolae Ceausescu : des enfants faméliques reclus dans des orphelinats sordides. Ces images bouleversantes deviendront le cauchemar récurrent de la Roumanie. Car ce drame moral et humanitaire qui, dans un premier temps, mobilisera surtout les ONG prendra une dimension politique au milieu des années 1990, quand la Roumanie entamera ses premières démarches en vue d'adhérer à l'Union européenne. L'amélioration " structurelle " des orphelinats deviendra, en effet, l'une des conditions posées par les Quinze pour l'ouverture de négociations.
La protection de l'enfance entre dans les critères politiques d'intégration à l'UE assignés à tous les candidats lors du Conseil européen de Copenhague de juin 1993. Mais c'est en Roumanie que cette question s'est posée avec le plus d'urgence, d'acuité et de constance. Aujourd'hui, ce pays qui porte depuis quatorze ans les stigmates de cette encombrante " singularité ", semble enfin sur le point de s'en " libérer ".
Dans l'espoir de clore ses négociations avec Bruxelles avant octobre 2004 pour signer le traité d'adhésion en 2005 et intégrer l'UE le 1er janvier 2007, Bucarest a engagé une course contre la montre. A ce jour, seulement 22 des 31 chapitres de l'acquis communautaire ont été provisoirement clos. La crainte de voir son entrée dans l'UE différée est l'une des raisons pour lesquelles le gouvernement a, depuis environ trois ans, accéléré le rythme des réformes. Et même si, comme l'a souligné Bruxelles, beaucoup reste à faire, la Roumanie peut aujourd'hui afficher des résultats encourageants.
La question de la protection de l'enfance illustre le parcours laborieux, semé d'embûches et de tergiversations, suivi par ce pays depuis la chute du communisme. En 2002, après une série de rapports très critiques, la Commission européenne constatait enfin d'" importantes avancées " dues à la " réduction du nombre d'enfants placés dans des institutions " et à l'" amélioration de leurs conditions de vie ". Un an plus tard, elle reconnaissait que ces progrès avaient été consolidés et adressait un deuxième satisfecit au gouvernement d'Adrian Nastase.
La Roumanie revient de loin. En 1990, la situation est alarmante. La politique nataliste ultracoercitive conduite par Nicolae Ceausescu (interdiction de l'avortement et de la contraception, encouragement de l'Etat à placer les enfants dans des orphelinats), ainsi que la dégradation des conditions de vie et la déliquescence du système de santé ont peu à peu transformé les orphelinats en " mouroirs " où s'entassent quelque 150 000 mineurs.
Il faudra néanmoins attendre 1997 pour que, sous la pression de l'UE, une réforme soit engagée afin d'en finir avec le système concentrationnaire hérité de l'ancien régime. A cette époque, la protection de l'enfance s'égare dans un dédale administratif synonyme de paralysie. Le ministère de l'Education a en charge les " écoles spéciales " qui accueillent les retardés légers et moyens. Les " centres de dystrophiques " et les " centres de neuro-psychiatrie infantile " dépendent du ministère de la Santé. Les " camin spital " ("hospices- hopitaux") relèvent du secrétariat d'Etat aux Handicapés. Enfin, le ministère du Travail et de la Protection sociale chapeaute les éducateurs spécialisés et les centres pour femmes en difficulté.
L'idée est de transférer la gestion de ces établissements aux collectivités locales pour une action plus efficace, mais aussi de prévenir l'abandon en assistant les parents en difficulté et, le cas échéant, en plaçant les enfants dans des familles d'accueil. Des " Directions départementales de la protection de l'enfant " sont créées à cet effet. Mais la réforme bute très vite sur deux obstacles : des difficultés budgétaires et le manque de volonté politique. Résultat : si le nombre d'enfants placés dans les " leagan " (orphelinats pour enfants de 0 à 3 ans) et les " casa de copii " (pour enfants normaux de 3 à 6 ans) diminue considérablement, le " noyau dur " du système, c'est-à-dire toute une gamme d'établissements accueillant des enfants et des adolescents handicapés, reste, lui, intact.
En 2001, la réforme est réactivée par le gouvernement de gauche arrivé au pouvoir l'année précédente. L'Union européenne jouera un rôle clé en la matière. Au titre de son programme Phare, elle apporte une aide financière pluri-annuelle sous la forme de prêts non remboursables. Des experts européens assistent Bucarest dans l'harmonisation de ses politiques de protection de l'enfance et de protection sociale. D'autres partenaires soutiendront cette action : la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), l'Unicef et diverses ONG. Des programmes bilatéraux sont également mis en place avec la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la France.
Les résultats de ces efforts conduits depuis six ans sont spectaculaires. Selon la Commission européenne, le nombre d'enfants placés dans les orphelinats est passé d'environ 100 000 en janvier 1997 à 37 000 fin 2003. Plus de la moitié des 86 000 enfants pris en charge par l'Etat vivent aujourd'hui dans leur famille élargie ou dans une famille d'accueil. Les services alternatifs de protection de l'enfance se sont multipliés. Une nouvelle profession a été créée, celle d'"assistante maternelle".
Il reste que ce succès demeure fragile. L'amélioration du sort des enfants abandonnés reste suspendue au décollage économique de la Roumanie. Certes, les indicateurs sont au vert : en 2003, pour la troisième année consécutive, le pays a affiché un taux de croissance de plus de 5 %. Mais presque un tiers de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté. De même, les mentalités n'évoluent que lentement : la pratique de l'abandon n'a pas disparu.
Bucarest s'est attelé à un autre chantier tout aussi ardu : la lutte contre la traite des mineurs isolés, contraints à la mendicité, à la délinquance ou à la prostitution dans les pays d'Europe occidentale.
Serban Mihailescu, 59 ans, député et vice-président du Parti social-démocrate au pouvoir, qui fut secrétaire général du gouvernement (rang équivalant à celui de ministre) de novembre 2000 à octobre 2003, supervise depuis décembre 2000 la mise en œuvre de la " stratégie pour la protection de l'enfance en difficulté ". Cette stratégie prévoit un certain nombre de réformes. Leur but : permettre à la Roumanie de respecter les normes internationales.
Pour Politique Internationale, M. Mihailescu fait le point sur l'action menée dans ce domaine au cours des trois dernières années.
Arielle Thédrel - En 2001, le gouvernement roumain s'est engagé dans une nouvelle stratégie pour la protection de l'enfance. Quelles en sont les grandes lignes ?
Serban Mihailescu - C'est une stratégie inspirée par la Convention des Nations unies sur les droits de l'enfant, que la Roumanie a ratifiée en 1990. Après une réforme partielle en 1997, l'année 2001 a marqué un véritable tournant pour la protection de l'enfance. Il faut savoir que près d'un tiers du rapport de la Commission européenne de septembre 2000 était consacré à ce problème ! Les conclusions de la Commission étaient catastrophiques. Ce sujet s'est donc naturellement imposé, dès notre arrivée au pouvoir en juin 2000, comme une de nos priorités. Les chiffres le prouvent : dès 2001, nous lui avons consacré 73 millions d'euros et, en 2003, nous avons porté notre effort à plus de 300 millions d'euros. Notre stratégie vise essentiellement à fermer les orphelinats " à l'ancienne " et à mettre en place, simultanément, d'autres solutions pour les enfants - par exemple, le placement en famille d'accueil ou dans des maisons de type familial. Mais nous souhaitons également éviter, autant que faire se peut, le placement des enfants dans des institutions spécialisées ; et cela, en proposant des services alternatifs aux parents en difficulté : garderies, foyers d'accueil pour les jeunes mamans, centres de jour pour les enfants handicapés, etc. Pour que ce système d'aide soit efficace, il fallait, vous vous en doutez, élaborer un cadre juridique approprié. C'est pourquoi nous avons complété et harmonisé les réglementations roumaines.
A. T. - Quel est, aujourd'hui, le bilan de votre action ?
S. M. - Le nombre d'enfants placés en institution est passé de 57 181 en janvier 2001 à 37 888 en septembre 2003. Durant la même période, 150 orphelinats ont été fermés ; 207 maisons et 282 appartements ont été ouverts ; le nombre de services alternatifs est passé de 131 à 500 ; il y a 10 311 assistantes maternelles en activité, contre 3 228 en 2001 ; 45 900 enfants ont trouvé des familles de substitution alors qu'il y a trois ans ce chiffre n'était que de 30 572.
A. T. - A quel type de difficultés êtes-vous encore confrontés ?
S. M. - Jusqu'à présent, nous nous sommes surtout occupés des enfants en difficulté. Or je suis convaincu qu'une nouvelle approche, plus axée sur la prévention, est nécessaire. Il faut nous concentrer sur les droits de l'enfant dans leur ensemble. J'entends par là aussi bien le droit à l'éducation que le droit à la santé ou encore le droit de l'enfant à être entendu et consulté. Cette évolution passe par un changement de mentalité, par des actions éducatives visant à responsabiliser les parents. La société roumaine a longtemps été imprégnée de l'idée que l'Etat était responsable de tout, de la définition des stratégies macro-économiques à la résolution des problèmes familiaux. C'est toujours vrai aujourd'hui.
A. T. - Depuis le lancement de la réforme, il y a six ans, …
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