Françoise Pons - Monsieur le commissaire, depuis le 1er mai, l'Europe compte vingt-cinq membres. Vous réjouissez-vous de cet événement ?
Pascal Lamy - Je m'en réjouis depuis toujours. C'est une revanche sur Yalta. Comment ne pas être " pour " si l'on a un tant soit peu le sens de l'Histoire ? Nous avons franchi là un pas fondamental.
F. P. - Pourtant, d'un côté comme de l'autre, l'enthousiasme n'est pas au rendez-vous. Comment expliquez-vous cette relative indifférence des opinions publiques ?
P. L. - L'élargissement est un processus qui a été fort bien géré sur les plans administratif et juridique, mais qui n'a pas donné lieu au grand débat d'opinion qu'on était en droit d'attendre. Au moment de la Convention chargée d'élaborer la Constitution européenne, on s'est focalisé sur la mécanique institutionnelle. Les problèmes de " tuyauterie " ont été privilégiés au détriment des questions de fond. Je crois que c'est l'une des raisons du désenchantement actuel. Mais tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. Dans certains États membres de l'Union, on en a parlé : c'est le cas de l'Allemagne, où la discussion a surtout porté sur le problème de la libre circulation des travailleurs et sur l'activation des clauses de sauvegarde négociées dans le cadre de l'élargissement. Il y a trois ans, et pendant dix-huit mois, la majorité et l'opposition se sont affrontées sur ces thèmes par médias interposés. Ce n'est sans doute pas un hasard. L'Allemagne est, en effet, voisine de la Pologne - le plus peuplé des nouveaux membres - et accueille une population turque très importante. Or la Turquie est, comme vous le savez, candidate à l'ouverture de négociations d'adhésion. En France, en Espagne et en Italie, en revanche, le débat est resté confidentiel.
F. P. - L'élargissement ne vient-il pas trop tard ? En quinze ans, l'élan de 1989 a largement eu le temps de s'essouffler...
P. L. - Posez donc la question aux dirigeants des nouveaux pays membres ! Ils vous diront que les dix ans qui ont séparé la chute du mur de Berlin de l'élargissement ont été dix ans de marche forcée. Faire partie de l'Union européenne, ce n'est pas comme entrer dans l'Otan. Pour rejoindre l'Otan, il suffit de convoquer une conférence diplomatique, de réunir des ambassadeurs et des ministres, et le tour est joué. Entrer dans l'Union européenne, c'est autrement plus contraignant sur le plan des structures économiques et sociales, du système juridique et des institutions judiciaires. Il n'est pas possible de s'intégrer dans un espace économique et juridique aussi sophistiqué que celui de l'Europe des Quinze du jour au lendemain. Voyez l'unification allemande : elle a été très rapide, mais elle a été épouvantablement difficile à gérer, au point que l'Allemagne en supportera encore le poids pendant des années. Le plus préoccupant, c'est que l'essence du projet européen n'a pas été discutée avec les nouveaux États membres. La Convention a permis d'engager une réflexion sur les institutions, mais les raisons que nous avons …
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