Marjorie Bertouille - Monsieur le Ministre, l'Argentine a connu ces dernières années l'une des crises les plus graves de son histoire. Quels en sont les tenants et les aboutissants ?
Roberto Lavagna - Tout le monde s'accorde effectivement à reconnaître qu'il s'agit de la crise la plus profonde qu'ait connue l'Argentine depuis au moins un siècle et demi. On pourrait la qualifier de crise d'" appauvrissement " dans la mesure où elle s'est traduite par une chute vertigineuse du niveau de vie, une explosion du chômage, une destruction des capacités de production et une flambée de la dette. À l'échelle de l'individu, la pauvreté est toujours ressentie de la même manière quelle que soit son origine ; mais au niveau d'une société, l'" appauvrissement " a un effet infiniment plus déstabilisateur que la misère structurelle et permanente. Il est perçu comme un recul, la perte d'un acquis. C'est le phénomène qui s'est produit en Argentine à la fin des années 1990.
M. B. - Peut-on dire que l'Argentine est aujourd'hui sortie de l'ornière ?
R. L. - Nous avons commencé à en sortir. Mais nous en sortirons totalement le jour où les Argentins réaliseront que la croissance est durablement de retour et qu'elle s'accompagne d'effets sociaux bénéfiques.
M. B. - En quoi votre politique est-elle différente de celles de vos prédécesseurs lors des crises de 1982, 1989 et 1990 ?
R. L. - Cette fois-ci, l'État n'a pas pris en charge les dettes des secteurs les plus concentrés et puissants de la société, à commencer par les banques et les grandes entreprises endettées en dollars. Nous n'avons pas " socialisé " les pertes comme cela avait été le cas au cours des trois dernières crises de dévaluation. En 1982, par exemple, le gouvernement avait organisé un transfert considérable de recettes vers ces secteurs clés, de l'ordre de 8 à 10 % du PIB. Nous avons rompu avec ce type de politique qui laissait les bénéfices au secteur privé et les pertes à la collectivité.
M. B. - Quelle est votre recette ?
R. L. - Avant de prendre une mesure, quelle qu'elle soit, nous nous assurons qu'elle n'induit pas un coût social supérieur au bénéfice qu'on peut en attendre. Nous avons, ainsi, rejeté une série de suggestions du FMI : l'augmentation des tarifs des services publics, les bons obligatoires pour les dépôts bancaires des épargnants, les garanties de change pour les entreprises lourdement endettées en dollars, l'indexation des dettes de l'État ou l'indexation des bilans des sociétés. Cette prise de position a été déterminante. Elle nous a valu la confiance de la population ; et cela, alors que quelques mois auparavant les Argentins vouaient la classe politique aux gémonies. Vous pouvez toujours fixer un cap, tracer de grandes orientations ; mais, si votre démarche n'est pas comprise par l'ensemble de la société, elle est condamnée à l'échec. Les gens ont réalisé que nous naviguions au plus juste compte tenu de l'ampleur de la crise. C'est sans doute ce qui explique …
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