Les Grands de ce monde s'expriment dans

La seconde indépendance de l'Ukraine

Quinze ans après la chute du mur de Berlin, les Européens ont découvert, à la faveur de la récente crise politique à Kiev, un grand pays de leur continent jusqu'ici largement méconnu ou ignoré à dessein : l'Ukraine. Pays des confins par essence (1), ce " fantôme de l'Europe " (2) a, en effet, longtemps vécu dans l'ombre de ses suzerains successifs - Pologne, Autriche-Hongrie, Russie, URSS. Son accession à l'indépendance sur les ruines de l'Union soviétique, le 1er décembre 1991, n'avait pas véritablement permis de consolider une identité nationale incertaine.
L'élection présidentielle de novembre 2004 était considérée - à Kiev, mais aussi dans les capitales européennes - comme une étape décisive du développement de l'Ukraine, dont le résultat conditionnerait durablement l'évolution interne et l'orientation stratégique du pays. Dans les mois précédant le scrutin, une lecture binaire - voire manichéenne - de la situation s'est imposée. Et cela d'autant plus facilement qu'elle confortait un certain nombre d'idées reçues. Le choix allait donc se faire entre, d'une part, le premier ministre en exercice, Viktor Ianoukovitch - " dauphin " du président Leonid Koutchma, représentant d'un groupe politico-financier de l'est du pays (le " clan de Donetsk ") et dépeint comme le candidat de Moscou - et, d'autre part, le chef du mouvement d'opposition " Notre Ukraine ", Viktor Iouchtchenko - ancien dirigeant de la Banque centrale, premier ministre de la fin 1999 au printemps 2001, incarnation d'une alternance libérale et d'une vision de l'identité nationale avant tout fondée sur la langue ukrainienne et l'attachement à l'Europe.
La suite a fait la " une " des journaux du monde entier. À la proclamation de la victoire frauduleuse de Viktor Ianoukovitch a répondu une immense contestation populaire : manifestations monstres, blocage de la capitale et des administrations gouvernementales, meetings gigantesques de l'opposition, menaces de grève générale... Acculé, le pouvoir dut se résoudre à revenir sur sa prétendue victoire et à organiser, le 26 décembre, un nouveau second tour, qui vit Viktor Iouchtchenko l'emporter largement.
La mobilisation inédite observée en novembre et décembre 2004 dans les rues de Kiev, de Lviv et d'autres villes du centre et de l'ouest du pays a illustré avec éclat l'émergence d'une véritable société civile en Ukraine. Mais, s'il est indéniable qu'elle est porteuse d'espoirs démocratiques, la " révolution orange " n'en laisse pas moins en suspens un certain nombre de questions cruciales pour l'avenir.
Premier problème : le 8 décembre, les deux parties ont passé un compromis sans doute indispensable en termes d'équilibre politique, mais susceptible d'atténuer singulièrement les effets de l'alternance. Ce jour-là, le pouvoir a accepté d'instaurer une loi électorale plus transparente, dont l'application ouvrait la voie au triomphe final de Viktor Iouchtchenko. Mais, en contrepartie, il a fait ratifier par la Rada suprême (le Parlement) une réforme des institutions qui limitera les prérogatives du nouveau président au profit du premier ministre et du Parlement. De fait, le pays va entrer dans une phase de transition, par définition instable, avant la prochaine échéance cruciale que seront …