Richard Heuzé - Les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'ouvriront le 3 octobre prochain. En France et en Allemagne, les opinions publiques y sont en majorité hostiles, pour le moment du moins. Estimez-vous que la Turquie n'est pas un pays européen, son territoire se trouvant à 90 % en Asie mineure ? Ou, au contraire, partagez-vous l'opinion de ceux, comme Jacques Chirac, qui craignent de rejeter la Turquie dans les limbes du fondamentalisme islamique en lui fermant la porte de l'Europe ?
Luca Cordero di Montezemolo - Je suis de l'avis de Jacques Chirac. Si nous envisageons cette adhésion en termes strictement culturels et géographiques, il est difficile de soutenir que la Turquie fait partie de l'Europe. En revanche, si nous parlons d'une Europe élargie - ce qui est déjà le cas dans les faits - et si nous pensons qu'il vaut mieux intégrer un pays que le tenir à l'écart, l'ouverture de négociations me paraît une bonne chose, d'autant qu'elles dureront au moins dix ans. L'Europe aura tout le temps d'évaluer les progrès d'Ankara vers la démocratie ! Cette adhésion, par surcroît, ne sera pas " passive " : elle obligera la Turquie à une série de réformes qui lui permettront de se rapprocher de l'Europe sur les plans politique, économique, social et culturel. Selon moi, opter pour l'isolement aurait été une erreur.
R. H. - Mais ne craignez-vous pas, comme certains, que l'adhésion d'un pays comprenant 80 et bientôt 100 millions de musulmans n'entraîne pour l'Europe une perte d'identité culturelle ?
L. D. M. - Cela aurait pu être le cas si l'Europe était restée centrée sur le noyau dur de ses pays fondateurs. Dès lors qu'elle compte vingt-cinq pays membres, et bientôt vingt-sept, l'objection ne tient plus. Prenez la Grèce. Elle représente le sud de l'Europe ; mais, d'un point de vue strictement géographique, en fait-elle vraiment partie ? L'Union élargie que nous connaissons aujourd'hui est déjà culturellement très éloignée de l'idée que l'on pouvait se faire de l'Europe " traditionnelle ". L'entrée de la Turquie n'y changera rien.
R. H. - Une Europe aussi démesurée ne risque-t-elle pas de devenir une simple zone de libre échange, au grand dam des pays qui veulent s'intégrer plus rapidement ?
L. D. M. - Tout processus de transformation passe par des phases difficiles. Je partage pleinement la mise en garde qu'a lancée Nicolas Sarkozy lorsqu'il était ministre de l'Économie. Il dénonçait les risques de délocalisation à l'intérieur de l'Europe, ce qu'il appelait le " dumping " interne de la part des pays qui viennent d'adhérer à l'Union. En octroyant aux entreprises qui s'implantent chez eux des conditions extraordinairement plus favorables que dans nos économies occidentales assujetties à des réglementations économiques et fiscales et à des contraintes sociales autrement plus sévères, ces pays exercent une concurrence sauvage. En outre, ils reçoivent plus du budget communautaire qu'ils n'y contribuent, ce qui représente un coût supplémentaire. Ces déséquilibres posent un réel problème. Mais ce n'est pas une surprise : …
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