Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le réveil ukrainien

Galia Ackerman - Monsieur le président, la révolution orange a impressionné le monde entier. Par quel miracle le peuple ukrainien s'est-il révélé capable de sortir dans la rue, d'y camper pendant des semaines et, au final, de réaliser ce que personne, ni en Occident ni en Russie, n'attendait de lui ?
Viktor Iouchtchenko - J'ignore s'il s'agit d'un miracle, mais une chose est sûre : ce qui s'est produit est tout à fait extraordinaire. Pour moi, la portée de la révolution orange dépasse largement le simple rejet du régime du président Koutchma. C'est peut-être la réalisation d'un rêve presque millénaire, un rêve imprimé jusque dans nos gènes. Huit cents ans durant, nous avons aspiré à avoir un État qui serait le nôtre. Un État dont la langue ukrainienne deviendrait la langue officielle. Un État où nous pourrions vivre en toute indépendance et en toute liberté. Pendant tous ces siècles, nous n'avions joui de l'indépendance que lors de très brefs interludes. Tout le reste du temps, nous nous sommes trouvés sous la domination de tel ou tel envahisseur. Et à l'hiver 2004, notre rêve est devenu réalité ! Qu'est-ce qui a généré cette mobilisation générale ? Je crois que le peuple en a tout simplement eu assez de voir que l'on se moquait de lui, que la légalité était bafouée, que l'injustice régnait, que l'économie grise parasitait le pays, que le régime avait illégitimement concentré dans ses mains tout le pouvoir et la plus grande partie des richesses nationales. La majorité des Ukrainiens a été scandalisée par le sort réservé à la presse indépendante et, spécialement, par le destin tragique de certains journalistes, comme Gueorgui Gongadze (2). De plus, le régime a laissé les paysans dans le dénuement (3) ; or chaque Ukrainien est paysan dans l'âme. L'attachement profond que nous vouons à la terre est l'une de nos valeurs fondamentales. Bref, le mécontentement avait atteint une masse critique ; il suffisait d'une étincelle pour que tout le pays s'embrase. Et l'étincelle survint, gigantesque : comme chacun sait, lors du second tour de l'élection présidentielle, le pouvoir a falsifié trois à quatre millions de votes ! Les citoyens n'ont pas supporté une fraude d'une telle ampleur. Tout le monde s'attendait à la falsification de un à deux millions de bulletins - ce qui m'aurait néanmoins permis de l'emporter. Mais trois à quatre millions ! Le culot du régime dépassait toute limite imaginable. Le retour de balancier fut terrible : le peuple, qui était à genoux, s'est relevé d'un seul coup.
G. A. - Une telle mobilisation populaire était donc inéluctable ?
V. I. - Attention : ne pensez surtout pas qu'il était évident, pour chacun, de se révolter et de faire valoir ses droits ! Je considère, personnellement, que beaucoup de gens se sont mon- trés tout simplement héroïques. Ils ont fait la seule chose qui était en leur pouvoir : ils sont sortis dans la rue, par un froid terrible, et ils ont manifesté pacifiquement - sur la place centrale …