CHINE : DES ARMES POUR QUOI FAIRE ?

n° 110 - Hiver 2006

Devenir une grande puissance économique ne lui suffisait pas. Voilà que la Chine se transforme en grande puissance militaire. Dotée d'un budget officiel dont la progression est supérieure à celle de l'économie depuis plus de quinze ans, l'Armée populaire de libération (APL) est engagée dans un effort sans précédent de modernisation et de rattrapage qui est en train de bouleverser la donne stratégique en Asie-Pacifique. Peut-on parler, pour autant, de péril militaire chinois ? Faut-il avoir peur de l'APL ? Le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld a-t-il raison de s'interroger sur les objectifs de Pékin (1) ?
La réponse à cette dernière question est évidemment " oui ". Tout gouvernement responsable, qu'il soit ou non partie prenante à la sécurité de l'Asie orientale, se doit à la fois d'évaluer la situation, de rechercher les motifs réels des décisions prises à Pékin et d'en tirer les conséquences. La première explication qui vient à l'esprit est naturellement Taiwan : l'APL accentue sa pression sur l'île afin de l'empêcher de déclarer son indépendance. Une politique d'intimidation que la Chine populaire assume pleinement, quelles que soient les remontrances qui lui sont adressées. Mais si l'on fait abstraction de Taiwan, que la plupart des États ont reconnu comme faisant partie de la Chine - sinon toujours de la République populaire -, le renforcement de l'APL constitue-t-il une menace pour les pays voisins ?
Nombre d'observateurs estiment, à juste titre, que le boom économique de la Chine provoque des effets autrement plus graves : des atteintes souvent irrémédiables à l'environnement ; de profonds déséquilibres dans le commerce mondial ; de fortes tensions sur les cours et les réserves de matières premières, au premier rang desquelles le pétrole ; et, last but not least, un risque d'explosion sociale face aux difficultés croissantes du gouvernement à gérer les inégalités et les conflits. Bref, plus qu'une menace militaire, la Chine fait planer sur le monde deux périls contradictoires : 1°) par son dynamisme économique, elle contribue à aggraver à la fois les vulnérabilités des pays les plus faibles et les problèmes sociaux des nations les plus développées ; 2°) si le niveau de pollution et de mécontentement populaire qu'elle sécrète en vient à brider son propre développement, elle risque de redevenir le " malade de l'Asie " ainsi qu'une source d'instabilité intérieure et de migrations internationales.
En attendant, la Chine continue de se moderniser à vive allure - et même plus rapidement qu'on l'a longtemps pensé (2) - et d'engloutir dans sa défense d'énormes ressources financières, scientifiques et technologiques. Certes, il n'est pas illogique qu'un pays de cette taille se dote d'une armée moderne et forte, à la mesure de sa nouvelle puissance économique et diplomatique. Trois remarques cependant : 1) cet effort reste largement opaque, suscitant des inquiétudes et alimentant la course aux armements dans la région ; 2) en ciblant Taiwan, l'APL étend de fait sa menace militaire aux États-Unis, et de plus en plus au Japon, ce qui contraint ces deux pays à ajuster leur posture stratégique ; 3) par-delà le cas taiwanais, les objectifs de cette montée en puissance demeurent inquiétants : la Chine cherche-t-elle à asseoir sa suprématie en Extrême-Orient ? Veut-elle se protéger contre un éventuel risque de subversion démocratique en provenance de l'étranger, en particulier de l'Occident ? Comme l'Union soviétique hier, le régime chinois n'est-il pas prisonnier du duel idéologique qui l'oppose aux démocraties ? Et, dans de telles circonstances, l'émergence de la Chine peut-elle demeurer à coup sûr " pacifique " ?

Un effort militaire tous azimuts
Un arsenal impressionnant

Toutes les analyses sérieuses confirment l'accélération de la modernisation de l'APL depuis la seconde moitié des années 1990 et plus encore au cours des trois dernières années. Fruit d'un savant compromis entre les diverses tendances de l'administration américaine, le rapport du Pentagone publié en juillet 2005 en livre une vision détaillée (3).
Depuis la crise des missiles en 1995-1996, l'objectif de Pékin est clair : gagner tout conflit armé dans le détroit de Taiwan en se préparant à mener des " guerres locales dans des conditions de guerre informationnelle ". Très concrètement, il s'agit de se donner les moyens 1) de neutraliser les forces armées taiwanaises et les centres politiques et économiques vitaux de l'île avant que les États-Unis ne puissent réagir ; 2) d'atteindre les bases américaines au Japon et à Guam afin de ralentir toute intervention de Washington ; 3) de détruire ou d'endommager suffisamment de bâtiments de l'US Navy pour rendre le coût de toute intervention américaine politiquement prohibitif. Seuls protecteurs de fait de Taiwan et puissance militaire dominante en Asie-Pacifique, les États-Unis sont considérés par la Chine comme la principale menace à sa sécurité (4).
Pour remplir ces trois objectifs, l'APL s'est orientée dans six directions essentielles :
1°) Construction et déploiement de missiles braqués sur Taiwan (DF-11 et DF-15 d'une portée de respectivement 300 km et 600 km) : environ 700 en 2005, leur nombre s'accroît de 75 à 100 têtes par an. En outre, leur précision s'est notoirement améliorée. Aujourd'hui, la Chine peut espérer détruire un objectif militaire ou civil avec une bien plus grande certitude qu'il y a dix ans. D'armes de terreur, les missiles chinois sont devenus des armes de décapitation. Parallèlement, l'APL a mis au point des missiles balistiques à tête conventionnelle (les DF-21) capables d'atteindre Okinawa ou même Guam. Il n'est pas exclu que la Chine soit tentée, dans certaines circonstances, de transformer ces missiles en armes nucléaires tactiques (bombes à neutrons). Enfin, l'APL maîtrise également la technologie des missiles de croisière de longue portée (GLCM ou LACM). Ces armes permettent de neutraliser des objectifs américains sur terre ou sur mer et, donc, de compliquer toute intervention des États-Unis dans un conflit autour de Taiwan.
2°) Achat (ou fabrication sous licence) et intégration progressive d'une grande quantité d'armements lourds d'origine russe (pour 2 à 3 milliards de dollars par an). Cette coopération a déjà permis la mise en service de deux et bientôt quatre destroyers Sovremenny dotés de missiles supersoniques SS-N-22 ; de quatre et bientôt douze sous-marins Kilo équipés de missiles de croisière (SS-N-27B/Sizzler) ; de quelque deux cents avions de combat de la quatrième génération (environ 150 Su-27 et une cinquantaine de Su-30) ; d'avions de surveillance avancée (Airborne Early Warning Il-76) et, à terme, d'AWACS ainsi que de systèmes modernes de défense anti-aérienne. Cette nouvelle génération de missiles russes livrés à l'APL est particulièrement difficile à contrer, y compris par les marines les plus en pointe.
3°) Modernisation de …