Les politiciens russes ont toujours comparé la politique à un vaste échiquier offrant toutes sortes de possibilités et de combinaisons. Jusqu'à aujourd'hui, les maîtres du Kremlin qui s'activent dans les cuisines du pouvoir ne cessent d'échafauder " variantes " et " scénarios " de crise pour assurer leur survie aux affaires. Pour autant, aucun d'entre eux n'avait sans doute imaginé qu'un véritable maître des échecs se déciderait un jour à descendre dans l'arène politique russe. C'est pourtant ce qui s'est produit. Depuis deux ans, Gary Kasparov, champion du monde exceptionnel qui dominait la scène internationale des échecs depuis vingt ans, a engagé la plus imprévisible de toutes ses parties en s'attaquant au régime autoritaire du président Poutine - qu'il accuse d'avoir détruit toutes les institutions démocratiques qui avaient émergé à l'époque de Gorbatchev et d'Eltsine.
C'est en 2004 que le joueur a vraiment sauté le pas en créant avec quelques figures de l'intelligentsia démocratique de Russie le " Comité 2008 ", une sorte de club politique dont le but est de sensibiliser l'opinion au danger d'un maintien de Vladimir Poutine au pouvoir au-delà du délai légal de son deuxième mandat.
L'étape suivante a été la constitution, en juin 2005, d'un " Front civique unifié " dont Gary Kasparov a été élu président. Ce mouvement qui rassemble une vaste coalition de partis, de la gauche communiste à la droite libérale, veut réveiller la société civile et la convaincre qu'il lui appartient d'éviter un scénario de type centre-asiatique, en créant une véritable opposition face au Kremlin.
Tant que l'opposition se contentera de servir de faire-valoir au pouvoir, au lieu de forcer celui-ci à instaurer de nouvelles règles, rien ne pourra changer en Russie, prédit notre joueur. Un joueur qui entend contribuer à construire une alternative réelle au système Poutine...
Né en 1963 à Bakou d'un père juif et d'une mère arménienne cultivés, tous deux ingénieurs et scientifiques, Gary Kasparov n'était sans doute pas tout à fait préparé à ce périlleux exercice, où tous les coups bas sont permis. Depuis l'âge de cinq ans, date à laquelle il apprend à jouer en regardant ses parents, sa vie appartient au monde des échecs. Doté d'une mémoire phénoménale, d'une imagination fertile et d'une capacité de concentration hors du commun, Gary est très vite repéré dans une URSS prompte à détecter les futurs champions. De tournoi en tournoi, il s'impose rapidement comme un authentique génie, jusqu'à ce fameux match de 1984 qui l'oppose - à vingt et un ans - au tenant du titre expérimenté, Anatoli Karpov, pour la place de champion du monde.
À la stupéfaction générale, Kasparov est en passe de gagner quand le Comité du sport soviétique et la Fédération internationale des échecs décident, au risque du scandale, de protéger leur champion Karpov en interrompant le tournoi, qui est reporté à septembre 1985. Cette manœuvre nomenklaturiste pour écraser le jeune outsider, que Gary racontera dans un livre, ne l'empêchera pas d'arracher finalement la victoire.
Au cours des années 1990, Gary est trop occupé par ses responsabilités de champion du monde pour s'engager vraiment ailleurs. Les succès s'accumulent, en même temps que les projets. Kasparov publie, joue, forme la relève, profite pleinement de sa notoriété pour influencer durablement le monde des échecs, notamment en développant l'apprentissage de son art à travers la toile d'Internet. Il défiera en combat singulier Big Blue, l'ordinateur vedette d'IBM, qui finira par le battre.
Mais il démontre aussi un intérêt évident pour la chose politique, s'invitant furtivement dans les partis démocratiques. L'atmosphère trépidante du tout début des années 1990 fait le reste : épris de liberté, il ne peut qu'adhérer à l'immense espoir qui s'empare, à cette époque, de la société russe.
Ce n'est cependant qu'avec l'arrivée de Poutine aux affaires et la resoviétisation spectaculaire des pratiques politiques russes qui s'ensuit que la fibre politique et civique de Kasparov va prendre le dessus. Catastrophé par l'écrasement des libertés démocratiques et la mise en coupe réglée de toutes les formes de contre-pouvoir, l'enfant prodige des échecs, qui a atteint le sommet de sa gloire professionnelle, décide de changer de registre. Et de mettre son intelligence stratégique au service d'un autre projet : le sauvetage de l'idée démocratique en Russie.
Pour l'instant, bien sûr, son combat largement solitaire ressemble fort à la démarche de David face au Goliath du pouvoir poutinien. Mais, en homme d'expérience, Gary Kasparov ne se laisse pas trop impressionner par l'apparente faiblesse de sa position immédiate, persuadé que les pions qu'il avance dans le jeu finiront par déstabiliser le " roi Poutine ". Au rythme d'environ un voyage par mois, il laboure la province russe, multipliant les rencontres en tout genre, malgré les obstacles que la bureaucratie dresse partout pour le décourager. Et tout doucement, son Front essaime en province, où il dispose déjà de trente-deux filiales.
Beaucoup en ricanent, estimant que Kasparov ne représente que lui-même, et que ses efforts ne sont que des gouttes d'eau incapables de secouer l'apathie de la société. Mais ce personnage hors du commun - qu'inspire la révolution ukrainienne - est persuadé, à l'inverse, que les petits ruisseaux démocratiques conjugués au mécontentement social peuvent brutalement se transformer en marée montante...
Laure Mandeville - Dans Le Fou du roi, un livre que vous avez publié alors que vous n'aviez que 24 ans, vous écriviez : " Nous avons le devoir de changer les choses, non seulement pour les générations d'aujourd'hui mais pour ceux qui viendront après. " Et vous ajoutiez : " Nos actes doivent répondre à l'appel de l'humanité. " Peut-on en déduire que, dès cette époque, vous aviez prévu de mettre votre passion pour les échecs de côté et de vous lancer un jour en politique ?
Gary Kasparov - Du temps de l'URSS, je ne me suis pas seulement battu sur les échiquiers ; je me suis aussi battu contre les fonctionnaires soviétiques ! Quand je disputais d'interminables parties avec Karpov (1), je n'avais évidemment aucune ambition politique, mais je comprenais déjà que par mon action j'aidais les gens qui luttaient pour la démocratie à se sentir plus sûrs d'eux-mêmes. Depuis, j'essaie de m'en tenir à ce principe : je ne m'engage que là où je peux changer les choses.
L. M. - Vous seriez-vous engagé avec la même ardeur si le régime actuel vous avait donné entière satisfaction ?
G. K. - Probablement pas. La politique, c'est souvent une histoire d'affirmation de soi. Personnellement, je n'ai pas besoin de cela : je me suis déjà suffisamment affirmé !
L. M. - Votre expérience des échecs vous est-elle utile ?
G. K. - Ma connaissance des échecs m'aide à évaluer les situations et à prendre des décisions. C'est sans doute ce qui me permet de survivre face à des adversaires qui disposent d'un avantage matériel colossal.
L. M. - Que reprochez-vous à Vladimir Poutine ?
G. K. - Je l'accuse d'avoir liquidé les principaux acquis démocratiques de la période Eltsine. Certes, ce n'était pas l'idéal, mais ces acquis avaient au moins le mérite d'exister. À quelques nuances près, Poutine a rétabli le système soviétique. Le processus de décision se retrouve à nouveau à l'intérieur de ce qu'on appelle en Russie la " verticale du pouvoir " (2), sur laquelle les citoyens n'ont aucune prise.
L. M. - Vous avez participé à la création du Comité 2008 (3), dont l'objectif est d'empêcher un troisième mandat de Vladimir Poutine. Quelle est votre marge de manœuvre au sein de ce mouvement ?
G. K. - Notre but est d'établir un programme commun minimal qui réunisse sous une même bannière des activistes de droite comme de gauche afin de créer un front uni contre le régime Poutine.
L. M. - Avez-vous noué des contacts avec les partis d'opposition ?
G. K. - Le problème de ces partis, c'est qu'ils n'ont d'autre cadre de référence que le pouvoir actuel. Ils ont été créés par le haut, et ils se meuvent dans un espace qui ne s'étend pas au-delà du boulevard périphérique de Moscou ! Leurs dirigeants espèrent toujours qu'ils finiront par arracher une part du gâteau politique. Au bas de l'échelle, les Russes savent qu'on ne peut rien attendre de ce système et …
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